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Haïti-Rép. Dominicaine : Aux origines de la domination commerciale dominicaine

Par Fritz Deshommes

Soumis à AlterPresse le 29 nov. 2013


Au moment où les relations haitiano-dominicaines occupent le haut du pavé, nous jugeons opportun de reproduire ce texte publié pour la première fois en 1984 dans « Le Nouvelliste » et repris dans notre ouvrage « Vie Chère et Politique Economique en Haïti ». Son titre originel « Vaste offensive commerciale dominicaine en perspective » recouvre tout un programme, avec ses volets licite et illicite, la contrebande et l’efficacité commerciale formelle faisant partie de la même stratégie de pénétration du marché haïtien décidée au plus haut niveau de l’Etat.

Trente ans plus tard, en 2013, la réussite dominicaine est totale. Les exportations du pays voisin, devenu entretemps le 2e partenaire commercial d’Haïti, sont passées de 25 millions à plus de 1,5 milliards de dollars. Les importations en provenance d’Haïti atteignent rarement 100 millions de dollars.

N’est-il pas venu le temps de penser à renverser la vapeur ? En attendant de concevoir et de mettre en œuvre une politique économique et commerciale conséquente, privilégiant la valorisation des ressources et des produits nationaux, Haïti pourrait déjà lancer des signaux allant dans le sens d’une exigence de réciprocité, notamment sur les boissons, alcoolisées ou non, les cigarettes et tous ces produits locaux frappés de fait d’interdiction. Ne pourrait-on pas commencer par conditionner l’entrée sur le marché haïtien de rhum, bière, cigarettes en provenance de la République Dominicaine à la libre circulation du rhum Barbancourt, de la bière Prestige et autres produits haïtiens de qualité qui actuellement connaissent toutes les misères du monde pour pénétrer en territoire voisin ?

Ne dit-on pas par ailleurs que l’horrible sentence de la Cour Constitutionnelle dominicaine contre des citoyens dominicains d’origine haïtienne tiendrait ses causes occasionnelles dans une dispute commerciale faite d’œufs, de poulets et de salami ?

Pour toutes ces raisons, ce texte datant de 1984 est riche en enseignements.

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Vaste offensive dominicaine en perspective

La République Dominicaine est en train de préparer une vaste offensive commercial en direction de son voisin occidental, Haïti, en vue de résoudre ses problèmes d’endettement et de stopper la dégringolade de sa monnaie nationale. Tant il est vrai que "le marché haïtien est un marché bien intéressant et bien attrayant ", comme l’indique le Dr. Eduardo Tejera, Directeur Exécutif du CEDOPEX (Centre Dominicain pour la Promotion des Exportations.

La stratégie qui va être adoptée en la circonstance comprend deux facettes. La première est légale et tiendrait à apaiser les appréhensions haïtiennes en ce qui a trait à la contrebande. La deuxième l’est un peu moins et se préoccuperait de la mise en place des voies et moyens permettant l’accroissement et la systématisation du trafic illicite des marchandises dominicaines à travers la frontière terrestre.

En ce qui concerne la facette légale, une commission désignée personnellement par le Chef de l’Etat, M. Salvador Jorge Blanco, et présidée par le Ministre des Forces Armées a été chargée, il y a déjà deux mois, d’élaborer une réglementation sur la façon d’exporter en Haïti, de manière à favoriser l’ouverture de la frontière terrestre par les autorités haïtiennes.

L’objectif est de doubler carrément et à court terme les ventes dominicaines en Haïti qui se chiffrent actuellement à quatre millions de dollars selon les statistiques officielles, mais qui atteignent en fait, précise M. Tejero, "vint-cinq (25) millions de dollars du fait des achats informels que font les citoyens haïtiens de passage ici "

Le Directeur Exécutif du CEDOPEX ne cache pas son intérêt pour ce juteux marché d’exportation et déborde d’optimisme. Car "si de manière informelle et sans stimulant, il est maintenant de quelque vingt-cinq (25) millions de dollars, nous croyons qu’une fois que seront créées les conditions et mis en place les mécanismes, l’on pourrait atteindre quarante (40) ou cinquante (50) millions de dollars ". Les Dominicains ne vendent pas cher notre peau !

A l’heure où nous écrivons ces lignes, la réglementation susmentionnée doit déjà avoir été soumise au Président Blanco qui, assure-t-on, accorde à la question une importante primordiale au point de s’en occuper personnellement. Rappelons que les autorités locales avaient motivé leur décision de fermer la frontière par l’ampleur que prenait à travers elle le trafic illicite de marchandises et en vue de porter la partie dominicaine à ratifier un Accord de Coopération mutuelle sur la Contrebande, accord déjà négocié par les techniciens des deux gouvernements.

L’autre facette de la stratégie de nos voisins est un peu moins légale et également moins officielle. Elle s’est exprimée récemment à travers des recommandations d’un ancien haut fonctionnaire dominicain, agronome de son état, qui, plaidant pour un plus grand intérêt en faveur du secteur agricole, conseille : "l’installation de marchés dans les zones frontalières, d’où on pourra écouler vers Haïti tous les excédents des produits de l’agriculture et de l’élevage, comme le font les Etats-Unis avec la République Dominicaine et d’autres pays à travers le PL-480.

En d’autres termes, semble dire l’intervenant, fortifions notre agriculture, engageons-nous résolument vers l’autosuffisance alimentaire et n’ayons aucune crainte d’avoir une production excédentaire car le surplus pourra toujours être déversé chez nos voisins de l’Ouest, Haïti. Les Etats-Unis ne font pas autre chose avec nous et d’autres. Seulement eux, ils ont le PL-480. Eh bien ! Nous, nous aurons la contrebande. A chacun selon ses moyens, quoi !

Les Dominicains ont déjà commencé à mettre en pratique ces judicieux conseils, si l’on en croit le "Listin Diario" qui, dans un article publié le 07 mai 1984, fait état de la présence dans la région des Pedermales de "nombreuses maisonnettes récemment construites pour le stockage des marchandises destinées à être vendues aux commerçants haïtiens. A ce propos, le gouverneur des Pedernales déclarait au journal" : ces constructions ont été improvisées par les commerçants puissants de la zone qui ont investi des milliers de pesos pour rendre la zone adéquate et financer également l’ouverture de chemins dans les régions arides et accidentées afin de faciliter leurs opérations ». On peut être plus clair !

Le raisonnement des Dominicains est très simple : comme les ambitions économiques de nos voisins (de l’Ouest, Haïti) ne s’arrêtent qu’à devenir le "Taiwan de la Caraïbe", à travers l’industrie d’exportation, et qu’il faudra bien que les revenus supplémentaires qu’ils ne manqueront pas d’en tirer soient affectés à quelque chose –a u moins à leur nourriture- faisons en sorte que ce soit chez nous qu’ils s’en approvisionnent. Peu importe le moyen : le commerce régulier ou la contrebande.

Fritz Deshommes
Le Nouvelliste du 13 juillet 1984
Extrait de « Vie Chère et Politique Economique en Haïti », pp. 185-188. Port-au-Prince,
L’Imprimeur II, 1992.