Par Gary Olius [1]
Soumis à AlterPresse le 13 aout 2004
A divers points de vue, Haïti ressemble à un morceau de l’Afrique sub-saharienne emporté par la mer non loin des rives du continent américain. Désertification accélérée, misère infra-humaine, corruption généralisée, crimes, inégalités criantes etc. sont quelques-uns des traits de ressemblance qui sautent aux yeux. Et puis, il y a aussi la cultureÂ…. La « négrologie » d’inspiration africaine tend à prêter le flanc à une hypothétique malédiction originelle de la race noire, comme si d’après un verdict divin, un pays nègre ne pourra jamais connaître la prospérité matérielle. Allant au-delà de ce semblant de fatalité, on peut se demander si cette ressemblance constatée n’est pas le fait d’une constante culturelle commune. Le chemin qui mène à la détermination de la valeur de vérité de cette hypothèse est tellement rendu étroit par des falaises racistes qu’on a peur de l’emprunter. Cet aspect du sujet tend à rester tabouÂ…
Une autre hypothèse, a priori plus plausible, est une programmation socio-politico-économique des choses dans la perspective d’une confirmation forcée (ou simulée) d’une assertion de Joseph Arthur de Gobineau, un raciste militant et tristement célèbre. Pour ce monsieur, le Noir est un être mutilé, incapable à lui seul de créer la civilisation. Il ne jouit ni de l’autonomie, ni de l’indépendance. Dans son ignoble ouvrage, « Essai sur l’inégalité des races humaines » il écrivit ce qui suit : « Le nègre possède au plus haut degré la faculté sensuelle sans laquelle il n’y a pas d’art ; et d’autre part, l’absence des aptitudes intellectuelles le rend complètement impropre à la culture de l’art, même à l’appréciation de ce que cette noble application de l’intelligence des humains peut produire d’élevé. Pour mettre ses facultés en valeur, il faut qu’il s’allie avec une race différemment douée ».
Les propos de Gobineau nous interpellent à un double titre. D’abord, parce que nous sommes noirs et ensuite parce que nous sommes haïtiens, fils d’anciens esclaves qui ont choisi de rejeter catégoriquement la tutelle française. A croire Gobineau, notre indépendance des français (race douée) finirait coûte que coûte par être une peau de chagrin, nous ne serons jamais capables de faire montre ni d’autonomie, ni d’indépendance. Prédiction, malédiction ou projet secret ? Les haïtiens ne disposeront jamais de moyens pour prouver quoique ce soit, mais du reste ils constatent avec amertume qu’en 2004 les français reviennent ; consécutivement une vague de violence entretenue par des décennies de pauvreté infrahumaine. Ils sont revenus avec leurs alliés, dit-on, pour stabiliser tout en refusant d’admettre que cette instabilité qui sert de justificatif à leur retour est le résultat d’une pauvreté matérielle planifiée et imposée. Oui, une pauvreté imposée par la destruction de notre cheptel porcin, par la destruction systématique de nos structures productives, par la projection d’une image répugnante d’Haïti à l’échelle internationale, par le truquage de nos élections pour faciliter l’arrivée au pouvoir de leurs fidèles serviteurs, par les programmes d’ajustements structurels de la FMI. Pauvreté imposéeÂ…, car le continent américain tout entier (du Canada à l’Argentine) avait le devoir de solidarité envers Haïti, non par pur régionalisme mais surtout pour les services que ce petit pays a rendu à ses voisins. Enfin, pauvreté imposée avec la complicité de la république étoilée (qui nous a imposé 70 ans d’embargo, en solidarité avec la France) et qui, en toute moralité, ne devrait pas tolérer ce niveau de misère à moins de mille kilomètres de ses côtes. Il faut avoir, en vérité, un haut niveau de moralité pour reconnaître que la pauvreté absolue est une arme de destruction massive qui mérite d’être éradiquée avec la même détermination que les supposées ADM de l’ Iraq de Saddam Hussein. Haïti est instable parce qu’elle a été appauvrie et elle est pauvre parce qu’elle a été dépouillée de tout ce qu’elle avait comme richesse. Inutile de crier béatement « réparation,Â….restitution » à l’instar des lavalassiens qui voulaient dissimuler leur incapacité patente à diriger le pays et leur déficit de réalisation ; l’important c’est de chercher à COMPRENDRE. Comprendre comment notre pauvreté a été habilement entretenue juste pour nous emmener au summum de l’instabilité politique et au triste constat de notre propre incapacité, là ou toute remise sous tutelle est possible. Oui, c’est la confirmation simulée de l’assertion de Gobineau.
Le hasard, dit Aznavour, est curieux et il provoque les choses, mais serait-il un constructeur assez rigoureux pour mettre en place cette instabilité justificatrice de tous nos malheurs ? Bien peu ceux qui oseraient le penser. La pauvreté d’Haïti n’est pas le fait du hasard, mais le résultat d’une planification patiente et laborieuse des puissances impérialistes via une fraction importante des élites haïtiennes, les institutions multinationales et les ONG. L’opérationnalisation de ce plan a nécessité une solidarité sans faille des grandes puissances, dans le but inavoué de laver un double affront : l’humiliation infligée à celui qui était perçu comme le premier des blancs (Napoléon Bonaparte) et la spectaculaire défaite de la France. En fait, c’était gênant de constater que des anciens va-nu-pieds entrent la tête haute dans l’histoire universelle à côté d’une puissance coloniale contrainte d’y entrer tête baissée. Il fallait prévoir une revanche sous une forme ou sous une autre, car les batailles pour la gloire et pour l’honneur sont des jeux à somme nulle (ce que gagne l’un est exactement ce que perd l’autre). En 1804, nos aïeux les ont chassés, mais en 2004 ils sont de retour pour faire constater au monde entier que nous ne sommes pas un pays. Haïti n’existe pas, consigna Christophe Wargny dans son « procès-verbal » en bon témoin du naufrage haïtien !Â…..et, peut-être, Dieu seul sait ce qu’il murmure tout bas, dans son for intérieur (remarquez-le bien, il ne dit pas : Haïti n’existe plusÂ…). Tout est mis en œuvre pour rendre cette revanche (de 2004) tout aussi retentissante que la première victoire elle-même (de 1804). Aujourd’hui, Haïti est misérable et instable ; les français soutenus par leurs alliés ont pris leur revanche d’une manière singulière. Nous ne sommes pas en mesure de rétablir le film des événements dans son exactitude, mais essayons d’interroger quelques faits.
Le système éducatif haïtien, un vrai projet de re-enchaînement
Tout système éducatif est un projet qui articule harmonieusement le court, le moyen et le long terme. C’est un projet de Liberté, de Bien-être général et de Prospérité intellectuelle et matérielle. Eduquer des jeunes haïtiens (fils d’anciens esclaves) c’est d’abord et surtout leur apprendre à être libres jusqu’à un point où la liberté puisse devenir leur être. Ils devraient être libres de penser, de choisir, d’agir et de planifier rigoureusement leur avenir. Mais, loin de là , le système éducatif haïtien dans sa logique de fonctionnement pérennise l’esclavage, en démontrant avec éloquence qu’il est le support à travers lequel perdure la superstructure du système esclavagiste après que les infrastructures de celui-ci eurent été détruites en 1804. L’esclavage a disparu dans sa dimension matérielle mais sa dimension idéelle subsiste et nous étreint encore. C’est par cette dernière que nous sommes prédisposés à voir dans tout ce qui vient de la France comme la quintessence de la qualité et de la grandeur. C’est du français Â… mon parfum, mes chaussures et mes vêtements et mon diplôme ; donc je suis parfait. C’est par la dimension idéelle du système esclavagiste que nous n’éprouvons aucune honte à nous auto-déprécier publiquement et à cultiver une forme de mentalité favorisant l’égocentrisme, le désir irrépressible de détruire nos frères, la francisation des valeurs locales et l’anti-solidarité (depi nan ginen nèg rayi nèg). C’est par elle que la France, via notre système éducatif, s’approprie de notre âme. Nous nous condamnons nous-mêmes en acceptant docilement cette chaîne dans notre esprit, un peu comme le dit Maesschalck « l’esclave se condamne tant qu’il reconnaît dans le maître son idéal de vie incarné et refuse de détruire son idole pour connaître sa propre liberté »
Il faut comprendre, aussi, que le système éducatif en cultivant l’obsession du classement (1er, 2ème, Â…queue) incite ses ressortissants à la concurrence acharnée, au sauve-qui-peut, à l’individualisme et empêche la société d’accéder à la solidarité, oui cette sublime « union fait la force » qui préside à la fondation de notre nation. Nous sommes incapables de cohabiter pacifiquement sur cette terre que nos ancêtres nous ont léguée et sans un travail en profondeur sur nous-mêmes, nous connaîtrons toujours l’instabilité sociopolitique, la misère et nous traînerons indéfiniment un déficit d’autonomie. Nous ne serons jamais aptes à nous dirigerÂ….sans nous allier avec une race différemment douée. Ainsi, on parlera de Gobineau comme d’un prophète.
Assistanat international taillé sur mesure, pour l’entretien de la misère
Depuis plus de 50 ans, Haïti a acquis la réputation de faire partie des pays les plus assistés au monde. Il faut voir de quelle assistance il s’agit. La forme qu’elle prend généralement montre qu’il s’agit d’un simple moyen pour entretenir la pauvreté. Elle consiste en saupoudrage, en aide d’urgence du genre « food for work », en dons de produits alimentaires, en « assistance technique », en véhicules tout-terrain etc. Bref des interventions qui agissent uniquement sur le conjoncturel et qui sont incapables d’avoir des impacts au niveau structurel. Des institutions dites humanitaires, bénéficiant du financement généreux de bailleurs de fonds internationaux, interviennent dans le pays depuis plus de 50 ans en donnant de l’assistance alimentaire et sanitaire aux écoliers, aux femmes et aux démunis. Bon nombre d’entre elles ont effectué l’évaluation de leurs interventions et ont tiré le constat de leur propre inefficacité. Le far-west est l’endroit où il y a la plus forte concentration d’ONG depuis plus de 40 ans, mais il demeure la zone la plus pauvre d’Haïti. L’hypothèse qu’il y existe une vaste entreprise d’entretien de la pauvreté a du sens et ne nécessite pas un grand arsenal d’outils statistiques pour être prouvée.
Par ailleurs, comment expliquer le fait que le phénomène de paupérisation de la population haïtienne s’est considérablement accru consécutivement à la grande invasion des ONG constatée après 1986 ? Pourquoi les bailleurs de fonds acceptent de financer les projets de ces organisations sans leur obliger un certain seuil de résultat proportionnel à la quantité de fonds déboursés ? Pourquoi la nation n’a-t-elle pas le droit de demander des comptes et doit se contenter des miettes tombées de la bouche des gros requins venus de l’Europe, du Canada et des Etats-Unis ? Toute tentative par l’Etat haïtien de contrôler systématiquement les actions des ONG se solde toujours par une levée de boucliers de certaines ambassades ; doit-on comprendre que ces organisations doivent continuer à fonctionner en dehors d’un cadre de régulation officiel ?
A force d’être assisté, nous avons fini par développer une « mentalité d’assistés » qui, selon toute vraisemblance, nous condamne éternellement à l’assistanat. Nos dirigeants ont fini par perdre le réflexe d’assumer leur responsabilité face aux grands défis nationaux et par développer la peur d’être autonome. Et finalement le pays arrive au stade désiré où rien de positif n’est possible sans l’assistance de la communauté internationale, autrement dit sans qu’il s’allie à une race différemment douéeÂ…(Comme le disait Gobineau).
Les dirigeants politiques et les élites, les premiers responsables de cette insupportable dérouteÂ…
Une blague populaire en Roumanie dit ce qui suit : « lors de la création du monde, Dieu a accordé au pays (la Roumanie) de merveilleuses richesses naturelles : des paysages magnifiques, des terres fertiles et une population hospitalière. Face à tant de générosité, les roumains sont aux anges, mais l’un d’entre eux, un peu sceptique, met ses compatriotes en garde contre tout excès d’enthousiasme. Il y a lieu d’attendre, leur prévient-il, les hommes qui auront la voie au chapitre et qui dirigeront ce paysÂ… ». La morale de cette blague est que la gestion de toutes ces belles choses par ces dirigeants s’est révélée catastrophique.
On pourrait dire autant d’Haïti. Nos ancêtres nous ont laissé un pays où il faisait bon de vivre, mais l’irresponsabilité des élites politiques, intellectuelles et économiques, leur connivence et leur docilité viscérale à l’endroit de la communauté internationale ont hypothéqué toute perspective de progrès pour le pays. Il faut donc crier haro sur ces gens-là . Car, tout compte fait, ils devraient être à même de lutter pour que le pays n’arrive pas à ce stade de délabrement. Les élites haïtiennes ont donné la claire démonstration de ne pas avoir pas le sens de l’intérêt national et du bien commun. Elles se comportent en parasites et ne jurent que par la jouissance. Dans toute conjoncture, ce qui leur est prioritaire c’est de tirer leur épingle du jeu. Elles canonisent et diabolisent, sans pudeur, qui elles veulentÂ…en fonction de leurs intérêts personnels. Elles sont capables de toutes les acrobaties pour préserver leurs privilèges.
En regardant les choses de plus près, on finira par constater que les élites et les paysans analphabètes agissent suivant la même logique. Toutes leurs actions sont conditionnées par des motivations à courte vue. Les paysans, pour survivre, abattent des arbres et produisent du charbon de bois sans se préoccuper des effets dévastateurs de cette façon de faire sur le pays, mais à un moment donné ils se voient obliger de se rendre à Port-au-Prince pour venir grossir les bidonvilles ou de risquer leur vie dans des embarcations de fortune pour accéder aux côtes de la Floride (en boat-people). Les élites, pour maximiser leur jouissance, pillent sans vergogne les deniers publics, construisent des maisons sur les flancs des montagnes (non encore érodées et qui auraient dû être protégées), se procurent des châteaux à l’étranger et, quand viennent les moments de trouble provoqués par leur gestion désastreuse des choses, elles quittent le pays (en fly-people) sans penser à se coltiner aux problèmes qu’ils ont contribué à créer. La logique de survie comme celle de la maximisation de la jouissance produisent les mêmes effets : un désengagement dans la bataille pour la survie de l’intérêt national et un triomphe du « sauve-qui-peut ». Cette façon d’agir ne saurait être le fait du hasard, car il faut un travail vraiment opiniâtre et des actions planifiées pour que l’analphabétisme des paysans et les formations spécialisées des élites produisent dans leur globalité le même résultat : la destruction physique d’AyitiToma. Le naufrage du pays est, à notre avis, une preuve vivante que les institutions formatrices ne sont jamais innocentes. Celles qui ont éduqué nos élites le faisaient en connaissance de cause. Elles savaient pertinemment que sans ces élites elles ne pouvaient pas mener à bien leur entreprise... Il faut, au nom du peuple haïtien qui en paie les frais, les dénoncer avec toute la force de notre être. Plût au ciel qu’elles se repentissent un jour et trouvent une autre vocationÂ…ï ¿
Port-au-Prince, 10/08/2004
[1] economiste