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Lutte contre les dérives politiques, cohésion sociale et dialogue interreligieux : rôle du premier cardinal d’Haïti (partie 3)

Par Joseph Harold Pierre*

Soumis à AlterPresse le 7 février 2014

Dans la première partie du texte, nous avons abordé le sens de la création du cardinal Langlois dans l’histoire de l’Eglise d’Haïti, alors que dans la deuxième a été traité le rôle que devra jouer ce dernier dans la conciliation politique et la cohésion sociale dans le pays. Dans cette troisième partie, il s’agit de réfléchir sur l’autorité morale des prêtres, sur la nécessité du dialogue entre les religions et la place du cardinal dans cette nouvelle dynamique.

Témoignage, ouverture et dialogue interreligieux

Le clergé catholique n’a plus le même respect dont il jouissait par le passé. Les causes de cet état de fait sont imputables à une certaine dégénérescence de la morale de certains prêtres et de l’expérience qu’a connue le pays sous les gouvernements d’Aristide. Si l’Eglise d’Haïti a jusqu’alors échappé au fléau de la pédophilie – du moins que l’on sache – qui flagelle l’Eglise catholique dans son ensemble au point qu’elle a dû se présenter devant les Nations Unies pour rendre compte des abus faits aux mineurs, elle est cependant rongée par le comportement éhonté de certains prêtres qui ne manifestent aucun gêne dans la violation de leurs vœux de pauvreté et de chasteté ; comportement qui, souventes fois, scandalise des fidèles et la société tout entière qui voit en eux des modèles, une autorité morale. Contre les attitudes non édifiantes de certains pasteurs, les paroles du Pape dans sa lettre adressée aux nouveaux cardinaux peuvent aider l’évêque des Cayes à mieux orienter l’Eglise d’Haïti. Le Pape a demandé aux cardinaux d’éloigner leur agir de « toute expression de mondanité, de toute manifestation de fête étrangère à l’esprit évangélique d’austérité, de sobriété et de pauvreté ». Dans cette même veine, la missive du Saint-Père, adressée au cardinal dominicain le 28 octobre dernier au moment de l’entrée en fonction d’un nouveau nonce apostolique en territoire voisin, est fort éclairante. Dans la correspondance, il est dit : « L’Église ne veut pas de privilèges, n’a pas d’intérêts politiques, ne cherche pas d’alliances stratégiques. Elle veut servir, servir tout le monde, et, pour cela, travaille pour le bien commun, la paix, le progrès, la liberté, la justice, la solidarité et le développement global des Dominicains. »

Le cardinal Langlois nécessite cette piété de cœur pour épouser ce mode de vie proposé par le Pape et pour être ainsi un modèle qui invite l’Eglise d’Haïti à grandir dans la simplicité, la sobriété et l’austérité. D’ailleurs, aucun pays latino-américain n’a une terre plus fertile qu’Haïti à l’« option préférentielle pour les pauvres », préconisée par la conférence de Medellin (1968) et réaffirmée par celle de Santo Domingo (1992). Aussi, la mission auprès des pauvres et des communautés ecclésiales de base (les TKL, ti kominote Legliz en créole) doit-elle être la priorité des priorités de l’Eglise d’Haïti, mission que le cardinal Langlois a la responsabilité de promouvoir et de consolider.

Si l’Eglise veut contribuer au “développement global (ou intégral)” des Haïtiennes et des Haïtiens, pour paraphraser la lettre du pape au cardinal dominicain, elle doit nécessairement travailler avec les autres religions pour le salut de la culture haïtienne, car le spirituel en est une dimension fondamentale. Les églises évangéliques pullulent ; les versets bibliques et les messages religieux sont au frontispice des magasins et sur les « bak » des marchands de rue, à l’entrée des maisons, sur les camionnettes ; les proverbes portant sur la sagesse vodou sont sur toutes les lèvres, indépendamment des croyances, alors que cette religion, devenue officielle en 2004, essaie de sortir de sa clandestinité. Et il faut dire que, dans le cas d’Haïti, la religion n’est pas l’opium du peuple, du moins dans le contexte actuel. Elle a plutôt des vertus cathartiques contre les frustrations, la misère et la souffrance de ce peuple, lesquelles rassemblent toutes les conditions pour l’affoler, l’inciter à la violence et provoquer en l’absence de cette thérapie religieuse, une effervescence sociale, jusque-là jamais vue et incontenable par les autorités. Je ne veux pas pour autant dire que la religion est la solution aux problèmes d’Haïti. Seule la volonté politique des dealers, l’agir de l’entreprenariat motivé non seulement par le gain mais aussi par la contribution à l’amélioration des conditions de vie de la population, et l’implication concertée et en faisceau de l’élite intellectuelle, l’accompagnement adapté aux problèmes de l’heure – et, de ce fait, éloigné de tout millénarisme ou eschatologisme – des autorités religieuses, peuvent juguler les maux séculaires d’Haïti et terminer le geste de 1804.

Le Pape François a ouvertement critiqué l’église auto-révérencielle, centrée sur elle, à la défensive, qui a peur de ses fragilités et qui cherche, avant tout, sa préservation. Dans l’esprit du Concile Vatican II qui invite à une réforme permanente de l’Eglise pour que celle-ci puisse mieux vivre sa vocation qui est sa fidélité au Christ et pour qu’elle reste « éveillée aux signes des temps », le Saint-Père opte pour une « décentralisation salutaire » selon laquelle les églises locales ne doivent pas « attendre du magistère papal une parole définitive ou complète sur toutes les questions qui concernent l’Église et le monde. » Dans le contexte haïtien, cette mise en garde contre l’isolement de soi et l’auto-préservation se traduit par, entre autres choses, l’ouverture au dialogue interreligieux.

La question se révèle d’autant plus importante que toutes les religions en Haïti, catholique, protestante et vodou, ont, chacune à sa manière, posé la problématique de l’identité haïtienne. Jusqu’à la veille du Concile Vatican II, la hiérarchie catholique a conçu Haïti comme une terre qu’il fallait libérer du vodou vu comme primitif pour son accession à « la » civilisation (chrétienne), alors que les protestants continuent à stigmatiser le vodou comme diabolique dont il faut se débarrasser pour livrer le pays à Jésus. Contre toutes ces attaques, les vodouisants rappellent aux chrétiens qu’ils n’ont jamais fait de guerre, réclament avec fierté la cérémonie libératrice du Bois-Caïman comme mythe fondateur de la nation et ne cessent de clamer que l’âme haïtienne est avant tout vodou.

Ce dialogue revêt aussi une dimension pratique pour l’Eglise. En effet, les fidèles catholiques ont connu une décroissance remarquable due à la « conversion » au protestantisme et, dans une moins large mesure, au rejet de- et/ou à l’indifférence à la religion, caractéristiques de la postmodernité. Si vers les années 1930, l’Eglise protestante ne représentait que 1.5% des chrétiens haïtiens, au cours du dernier quart du siècle passé, elle a connu une floraison sans cesse croissante qui, selon certaines études, la place numériquement au-dessus de l’Eglise catholique. Une donnée fort éclairante est que, suivant l’étude réalisée par Relief Service citée antérieurement, 43 % des élèves inscrits dans les écoles catholiques et 40% des enseignants ne sont pas catholiques.

Le succès du prosélytisme protestant se doit à une combinaison de facteurs. D’abord, il y a une diabolisation du vodou et de la culture haïtienne. A ce facteur s’ajoute la présentation du protestantisme comme immunité et guérison à toute maladie venant du Mal, et comme garantie du salut éternel. Il faut aussi souligner que l’implication de certains secteurs du protestantisme dans le social par la construction d’écoles, d’hôpitaux et d’aides aux enfants à travers des programmes tels que « Compassion », fait concurrence à l’église catholique qui, pendant longtemps, détenait le monopole de ces œuvres caritatives. Finalement, le zèle des pasteurs et des fidèles pour « gagner les âmes perdues pour le Christ », pour emprunter leur discours, et la grande flexibilité pour implanter les églises dans n’importe quelle condition matérielle à la différence de la rigidité des paroisses catholiques, n’en demeurent pas moins importants. En dernier lieu, le protestantisme a eu, à certains égards, une inculturation plus profonde que l’Eglise catholique, surtout par le culte accompagné d’un type de musiques qui permet aux fideles de se défouler. Ce n’est pas sans raison que le mouvement charismatique, très proche du pentecôtisme dans ses célébrations, a fait autant d’adeptes. Ce n’est pas non plus sans raison que la migration haïtienne des couches défavorisées est presque dans sa totalité protestante, alors même que les gens étaient catholiques en Haïti.

Cette transformation de la démographie religieuse haïtienne exige de l’église catholique une plus grande adaptation à la réalité du pays, surtout au niveau des paroisses, telle que préconisée par le Concile Vatican II. L’Eglise doit faire montre d’une plus grande ouverture de façon générale et promouvoir le dialogue avec les protestants pour la paix et la cohésion sociale en Haïti. Je rappelle que l’ouverture au dialogue constitue l’une des lignes conductrices du pontificat de François.

(à suivre)

* Coordonnateur général de NAPSA
desharolden@gmail.com - @desharolden