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Lutte contre les dérives politiques, cohésion sociale et dialogue interreligieux : rôle du premier cardinal d’Haiti (4ème et dernière partie)

Par Joseph Harold Pierre*

Soumis à AlterPresse

Le 12 janvier dernier, jour rappelant le séisme de 2010, j’ai exulté à l’annonce de la nouvelle de la création du premier cardinal haïtien. Cet événement m’avait rempli de joie pour plusieurs motifs. Tout d’abord, je suis chrétien catholique. De surcroît, un tel représentant de l’Eglise catholique en Haïti revêt un symbolisme institutionnel débordant le cadre national et susceptible d’envoyer des signaux positifs avec des retombées sur les différents aspects de la vie nationale. A côté de ce sens symbolique et intimement lié à celui-ci, le travail que peut réaliser Son Eminence Langlois en Haïti, dépendamment de son charisme et sa conception de l’Eglise, peut jouer un rôle décisif dans la construction de l’Haïti nouvelle à laquelle aspire le peuple haïtien. Toutes ces raisons m’ont porté à partager avec vous cette petite réflexion sur le role du cardinal dans la lutte contre les dérives politiques dans le pays, la cohésion sociale et le dialogue entre les trois religions principales (catholicisme, protestantisme et vodou) professées en Haïti, laquelle réflexion a été publiée en quatre partie dont celle-ci est la dernière.

Cette dernière partie publiée à la veille de la création du cardinal ce samedi 22 février à Rome, traite de la nécessité du dialogue entre le catholicisme et le vodou et peut être beaucoup plus pertinente pour penser la société haïtienne que la troisième partie qui justifiait le besoin d’un rapprochement entre catholiques et protestants. En effet, l’Eglise catholique et le vodou représentent deux forces vives et jusqu’à présent antagoniques en Haïti. La première a été, de tout temps, un pouvoir avec lequel les gouvernements devaient toujours composer pour leur survie. Cette réalité n’est pas exclusive à Haïti. On peut se rappeler la lutte d’avant la révolution française entre les révolutionnaires et les autorités de l’Eglise au moment de la laïcisation de l’éducation. Plus près de nous, l’Eglise catholique a été l’une des principales instigatrices du coup d’Etat de 1963 contre Juan Bosch en République Dominicaine.

Le second, c’est-à-dire le vodou, est le creuset où se forge l’âme haïtienne, le lit qui la berce. C’est avec raison qu’on dit des fois que l’Haïtien est 100% chrétien mais 200% vodouisant. D’ailleurs, à mon humble avis, il existe une dialectique entre le vodou et le protestantisme qui, contrairement à ce que l’on pourrait croire, met en évidence la croyance très ancrée du protestant dans le vodou. Ce sujet sera l’objet d’autres réflexions. Maintenant, il est question de présenter la nécessité du dialogue entre le catholicisme et le vodou en Haïti, dialogue auquel le cardinal devrait contribuer très fortement s’il s’inscrit dans la ligne du pape François qui a toujours fait montre d’une grande ouverture aux autres cultures et religions.

Nécessité du dialogue entre catholiques et vodouisants

Plus que les églises protestantes qui confessent un même credo de la foi en Jésus-Christ avec les catholiques, le dialogue avec les vodouisants est plus difficile surtout pour des raisons historiques. On se rappelle les différentes campagnes antisuperstitieuses de 1890 à 1940 contre lesquelles se sont levés d’ardents défenseurs de la culture haïtienne tels Jean-Price Mars, Jacques Stephen Alexis et Jacques Roumain, auteurs d’Ainsi Parla l’oncle, Les Arbres Musiciens et Gouverneurs de la Rosée, respectivement, trois chefs-d’œuvre de la littérature et de l’anthropologie haïtiennes dans lesquels est livrée la bataille en faveur du vodou.

Au cœur même des premières croisades de l’Eglise contre le vodou, dans la "Conférence populaire sur le vaudoux" dictée en 1896 par Monseigneur François-Marie Kersuzan et publiée par Anténor Firmin la même année, le prélat, reconnaissant combien est ancrée cette religion dans la culture haïtienne, a présagé, peut-être sans le savoir, l’échec des campagnes antisuperstitieuses. En effet, il a confessé que « le vaudoux est un arbre dont les branches, en ces derniers temps, se sont prodigieusement étendues et se sont couvertes d’un abondant feuillage, en sorte qu’il projette au loin son ombre délétère… » (voir : Delhomme et Briguet (Éd.) (1896). "Conférence populaire sur le vaudoux". Revue mensuelle religieuse, politique, scientifique, no. 35. Paris). Fort de ce constat, un dialogue entre les autorités catholiques et vodous s’impose en Haïti.

De mon point de vue, quatre raisons fondamentales exigent de la part de l’Eglise catholique un dialogue profond avec la culture vodou. Premièrement, pour être fidèle et cohérente au message de l’Evangile axé sur le pardon, l’Eglise d’Haïti doit épouser un comportement face au vodou qui montre qu’elle a reconnu les torts causés par les campagnes antisuperstitieuses et, du même coup, qu’elle admet l’existence de valeurs (« forces de vie ») de cette croyance. Au passage, on peut souligner que les Papes Jean-Paul II et François ont fait montre d’un grand sens de pardon pour les torts de l’Eglise au cours de l’Histoire. Le plus récent témoignage est le pardon demandé par le présent Saint-Père pour les actes de pédophilie de certains prêtres.

La deuxième raison se fonde en ce que les vodouisants, du moins ceux et celles qui, ouvertement, professent cette foi, font partie de la couche défavorisée et exclue du pays. En ce sens, le vodou met en évidence une série de dichotomies (lettrés/illettrés, citadins/paysans, mulâtres/noirs, langue française/langue créole) qui renvoient à une colonisation mentale de relations duales (maîtres/domestiques, civilisés/sauvages) bien vivante dans la culture haïtienne et qui sont parmi les causes du sous-développement économique et du manque de cohésion sociale d’Haïti. L’Eglise, par son « option préférentielle pour les pauvres », doit accompagner ces pauvres et travailler à la disparition de ces oppositions qui rendent difficile l’établissement d’un projet commun entre tous les fils et filles de cette terre.

Finalement, un point fondamental auquel l’Eglise doit porter une attention particulière est l’instrumentalisation du vodou, ce qui est intimement liée à la piété ou mystique populaire dont les richesses sont amplement décrites et valorisées par la Conférence Episcopale Latino-Américaine dans le document d’Aparecida (Brésil, 2007).

Si les Griots ont défendu la culture vodou comme « notre seule originalité » (parole de Carl Brouard cité dans : Le Petit Impartial (1928, 13 octobre). Le livre de Mr Price Mars, p. 663), un héritage que les haïtiens doivent jalousement vivre, protéger et apprécier, François Duvalier l’a toutefois utilisé pour mythifier sa dictature sous prétexte de la négritude. Aujourd’hui encore, il existe des gens qui instrumentalisent le vodou à leur profit. Cette manipulation des croyances de la masse se manifeste sous plusieurs formes. Contre l’idée obscurantiste qui fait croire que le vodou est la cause du mal d’Haïti, les profiteurs présentent une pensée non moins fallacieuse, à savoir que le vodou n’a aucune « force de mort », c’est-à-dire que toutes les pratiques vodous concourent au bien. Quand l’évidence et les faits montrent le contraire, ils tentent de séparer de façon superficielle la religion d’une série de pratiques religieuses qui, de tout temps, lui ont été liées. Ils essaient d’« anathémiser » ou d’« excommunier » les vodouisants. La démarche est bien immature, car aucune religion ne saurait prétendre la perfection, ni le christianisme dans toutes ses versions, ni l’islam, ni non plus le vodou. Il est aussi bien absurde de vouloir couper une religion de ses forces les plus vives qui sont sa spiritualité ou sa mystique populaire.

Dans cet aspect, l’Eglise catholique a un grand rôle à jouer. En effet, la religiosité populaire que les évêques latino-américains ont conçu dans Aparecida comme « une véritable ‘spiritualité incarnée dans la culture des simples’ », qui « n’est pas vide de contenus » et qui est une « force missionnaire » qu’il ne faut surtout pas « contraindre ni prétendre contrôler », est enchevêtrée d’éléments vodous. Pour évangéliser la culture haïtienne, l’Eglise doit toujours tenir compte du syncrétisme, composer avec elle et reconnaître ses forces. Cela dit, l’Eglise d’Haïti doit être dans un perpétuel dialogue avec les vodouisants et les anthropologues spécialisés en la matière.

En fin de compte, cette ouverture aux autres religions, spécialement au vodou, témoignera du renoncement de l’Eglise à ses prétentions triomphalistes. Elle attestera son humilité et sa détermination de travailler au salut du peuple haïtien, car « la rédemption dans le Christ englobe pour les relations sociales ». Cet effort de dialogue pourra être un grand apport à la réfection du tissu social haïtien déchiqueté et en lambeaux et, en conséquence, à la cohésion sociale, sans laquelle le pari du développement est perdu d’avance. Tout dépendra du charisme du cardinal et de sa conception de l’Eglise. De toute manière, je lui souhaite une bonne vingtaine d’années de cardinalat (il a 55 ans et devra présenter sa démission à 75 ans) pour le bien de l’Eglise haïtienne et celui du pays tout entier.

………….

Coordonnateur général de NAPSA

Contact : desharolden@gmail.com
@desharolden