Commentaires sur « Haïti : L’éclipse de la paysannerie dans les espaces socio-politiques », texte du Sociologue Abner Septembre, publié sur AterPresse le 26 mars 2004
Soumis à AlterPresse le 12 aout 2004
Par Jn Anil Louis-Juste [1]
Je viens de lire l’article du sociologue Abner Septembre sur la paysannerie [2] ; il renseigne de manière pertinente sur la réalité paysanne haïtienne. Cependant, sa lecture m’a suggéré un commentaire qui pourrait paraître anodin : l’histoire n’y a pas été exploitée dans toutes ses potentialités heuristiques. Or, quand la sociologie part d’un point de vue historique, c’est pour étudier plus profondément et plus complètement possible, le développement des relations économique, culturelle et politique d’un groupe social, d’une classe sociale ou d’une société globale.
L’article du sociologue présente le mérite d’avoir abordé la question de la domination et de la discrimination du monde paysan et celle de la stratégie de reproduction sociale par l’éducation. Mais, l’auteur semble confondre notre passé guerrier et notre transformation en un peuple de paysans. Par ailleurs, il a misé sur le développement local comme stratégie pour transformer la quantité démographique en qualité politique sans tenir compte de la finalité du développement rural dans son existence proprement haïtienne. De plus, ses préjugés contre le régime lavalassien l’ont conduit à ériger ce dernier en vrai producteur de "chimère" dans la société haïtienne. Aussi devient-il tentant, sans le moindre objectif de polémique, d’avancer que la présence bruyante de la paysannerie sur la scène politique à des moments déterminés de notre histoire, n’a rien ni d’essentiellement brillante, ni de socialement significative, encore moins de politiquement déterminante, pour qu’on puisse aujourd’hui parler de l’éclipse de la paysannerie dans les espaces socio-politiques. A la limite, la masse des paysans a été utilisée à chaque moment historique, comme force dissuasive pour contenir l’ennemi. Sitôt les causes gagnées, les manipulateurs ont toujours restauré les mécanismes socio-politiques et économiques qui font des paysans des machines vivantes taillables et corvéables à merci. Du soldat cultivateur au paysan désarmé, la dépendance idéologico-politique de la paysannerie est liée à sa place de subalterne dans la reproduction élargie du capital en Haïti.
Du soldat cultivateur au paysan sans arme Â…
Nous sommes un peuple guerrier agriculteur, composé en majeure partie de soldats cultivateurs : la Proclamation de la Liberté Générale en 1793, a transformé la masse des esclaves de St Domingue en cultivateurs armés chargés de défendre la colonie [3] ; la Constitution de 1801 a confirmé ce changement social, mais les politiques agraires louverturienne et post indépendance ont confiné la majorité de la population à la place de producteurs de denrées exportables pour pourvoir les budgets de la Colonie autonome ou de l’Etat haïtien. Autrement dit, les « Va-nus-pieds » qui ont défait l’armée napoléonienne et permis l’indépendance, n’étaient pas des paysans : c’étaient des soldats qui travaillèrent également la terre. Ils avaient acquis l’expérience de la liberté et de la lutte pour la liberté au sein des contradictions qui ravagèrent les classes dominantes de l’époque ; ils voulurent se libérer de l’exploitation et de la domination, mais les chefs de la Révolution les ont transformés en paysans demi-serfs, en appropriant pour eux-mêmes les riches plantations de l’ancienne colonie et en contraignant ces derniers à y travailler, moyennant le partage des récoltes [4].
Les organisations de Piquet et de Caco n’étaient pas des structures autonomes de paysans ; ces derniers étaient placés sous l’influence de grandons qui leur promirent la propriété foncière, parce que, depuis la colonie, la propriété était vécue comme symbole de liberté et que la revendication agraire demeurât lettre morte en dépit de l’Indépendance. En dehors de cet éclairage historique, il est difficile de comprendre pourquoi Jean Jacques Acaau fut trahi par Salomon, un riche propriétaire du Sud, et pourquoi des Cacos du Nord défirent des gouvernements sans pouvoir atteindre leur objectif de devenir propriétaires. Charlemagne Péralte avait pu soulever des masses de paysans du Plateau Central, du Nord Est et du Nord contre les premières forces américaines d’occupation, parce qu’ils étaient mécontents du rétablissement de la corvée comme travail non-rémunéré et du début de déguerpissement opéré par l’occupant, sur les terres occupées par des colonies paysannes.
Après la victoire remportée sur le cacoïsme de Péralte et de Batraville, le premier geste politique de l’occupant fut de désarmer les paysans et de substituer la Garde d’Haïti à l’ « armée populaire » haïtienne. Puis, il organisa l’émigration de paysans vers la République Dominicaine et Cuba pour pourvoir ses plantations de canne et ses usines sucrières en forces de travail valides. Dans ces conditions, l’installation des premiers établissements agricoles capitalistes n’allait pas rencontrer de résistance organisée.
Â… une dépendance idéologico-politique liée à sa place dans le procès de circulation du capital
Ce rappel historique montre clairement que la paysannerie n’a jamais été une force sociale autonome dans le temps pour être de nos jours, éclipsée : elle n’a jamais brillé de manière autonome, aux niveaux politique, économique ou culturel. Autant dire que les « organisations populaires [5] et le lobbying international » ne sauraient être considérés comme des forces d’interposition pour éclipser la paysannerie sous le régime de Jean Bertrand Aristide. Sous le règne des Duvalier, la prétendue émergence politique de la paysannerie n’en est pas une : le pouvoir s’appuyait sur la paysannerie et la contrôlait à travers les groupements et comités d’action communautaire. C’est là , l’expression d’une contradiction flagrante. D’ailleurs, le sociologue a reconnu l’existence de cette dernière en signalant : « la paysannerie était mobilisée dans toutes les occasions comme si elle était la vraie base ou les vraies racines du pouvoir » (p. 1). Dans ces conditions, il est difficile de parler de « l’épuisement ou le crépuscule politique de la paysannerie ». La paysannerie haïtienne a toujours été sous contrôle : d’abord des grandons et des prêtres, puis de petits bourgeois politiciens, et enfin des fonctionnaires locaux de l’Internationale Communautaire [6].
Le paysan haïtien ne s’est jamais engagé de manière autonome sur la scène politique : il a toujours suivi des représentants politiques ou intellectuels de classes et groupes sociaux qui font miroiter la possibilité de satisfaction de ses revendications. Si « le désenchantement enregistré (Â…) face aux promesses qui se font très souvent mirage » peut expliquer un certain « repli », « l’absence d’un ou de leaders et d’une véritable organisation paysanne » ne peut pas rendre compte d’une imaginaire « éclipse politique ». Car, à travers l’Histoire d’Haïti, le paysan n’a jamais été une classe hégémonique, mais toujours subalternisée dans tous les rapports sociaux : les négociants et les grands propriétaires terriens l’ont utilisé dans leurs luttes intestines ; les petits bourgeois duvaliéristes en ont fait autant, pour neutraliser les bourgeois industriels au profit des bourgeois commerçants. Les petits bourgeois alliés du secteur financier du développement international, ont travaillé à soustraire la paysannerie de l’influence politique des notables duvaliéristes pour la placer sous la coupe réglée des animateurs de développement, véritables courtiers de la finance internationale [7]. Quand un animateur communautaire arrive à briguer un poste électif, il ne sert pas les intérêts de la masse qui l’a porté au pouvoir, mais à la Mairie ou au Parlement, il exécute les mots d’ordre de la Finance internationale [8].
La paysannerie haïtienne est donc systématiquement exploitée et dominée à travers l’histoire. Quand la fertilité du sol et la ponction sur des réserves ligneuses ne permettent plus d’améliorer le niveau de revenu agricole fixé par les prix du marché, et que la vente de force de travail sur de grandes propriétés ne soit plus à l’ordre du jour, la migration reste la seule stratégie de survie. Et les grandes villes sont alors choisies comme espaces de réalisation de ce rêve. Le lumpenprolétariat est né de cet exode rural quand la ville est incapable d’occuper de manière productive, cette force de travail ; il est un produit social. Le processus de production est alors assez complexe : un régime politique peut l’accélérer, mais toujours est-il que les institutions économiques et sociales créent ces « sans aveux ». Le régime n’a pas créé les chimères ; il s’en sert pour défendre les intérêts des bourgeois locaux ou internationaux et se perpétuer au pouvoir. François Duvalier avait ses macoutes, Soulouque disposait de ses zenglens, et Salnave entretenait la force de frappe des femmes pauvres recrutées dans les quartiers populaires de Port-au-Prince et du Cap.
Le déclin de la paysannerie ne date pas d’aujourd’hui, encore moins de l’espace de vie du pouvoir lavalassien. Le capital, la coopération internationale, le courtage local, la grande propriété, etc. ont tous préparé la ruine de l’économie paysanne. Dans cet environnement hostile, « le paysan a identifié l’éducation », non pas « comme moyen de mobilité sociale » car une classe sociale est incapable de se transformer totalement sous l’impulsion d’actions individualistes, mais comme alternative de reproduction sociale complexe [9]. Par contre, il est vrai que « son investissement sert plutôt à reproduire le système et donc ne sert pas sa cause » . Mais, il ne saurait en être autrement, puisque le choix porte sur l’individu pris de manière isolée et non sur la société en connexion avec les individus. Autrement dit, le regard dirigé vers l’éducation n’est pas un regard de la critique, mais bien celui de la courtisanerie : la pédagogie n’est pas dénoncée ; elle est plutôt louée comme possibilité éducative qui annonce l’amélioration future des familles consentantes. En ce sens, des parents ont choisi de préparer ainsi l’avenir de leurs enfants, en éloignant davantage ces derniers, de leur réalité sociale ; l’école ne fait que parfaire le déracinement tant souhaité par les chefs de famille.
Par ces considérations, il devient complètement incompréhensible que la construction d’un leadership rural communautaire soit l’alternative à la crise du monde rural. C’est vrai que « la rénovation du milieu rural doit (Â…) se faire en rupture avec la culture du handicap [10] », mais on ne peut pas s’en remettre à l’industrie de la culture de la carence pour sortir de cette domination. En ce sens, il est contradictoire de prôner la rupture avec la culture du handicap et l’ « injection massive d’argent pour revivifier l’économie nationale [11] ». Ce serait une preuve d’innocence coupable : le paysan haïtien n’a jamais été un capitaliste ; c’est d’ailleurs pourquoi la culture de la reproduction sociale a dominé sa logique au détriment de celle du profit. Aussi toute entreprise susceptible de créer des emplois dans la paysannerie doit-elle être orientée vers l’objectif de reproduction sociale : l’Etat doit pouvoir créer des travaux d’infrastructure scolaire, sanitaire et communicationnelle qui accompagneront toute réforme agraire pro-paysanne. Le paysan n’a que faire d’une possibilité d’extension rurale contenue dans des propositions de stages pratiques aptes à faciliter la connaissance des problèmes de la paysannerie ; son développement exige plutôt une communication sociale authentique avec l’école : la théorie doit sortir de la pratique, et la pratique doit nourrir la théorie. Autant dire que la méthode critique doit nourrir cette nouvelle praxis sociale. C’est en ce sens que l’Université participera réellement à l’humanisation du monde paysan. La lutte contre sa déshumanisation devient alors une priorité. L’alliance des mouvements étudiant, ouvrier et paysan, de femmes et d’écologistes, s’avère alors indispensable contre celle du capital dans toutes ses variantes. On a à reconstruire le pays, mais non pas en restaurant l’autorité de l’Etat qui l’a détruit, ni en réconciliant la nation avec elle-même, puisque cette nation a été fondée contre la Liberté et l’Egalité qu’ont voulu réaliser nos ancêtres, les soldats marrons et les soldats cultivateurs de St Domingue. La reconstruction du pays doit être l’œuvre de tous ceux qui croient encore en la possibilité de l’émancipation sociale en Haïti et dans le monde. Seule cette émancipation est capable de transformer le paysan en un être autrement développé politiquement et économiquement.
Port-au-Prince, 11 août 2004
[1] Professeur à l’Université d’Etat d’Haiti
[2] Abner Septembre in « Haïti : L’éclipse de la paysannerie dans les espaces socio-politiques, AterPresse 26 mars 2004. »
[3] Selon le mot d’ordre de Sonthonax, commissaire de la troisième commission civile envoyée dans la colonie pour rétablir la paix.
[4] Cette pratique agraire était déjà contenue dans l’acte de la Proclamation générale : le quart des récoltes devait revenir à la masse des soldats cultivateurs. Toussaint Louverture l’avait reprise, et le « deux-moitiés » allait s’installer comme l’institution agraire dominante jusqu’à une époque donnée, dans l’Haïti indépendante.
[5] Il est à préciser que la sociologie contemporaine haïtienne ne saurait caractériser les bandes d’individus armés de Lavalas comme des organisations populaires. Est populaire dans une société, toute organisation qui présente une alternative progressiste au mode dominant d’organisation de la vie et du travail, c’est-à -dire dont le discours et l’action veulent dépasser l’exploitation et la domination que subissent les couches majoritaires de la population, en réalisant le libre développement des facultés mentales et physiques de toute la population. C’est vrai que des chefs de bande lavalassienne appartenaient à des organisations fondées dans des quartiers populaires haïtiens, mais leurs agissements n’avaient rien à voir avec la transformation des conditions objectives des masses populaires : l’objectivité ne détermine pas logiquement la subjectivité. Les classes sociales se font dans la lutte, et la position politique est aussi fondamentale pour caractériser une classe sociale. La socio-logique haïtienne déconseille de considérer le régime lavalassien comme celui qui s’est appuyé sur des forces sociales populaires ; il a seulement coopté des chefs de bande d’extraction populaire.
Donc, Lavalas reste et demeure un régime politique qui a servi les intérêts des classes dominantes, en particulier celle de la bourgeoisie financière et compradore, en y insérant bien sûr la libre circulation de la drogue et l’institutionnalisation ouverte de la corruption.
[6] L’Internationale Communautaire regroupe les institutions internationales et les gouvernements de pays richement industrialisés qui orientent la coopération au développement dans le monde. Au niveau local, des fonctionnaires autochtones émargent de leurs budgets ou sont grassement payés dans les organisations de relais ou courtier vulgairement dénommées OPD ou ONG. L’Internationale Communautaire utilise l’arme du développement pour lutter contre le développement de l’arme de la reproduction sociale comme projet de l’homme. Par ainsi, l’Internationale Communautaire devient une organisation complexe du capital aujourd’hui globalisé sous le métabolisme du néo-libéralisme.
[7] La conscientisation des paysans s’opère dans des centres de formation où domine le schéma d’assimilation technologique et d’absorption du capital. Pour occulter la nature de classe de l’entreprise, le processus est baptisé Développement communautaire. L’action et la communication qui concrétisent ce dernier, masquent la réalité de l’exploitation économique qui s’effectue au nom de la Finance internationale, des banquiers et spéculateurs financiers haïtiens et des industriels sous-traitants. Le secteur commercial s’allie à ces groupes parce que le marché libre lui donne droit de fixer au maximum, sa marge de profit commercial.
[8] On se souvient de la lutte des parlementaires anti néo-libéraux en 1997. L’Exécutif est intervenu pour dissoudre le Parlement et mener à bien son œuvre de destruction de l’économie nationale en baissant de manière dangereuse, les barrière douanières ; il était aidé de la majorité des parlementaires lavalassiens qui avaient conquis le pouvoir à partir du travail communautaire opéré dans les communautés ecclésiales de base et les groupements paysans.
[9] La reproduction sociale complexe s’entend ici comme le dépassement de la reproduction sociale simple de la famille, qui se confinait dans la simple satisfaction des besoins biologiques. Dépenser pour éduquer scolairement au moins l’un des enfants, devient la logique sociale de la famille paysanne. Le ménage agricole l’adopte non pas comme une stratégie collective, mais dans une perspective individualiste, c’est-à -dire ne concernant que les enfants composant la famille.
[10] Ailleurs, nous avons dénommé cette culture : culture du manque ou de la carence, parce que toute la stratégie du développement communautaire est fondée sur l’extension de l’idée de manque de technologie et de pauvreté financière pour véhiculer l’idéologie nouvelle de l’accumulation et de la reproduction du capital, qu’est aujourd’hui le développementisme.
[11] En fait, la recommandation de l’injection massive d’argent dans l’économie nationale, est une proposition qui découle du diagnostic du manque de technologie et de capitaux comme responsable du « sous-développement » du pays, alors que dans l’histoire des relations haïtiennes avec des pays impérialistes, il est clairement démontré que l’appauvrissement est lié au pillage des ressources naturelles et financières du pays par la France et les Etats-Unis, notamment.