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Lutte contre les dérives politiques, cohésion sociale et dialogue interreligieux : rôle du premier cardinal d’Haïti (partie 2)

Par Joseph Harold Pierre *

Soumis à AlterPresse le 28 janvier 2014

Dans la première partie de cette réflexion, il était question de montrer la portée historique de la création du cardinal comme la culmination de l’indigénisation du clergé commencée dans les années 60. Dans cette seconde partie, il s’agit de penser le rôle que devra jouer Son Eminence Chibly Langlois dans la réfection du tissu social haïtien et dans la création d’un espace de dialogue entre les leaders du pays, favorisant la transition démocratique en Haïti.

2 – Conciliation politique et cohésion sociale

La première exhortation pastorale « Evangelii Gaudium » du pape François, émise en novembre dernier, offre des pistes pour pronostiquer ce que devrait être l’agir du premier cardinal haïtien. Deux idées du document papal ont particulièrement attiré notre attention. La première est l’exhortation faite par le pape au no. 51 du texte à « toutes les communautés à avoir ‘l’attention constamment éveillée aux signes des temps’ ». La seconde, présentée au no. 16, est le divorce d’avec la centralisation à outrance de la cour vaticane relative à « toutes les questions qui concernent l’Église et le monde ». L’évêque de Rome ne prétend remplacer les épiscopats locaux dans le discernement des problématiques qu’expérimentent leurs territoires. Il voit plutôt « la nécessité de progresser dans une ‘décentralisation’ salutaire ».

Maintenant, s’imposent deux questions : Quels sont les « signes des temps » en Haïti ? Que signifie une « décentralisation salutaire » de l’Eglise haïtienne ?

Une réponse à la première question doit prendre chair dans la réalité sociale et politique d’Haïti. En effet, la situation politique que vit le pays depuis toujours et qui a été aggravée par les dégâts causés par le séisme du 12 janvier 2010, interpelle la conscience de tout chrétien et en particulier celle du cardinal, car il sert le Dieu de l’Exode, Celui « qui a vu la misère de son peuple, qui a entendu ses cris, qui connait ses souffrances, qui est descendu pour le délivrer de la main de ses oppresseurs et le faire monter de ce pays vers un beau et vaste pays, vers un pays, ruisselant de lait et de miel ».

Le pays vit une série de crises conjoncturelles en cascade qui ne sont que le reflet de crises beaucoup plus profondes. Depuis 2011, un tiers du sénat dont le mandat est à terme ne peut être renouvelé à cause des manœuvres de l’exécutif qui joue aux parlementaires un jeu de coquins dans lequel ces derniers n’en demeurent pas moins bons. (Nous espérons que la nouvelle direction prise au début de cette année par les différents acteurs pour renouveler le tiers du sénat portera fruit et que les élections seront une référence dans la transition démocratique du pays.) Les bilans des gouvernements, présentés chaque année, appartiennent, pour une large part, à ce que j’appellerais « statistiques pures », car ils ne gardent aucun lien avec la réalité du pays et la souffrance des gens. L’administration publique, étant fortement patrimoniale et prémoderne, est peut-être le cancer le plus pernicieux de l’Etat, car celui-là rend impossible la lutte contre la corruption, met le pays au rouge dans tous les rapports internationaux, et réduit sinon élimine les possibilités de ce dernier d’attirer des investisseurs et des bailleurs de fonds. Parlant des failles de l’administration publique, je ne saurais ne pas conter l’expérience que j’ai eue le 28 décembre dernier, alors que je rentrais de la République Dominicaine. Au poste de police de Malpasse où je me suis rendu pour le permis de circulation d’une voiture, m’ont reçu deux policiers bien gentils. Mais, ces derniers ne disposaient que d’un cahier pour inscrire les données du véhicule. En lieu et place d’ordinateurs qu’on devrait avoir dans la salle, l’espace était encombré de deux vieux pneus de camion sales et poussiéreux. Depuis le 18ème siècle, l’administration publique est devenue rationnelle et systématisée (et informatisée depuis la deuxième moitié du siècle passé), alors que chez nous, on est très de tout cela, malgré les efforts que fait l’actuel gouvernement en ce sens mais malheureusement très mal orientés.

Pour ce qui est de l’Etat de droit, pièce maîtresse des sociétés actuelles, c’est un autre cancer qui résulte de l’absence de volonté politique, de l’esprit dictatorial et cacique contre lequel aucun de nos mandants n’a été immunisé, et qui est aussi corollaire du chaos administratif susmentionné. Les arrestations illégales ont toujours jalonné nos années avant, avec et, peut-être après Martelly, puisqu’il faut des hommes comme Mandela ou Gandhi pour inverser le sens des choses, le cours de l’histoire, ou un groupe de jeunes hommes et de jeunes femmes convaincus, bien-pensants et animés de bonne volonté, comme fut le cas pour Athènes après la guerre de Péloponnèse ou plus près de nous du printemps arabe en 2010-2011. Il s’ensuit que chaque année, les manifestations inondent les rues, à Port-au-Prince comme dans les « villes » de province. Le peuple, avec un ras-le-bol de misères, de souffrances, de désespoirs et surtout de frustrations face à tant d’injustices faites d’exclusion et d’inégalités sociales, brise et détruit tout ce qu’il rencontre sur son passage, oubliant que ce ne sont que ces miettes qui lui appartiennent. Par cet acte, victime de sa propre ignorance, une conséquence désastreuse de son exclusion, il ne fait qu’augmenter le lot des problèmes de l’Etat, pardon !, disons mieux et à dessein, de la nation.

Mis à part le Nonce apostolique, le cardinal, comme premier représentant de l’Eglise en Haïti, devra jouer un grand rôle dans la (ré)composition du tissu social haïtien et porter les politiciens à manifester de la volonté pour le bien du peuple. Car, comme le dit le pape, la « rédemption [du Christ] a une signification sociale parce que dans le Christ, Dieu ne rachète pas seulement l’individu mais aussi les relations sociales entre les hommes ».

Les déclarations du cardinal Langlois le lundi 13 décembre à Magik 9 répondent aux préoccupations de l’Eglise en général et du Saint-Père en particulier. L’actuel évêque des Cayes eut à déclarer que : « s’il faut éclairer la politique, on le fait. Quand il faut montrer à la société comment se comporter, on le fait… ». Par ces mots, le cardinal place « la paix et le dialogue social » au cœur de sa mission, répondant ainsi à l’une des sept (7) préoccupations de François exposées dans son Exhortation. Pour que ces mots prennent chair, le cardinal doit travailler durement à travers la conférence épiscopale (CEH), pour créer cet espace de dialogue entre les différentes parties en discussion, pour une sortie de cette crise que paient très cher les pauvres de ce pays. Ce rôle de facilitatrice de cet organe de l’Eglise ne peut être passager sinon doit pérenniser autant que l’exigent les « signes des temps » ou les conditions de l’heure. L’Eglise catholique, compte tenu de la force de ses institutions et de sa longue tradition, vieille de plus de 2000 ans, a toutes les caractéristiques pour mener à bien les discussions entre les parties, en vue de la transition et de la consolidation de la démocratie en Haïti, jusqu’à ce que nos institutions soient assez solides et les capacités de dialogue des acteurs assez rationnelles, éclairées, pro-haïtiennes et humanistes, pour que ces derniers négocient sans l’aide d’intermédiaires.

A côté de ce rôle de facilitatrice de dialogues entre les pouvoirs de la CEH et de ce travail de vigie citoyenne auquel s’attachent les évêques et certains prêtres par leur dénonciation de la corruption des autorités et la misère du peuple, on s’attend à ce que le cardinal invite l’Eglise à une plus grande implication dans l’éducation, surtout l’éducation supérieure. En effet, la solution à la problématique de la cohésion sociale, c’est-à-dire d’absence ou de réduction de l’exclusion et de la disparité sociales (qui sont parmi les causes majeures de la violence dans le pays), passe nécessairement par l’éducation, car elle est le socle de la mobilité sociale et économique. Suivant les résultats de l’enquête sur les écoles catholiques en Haïti, réalisée en 2012 par Catholic Relief Service et University of Notre-Dame, l’Eglise catholique détient 15% des écoles, alors que les établissements de l’Etat n’en représentent que 12%. Quand on sait que les écoles catholiques sont parmi les meilleures du pays et que le reste offre, dans sa grande majorité, une formation au rabais, ce qui leur a valu, de manière générale, le titre d’écoles borlettes, quand on sait aussi que 80% des bâtiments scolaires de Port-au-Prince ont été détruits par la catastrophe du 12-janvier, l’Eglise doit accroître la quantité d’établissements dont elle dispose pour avoir une participation plus substantielle dans la (re)construction du pays.

A part les écoles, l’Eglise doit agrandir la capacité d’accueil de l’université Notre-Dame. Pour longtemps encore, Haïti aura à se regarder dans le miroir de la République Dominicaine pour son avancement. A cet effet, l’Université pontificale mère et maîtresse (PUCMM) de l’autre côté de la frontière dont près de 10% de l’effectif est haïtien, peut être un modèle pour l’université Notre-Dame. Cette institution fondée en 1962, fait la fierté des Dominicains non seulement pour ses édifices imposants et sa grande capacité d’accueil, mais aussi et surtout pour la capacité innovatrice de ses dirigeants dans les programmes et les accords avec des universités étrangères.

L’Université Notre-Dame devrait être l’instrument par excellence de l’Eglise pour aider à la formation de la conscience citoyenne haïtienne. En effet, « les Universités sont un milieu privilégié pour penser et développer cet engagement d’évangélisation de manière interdisciplinaire et intégrée », dit le Saint-Père au 134 de son Exhortation. A notre avis, l’un des aspects de l’« évangélisation intégrée » consiste à faire de l’universitaire un bon citoyen ou une bonne citoyenne. Dans cette perspective, le cardinal Langlois pourra faire du bon fonctionnement de l’Université Notre-Dame l’une de ses priorités. Ce travail donnera sens à celui de facilitatrice de dialogue de la conférence épiscopale. En effet, le labeur de la conférence épiscopale comme médiatrice des négociations des acteurs politiques sera fructueuse et complète, si cet organe de l’Eglise participe, parallèlement, à la mise en place de structures et à l’émergence et à la consolidation d’une culture rendant au fil du temps inutile son travail d’arbitrage. L’enseignement à l’Université Notre-Dame devrait être un espace privilégié de l’Eglise pour cette mission, car serait développé chez les ressortissants (gradués) de ladite institution un grand sens de civisme et des bienfaits et de la nécessité de vivre dans une société organisée où les autorités se préoccupent pour le bien-être des citoyens et où il existe une coresponsabilité humaine et citoyenne.

(A suivre)

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Coordonnateur général de NAPSA
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