Article extrait de la revue de la Plate-forme Haitienne des Organismes de Défense des Droits Humains (POHDH) « Se Mèt kò ki veye kò », Série II, No. 2 (version française), à paraître bientôt
Soumis à AlterPresse le 9 aout 2004
La situation des ouvriers travaillant dans la zone franche frontalière de Ouanaminthe, précisément des salariés des usines de la filiale du Groupe M, CODEVI, a occupé une place relativement importante dans les médias, ne serait-ce que l’espace d’une semaine. Pour la POHDH qui cherche toujours à sensibiliser l’opinion publique sur les Droits Economiques, Sociaux et Culturels (DESC), cela est plutôt positif, puisque la condition ouvrière - les questions sociales d’une manière générale - est souvent absente de l’actualité. La publication du rapport de la Plate-forme sur les conditions de travail au sein de cette entreprise, qui a coïncidé avec d’autres interventions, en est certainement pour quelque chose. Si les faits relatés dans le rapport ont obligé certains secteurs, en particulier des éditorialistes économiques, à sortir de leur mutisme lorsqu’il s’agit de ces questions, sensibles parce que fondamentales, la POHDH peut déjà s’estimer satisfaite, en attendant la réparation des multiples violations des droits humains qui y sont soulevées.
Dans les multiples prises de position sur cette question, trois catégories ont été assez récurrentes pour retenir notre attention : emploi, croissance et droits humains. Les deux premières considérées, du moins implicitement, non seulement comme antithétiques à la dernière, mais comme des facteurs limitatifs. Comme si au nom de la fameuse théorie des avantages comparatifs, réduits exclusivement au coût de la main-d’œuvre, on devrait faire l’économie de toute forme de revendication ouvrière. L’assimilation de la protestation syndicale à l’action subversive effectuée par le secteur patronal et ses alliés est révélatrice du cadre dans lequel tend à s’inscrire le débat. Ce qui nous amène à nous poser la question à savoir si la recherche de la croissance et de l’emploi est incompatible avec le respect des droits humains. Quel ordre de priorité faut-il privilégier ? Ou encore, les droits humains sont-ils défendables face aux "implacables lois" de l’économie ?
Répondre adéquatement à ces questions, dans le sens d’une (ré-) affirmation de la primauté de la dignité humaine, ne peut se résumer à l’établissement d’un catalogue d’énoncés philosophiques relatifs aux droits humains. L’une des conditions de l’homme moderne, c’est d’évoluer au sein d’une structure économico-sociale qui exige un transit par les rapports de production pour s’intégrer dans la société. Les droits humains doivent nécessairement se déployer dans cette structure ou s’imposer sous forme de loi. Par exemple le droit au loisir ou au repos trouve son affirmation positive dans l’article 123 du Code du travail sur les congés payés. Mais même édictées sous forme de loi, ces droits peuvent être l’objet de violations. Bien mieux, ces violations se trouvent justifiées par des discours attaquant les lois et les droits humains dans leur fondement.
Dans le cas qui nous préoccupe ici nous avons pu entendre ou comprendre dans certains arguments que revendication salariale (par extension, droit syndical, émanation du droit d’association, tous reconnus par la loi) est remise en cause de la croissance et de l’emploi, ces deux dernières notions tendancieusement présentées comme étroitement imbriquées, inséparables. En décrétant que la revendication pour un salaire décent constitue un frein à la croissance, on ne fait qu’éluder la triple dimension de l’emploi dans les sociétés modernes :
I. contribution à la production, à l’accumulation de capital ;
II. rapport marchand en raison de l’échange salaire/force de travail - physique ou intellectuel ;
III. moyen d’intégration sociale, de socialisation, celui qui dispose d’un emploi est potentiellement disposé à s’insérer dans la société par la possibilité qui lui est offerte d’y mener une vie décente.
Si les milieux patronaux estiment que la préoccupation pour les droits humains remet en cause l’existence même des deux premières dimensions de l’emploi, la dernière rend légitime cette préoccupation. En effet, le premier des droits humains est le droit à la vie. L’homme en tant qu’animal social doit avoir la possibilité de se reproduire, de s’épanouir dans la société, c’est-à -dire de développer ses facultés physiques et intellectuelles. L’emploi doit émanciper de la tyrannie de la faim, assurer un toit, permettre la formation intellectuelle, répondre au besoin de se soigner, garantir le loisir, et autres. Réduire l’emploi aux deux premières dimensions qui le confinent à la sphère marchande, n’est rien d’autre que considérer le salarié ou l’ouvrier, comme une bête de somme. Quand la croissance est érigée en fin exclusive on peut légitimement accepter l’esclavage comme un moyen approprié pour y parvenir. Si on devait s’en tenir qu’aux chiffres de la production sucrière durant l’époque coloniale française, Saint-Domingue serait le meilleur des mondes. Quand l’échange salaire/travail est exclusivement soumis à la logique de la croissance et de l’accumulation, envoyer les enfants dans les mines, comme on le faisait naguère dans l’Angleterre victorienne, est plus que normal, mais désirable étant une main-d’œuvre à bon marché. Et pourquoi ne pas supprimer tout simplement l’enseignement primaire obligatoire, comme le prescrit la Constitution haïtienne en son article 32 alinéa 3, et envoyer les enfants travailler dans les zones franches afin de rendre le pays plus attrayant, plus compétitif ?
Ces éléments pour dire que la question de l’emploi et des coûts salariaux ne saurait être appréciée qu’avec les yeux de comptable ou laissée à la discrétion des patrons. Les ouvriers en ont également leur mot à dire. L’assimilation de l’activité syndicale à l’action subversive rappelle étrangement le jugement, en janvier 2003, pour subversion de deux syndicalistes chinois accusés d’avoir été à la tête, en mars 2002 dans la province du Liaoning, d’un mouvement de contestation ouvrière mobilisant 30 000 salariés qui exigeaient le paiement des salaires ainsi que des retraites et le versement des indemnités chômage. La bourgeoisie locale serait-elle sur la même position que les bureaucrates de Pékin quand il s’agit de revendication ouvrière ? Doit-on y voir les raisons de la fascination qu’exerce la compétitivité chinoise sur le milieu patronal. En effet, l’absence des droits démocratiques dits formels en République Populaire de Chine rend impossible toute activité syndicale libre. Reste à se demander si les valeurs démocratiques au nom desquelles cette bourgeoisie avait souhaité le départ de Jean-Bertrand Aristide devaient s’arrêter aux portes des entreprises ?
Le salaire doit aussi permettre une redistribution des fruits de la croissance qui est en tout premier lieu le produit du travail. Et c’est justice. Justice sociale ! Condition nécessaire de l’Etat de droit ! Sinon on ne fait que vider le contrat social de toute substance, ou l’amputer d’un pilier fondamental. Autrement, un contrat social qui ignore cette dimension d’intégration est tout simplement boiteux.
En Haïti où l’on se débat depuis près de deux décennies dans une problématique transition démocratique, cette question requiert la plus grande attention d’autant qu’on a jamais connu l’Etat social ou l’Etat-providence, même dans son contenu minimal. Ainsi, en arrière-plan de cette question de l’emploi, du coût de la main-d’œuvre, il y a aussi l’enjeu du choix de société. Le pacte de travail ne saurait remplacer le pacte de citoyenneté, fondement de la société démocratique. Il serait naïf de croire que ces deux pactes ne sont pas antagoniques, mais au-delà de l’individu-ouvrier-salarié dans l’entreprise, il y a plus fondamentalement l’individu-citoyen dans la Cité. Ce dernier jouissant de tous les droits constitutifs d’une société démocratique, dont celui de réclamer des conditions de travail conformes à la dignité humaine. Vouloir instituer la régulation marchande comme seule forme de régulation c’est tout simplement refuser la démocratie. Dans une société démocratique l’entreprise ne peut pas être une enclave d’exception soumise à la dictature patronale. La société démocratique est celle où est offert à tous la possibilité d’épanouissement individuel dans toutes ses dimensions.