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Haïti : Léonce de Dame-Marie, un véritable homme libre

Par Marcel Duret

Co-auteur : Kettly Mars

Soumis à AlterPresse

Il était quatre heures du matin, il faisait nuit noire, frisquet et nous étions en avance d’environ une heure. Quand notre chauffeur éteignit le moteur de la voiture, la vie sembla suspendue au chant des grillons et à l’odeur épicée de la végétation montagneuse. Un moment étrange pour un homme de la ville comme moi intoxiqué de bruit artificiel jour et nuit. Léonce m’avait promis, comme cadeau d’au-revoir au terme de ma visite de trois jours, de m’amener au Morne Planò, à quelques kilomètres au sud de Dame-Marie, pour découvrir ce lieu où la terre et le ciel se fondent. Nous attendîmes dans l’obscurité, nous servant de nos portables pour nous éclairer, causant, partageant la cassave, les avocats et les bananes que le généreux vieillard avait apportés.

« Il est bon de consommer les fruits de la terre chaque matin. »

La voix de Léonce semblait sortir de la nuit des temps. Pendant notre attente dans la cabine du véhicule, j’ai repensé aux derniers jours passés dans la compagnie de mon vieux guide dans ce village haïtien d’une incroyable beauté, niché entre la mer et la montagne.

À 85 ans d’âge, Léonce est le plus vieux pêcheur de Dame-Marie. Le village est situé dans la région sud-ouest d’Haïti appelée la « Grande Anse ». Les années ont rapetissé Léonce mais ses muscles saillissent sous sa peau noire et son visage est un rayon de soleil. Comme cadeau de bienvenue, il m’a fièrement emmené en promenade sur son bateau de pêche. Il navigue encore mais avec l’aide d’un plus jeune pêcheur, son fils, un homme grand et taciturne.

Léonce ne sait pas quand il est devenu pêcheur. Il est né pêcheur. Son père, son grand-père et son arrière grand-père étaient des hommes de la mer. Le parfum iodé de l’océan a toujours imprégné ses jours. Ses revenus dépendent des caprices de la marée. Certains jours sont bons, d’autres mauvais.

« La vie c’est comme la mer. Un jour elle est démontée et le prochain elle est calme. Tout comme nous, les êtres humains. Ça fait soixante ans que je vis avec ma femme. La mer a toujours été mon conseiller, mon maître. Une fois que tu comprends et que tu acceptes que ton humeur puisse changer d’une heure à l’autre, d’un jour à l’autre, alors tu connais le secret du vivre en commun, le secret de la tolérance. »

Sur son bateau cet après-midi là, Léonce ne pouvait s’empêcher de crier de joie :

« Qu’il est beau, mon village ! Voici ma Dame-Marie ! Chaque jour le soleil la peint de nuances infinies de vert. Des nuances qui changent selon le caprice de la nature, selon le caprice de Dieu. »

Dame-Marie est le village dans la forêt. Depuis la terre, il est difficile d’apercevoir les maisons tant elles sont enfouies sous la végétation luxuriante. Seuls les marins peuvent jouir de cette vue exceptionnelle. Les Dame-Mariens sont les citoyens les plus chanceux d’Haïti. Grâce à la générosité de la terre et de la mer, la malnutrition et la famine n’ont pas droit de cité ici. À certaines périodes de l’année, les surplus de fruits à pain et de mangues pourrissent ou nourrissent le bétail.

La mangue la plus savoureuse et la plus juteuse de la planète provient de la région. On l’appelle « Il » et elle est très petite. Il est difficile de s’arrêter une fois qu’on commence à en manger. Dame-Marie est aussi la ville qui produit du cacao en Haïti. Des compagnies multinationales telles que M&M, ECOM Trading, Olam etc., importent le cacao de Dame-Marie. Néanmoins, l’origine n’est pas mentionnée sur les emballages. Des gens à travers le monde consomment le cacao de Dame-Marie sans le savoir. L’association des producteurs de cacao de Dame-Marie cherche un partenaire international lui permettant de produire du chocolat avec le label de Dame-Marie pour une distribution mondiale.

« Dame-Marie tient un peu de la terre et un peu de la mer. Nous mangeons des produits frais de l’océan et de la montagne ; c’est pourquoi nous jouissons d’une bonne santé. »

Les Dame-Mariens ont gagné la réputation d’être les citoyens les plus hospitaliers du pays. En fait, Léonce semble connaître tout le monde, ou plutôt il semble que tout le monde connaît Léonce. Bonjour par ci, bonsoir par là, il y a toujours un salut amical quand les gens se rencontrent, même s’ils ne se connaissent pas.

Bientôt quatre heures trente a.m. Léonce continue de parler dans l’obscurité. Je lui pose un tas de questions. Il me semble que ses mots sont comme un legs qu’il me transmet, les paroles d’un fils de l’océan et de la montagne, amoureux de son pays. Il me raconta la plus grande épreuve de sa vie. La seule et unique fois où il laissa Haïti. C’était après le coup d’État de 1991 qui renversa le président Aristide. Le pays était dans la tourmente, le venin de la politique s’était infiltré dans leur lointain village. Avec quelques amis et d’autres personnes, il partit à l’aube sur un bateau de pêcheur. Ils étaient une cinquantaine, rêvant tous des plages de Floride. Léonce était profondément perturbé par l’innocence de la plupart des passagers qui n’avaient aucune idée des dangers de la mer. La nuit tomba. La pleine lune les recouvrit de son éclat. Léonce ne dormit point. Ayant laissé derrière lui sa famille de quatre enfants, sa maison, sa sérénité et sa pêche pour faire face à une incertitude qui semblait infinie, il ressentit le besoin de veiller sur les autres. Il voulait être témoin de sa propre destinée. À trois heures a.m., un bateau des gardes-côtes américain surgit de nulle part et une voix étrange cria d’un haut-parleur. Léonce ne comprit un traitre mot mais il sut que la rencontre n’avait rien d’amical. On les emmena sur la base de Guantanamo où environ 3000 haïtiens attendaient déjà leur destin.

« … Jamais dans ma vie je n’ai connu des jours aussi longs et douloureux. La promiscuité dans laquelle nous vivions provoquait des frictions et des altercations entre nous. Pour la première fois de ma vie d’adulte, j’ai pleuré des larmes amères. Un traducteur haïtien nous informa que notre situation était à l’étude afin que nous obtenions un visa de séjour permanent aux Etats-Unis. Mais je réalisai soudainement que j’étais trop vieux pour cette vie. Cela vaudrait-il la séparation de ma femme et de mes enfants ? Après deux mois de souffrance innommable, je demandai de retourner chez moi.
… Et finalement, j’aperçus les rives de Dame-Marie ! Enfin, je retournais chez moi ! Enfin, je me sentais vivre encore !… Ta maison, c’est là où se trouve ton cœur… »

Et il retourna à sa vie de pêcheur. Chaque matin, à trois heures, avant d’embarquer sur son bateau, il s’agenouille sur le sable et demande la protection de Dieu afin qu’il revienne vivant au port. Avec l’eau de la mer, il trace un signe de croix sur son front, invoquant aussi Agwe, l’esprit de la mer qui a traversé l’océan voilà plusieurs siècles, depuis l’Afrique jusqu’à la colonie de Saint-Domingue, avec ses ancêtres dans les fers. Chaque matin est un moment d’anxiété, quand son cœur est angoissé et qu’il se sent extrêmement vulnérable. Mais dès qu’il monte à bord, la puissance de l’adrénaline prend le dessus. Sa confiance revient et il anticipe une belle prise et un bon paquet de gourdes à ramener à la maison.

« La peur est un mal nécessaire, mais il ne doit pas durer trop longtemps. »

Cependant, la mer a aussi été cruelle avec Léonce. Combien de ses amis sont partis pour ne jamais revenir ! Combien de leurs corps ont été rejetés sur le sable, loin du village ! Combien de fois le vent et les vagues ont emporté le bateau de Léonce à des distances effrayantes de son port ! En plus de 70 ans de pêche, il a échappé en plusieurs occasions à la faucheuse et a regardé la mort dans les yeux, le froid de la mort.

Cinq heures moins le quart du matin. L’obscurité change. Elle est moins impénétrable, de vagues formes se dessinent. Notre attente touche à sa fin… Pendant mon séjour, Léonce m’a emmené à l’hôpital local où une mission de 16 médecins et techniciens fournit des services de santé à la population. Léonce m’a arrangé un entretien avec les deux personnes en charge de cette importante mission : Dr. Michael Bourque des Etats-Unis et M. Pierre-Antoine, un natif de Dame-Marie socialement impliqué au village. La mission provient de l’hôpital St. Francis de Hartford, Connecticut qui est le plus grand hôpital catholique du Nord-est des Etats-Unis. Depuis les sept dernières années, un programme de mission internationale a été mis sur pied avec des équipes multidisciplinaires, apportant des soins de première classe en chirurgie, obstétrique et autres aux communautés défavorisées du monde.

On peut visiter le site web de la mission St. Francis au www.saintfrancisimm.org

Léonce en profita pour visiter l’hôpital pour son bilan annuel. Les médecins étaient étonnés : ses résultats étaient au beau fixe.

« La santé est la chose la plus importante. Tout le reste vient après… »

Cinq heures vingt du matin. Nous sortons de la voiture en étirant nos membres. Et le miracle commence sous nos yeux incrédules ! Un incroyable et spectaculaire caprice de la nature. La lumière se levant doucement, les collines se déployant jusqu’ a l’horizon et couverts, aussi loin que les yeux peuvent voir, d’une mer de brume blanche et épaisse. Il semblait que la terre et le ciel se mélangeaient. Un déploiement de couleurs digne des plus belles pages des « Mille et une nuits. » Un mélange à couper le souffle d’orange, de rose, de pourpre, de blanc et d’or, changeant d’une minute à l’autre… SUPERBE ! Je suis resté muet. Cette heure de pur émerveillement justifiait à elle seule mon déplacement à Dame-Marie.

Comment expliquer le fait que Dame-Marie et la Grande-Anse aient gardé une telle magnificence alors que le reste du pays est un désastre écologique ? Léonce n’avait et probablement ne pouvait pas trouver une réponse scientifique.

« C’est probablement la volonté et la grâce de Dieu.. »

C’était le grand finale avant de nous dire au-revoir. A mon âge je pensais avoir déjà rencontré tous ceux dignes d’être appelés « amis. » Je m’étais trompé. Léonce est devenu mon ami vrai et sincère en trois jours. Je l’ai laissé avec un sens renouvelé de sérénité et d’optimisme.

Léonce symbolise le calme, l’intelligence, le sens de l’humour et la sagesse ; il est un grand homme qui laissera n’importe qui agréablement surpris, même s’il n’a jamais mis les pieds dans une salle de classe. Léonce est un véritable homme libre avec un esprit intact.

J’aimerais que des voyageurs du monde entier connaissent Léonce et visitent ce village unique et splendide. Ils repartiront, comme moi, transformés pour le meilleur et regardant la vie, la mort et l’intellectualité dans une toute autre perspective.

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Crédit photo : Rafaelle Castera/ImagineAyiti