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Regard (Chronique hebdo)

Impunité et violence : deux faces d’une même médaille

Par Roody Édmé*

Spécial pour AlterPresse

« Non, non, tu ne m’auras pas. Je meurs mais mon peuple ne veut pas mourir. Ma parole sera parole d’ensemencement, elle sillonnera le cœur des villes. L’oiseau chantera même si l’arbre tombe. »
Rodney Saint-Eloi, Récitatif au pays des ombres.

Le dernier documentaire d’Arnold Antonin sur le règne ininterrompu de l’impunité ces cinquante dernières années est chargé de leçons à caractère historique et moral. En donnant la parole aux victimes, mieux en les mettant en scène, Arnold Anthonin a voulu non seulement témoigner mais rendre à ces dernières leur histoire. Une sorte de thérapie derrière la caméra, face à l’opinion, pour citer une émission phare d’un journaliste lui aussi doublement victime d’assassinat et de l’impunité rampante qui voile la face du diable.

Le film est un survol rapide d’une Histoire ensanglantée par les massacres et tortures qui, ont affligé un demi-siècle de notre vie de peuple, de la dictature duvaliériste à nos jours. On voit défiler des parents de victimes, mais aussi des rescapés, portant dans leurs corps ou dans leur esprit, les stigmates de la violence illégitime de régimes violents et archaïques ou de commandos de l’ombre au service de mandarins politiques.

On sent que le cinéaste documentariste a voulu se livrer à une véritable anthropologie des idéologies criminelles et démonté à travers le témoignage des victimes leur mécanisme cynique et aveugle.

Et en ne s’arrêtant pas au régime des Duvalier, Antonin pointe du doigt le fait reproducteur de l’impunité. Il peut perdurer sous n’importe quel régime, il peut même annihiler des régimes à caractère démocratique, dans ce cas l’ivraie finit toujours par absorber le bon grain.

Le mauvais exemple de l’impunité, la destruction des mémoires, l’amnésie fabriquée constituent les semences productives d’une société marquée du sceau indélébile de la violence. Comment construire une citoyenneté sur les décombres de la mémoire ? Comment construire une identité collective si l’on ne connaît pas bien son passé ? Comment passer le témoin à des plus jeunes, si nous nous préoccupons pas de leur déciller les yeux et surtout de baliser le chemin ?

Il ne s’agit pas ici de rallumer le feu sacré d’une vengeance aussi inutile que stérile. Il s’agit en fait, de comprendre les mécanismes reproducteurs de cette machine infernale, et de s’en servir comme un puissant outil pédagogique qui nous sauvera de l’amnésie coupable.

De se regarder dans les yeux et de dire la vérité sur des faits de notre Histoire qui ont impliqué des centaines de milliers de citoyens victimes ou bourreaux. Et pour que comme dans certains cas où l’Histoire bégaie, les victimes ne deviennent pas des bourreaux, il faut rétablir la justice, tout au plus la vérité !

Le pardon et la réconciliation ne peuvent se faire qu’entre gens reconnaissants leurs torts et leurs devoirs. Les cadavres enfouis rapidement finissent toujours par laisser transparaître un bras, une jambe. Les plaies mal fermées finissent par se rouvrir et dégénérer en infection. L’histoire de l’Europe et de l’Afrique est pleine de vieux conflits mal réglés, de comptes mal soldés qui finissent en jeu de massacre en Serbie ou en bain de sang au Burundi et au Rwanda.

Le film d’Arnold Antonin est un début dans la longue marche contre l’impunité, en restituant aux victimes leur mémoire et en cherchant à faire s’exprimer certains qui étaient aux commandes, pendant ces années de braise, il lègue à la collectivité un document stratégique, sur le passé et, un outil de réflexion sur comment dépasser nos angoisses historiques.

C’est ici l’occasion de remercier les différentes associations militant contre l’impunité et qui par leur patiente, douloureuse, mais ô combien précieuse contribution participent au lancement de cette thérapie collective si nécessaire à notre devenir de peuple. Une manière « d’oser » l’avenir en vidant les contentieux passés.

Avec ce film, Arnold rejoint par la grande porte, le bataillon des militants
de la caméra qui, à l’instar, de Juan José Logarno et Hollman Morris ont produit des œuvres remarquables sur l’impunité en Amérique Latine.

La voix calme et pénétrante de Pierre Brisson accompagne un montage et une réalisation à la hauteur du tragique des événements.

Une heure et demi d’Histoire qui nous rappelle que le cinéma est le miroir du monde et que de l’autre coté de l’écran, il y a nous.

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*Enseignant, éditorialiste