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Haïti-Politique : Pourquoi Dessalines s’entête-t-il à visiter Pétion ?

Débat

Par Berthony Pierre-Louis *

Soumis à AlterPresse le 25 novembre 2013

Haïti est la Terre que nos ancêtres nous ont léguée comme héritage. Dès le plus jeune âge c’est ce qu’on enseigne aux jeunes haïtiens. Ancêtres ! Héritages ! De quoi parle-t-on exactement ? S’agit-il des 27 750 km2 situés dans la mer des Caraïbes ? Je ne sais pas trop pour le moment à quoi correspond cette réalité. Il me semble que depuis fort longtemps la Navase s’est obscurci du décor. S’agit-il de cette ancienne colonie française où des hommes et des femmes déracinés (e) d’Afrique ont été jetés (e) en esclavage qui, par leur sueur et leur sang, ont rendu l’Ile tellement prospère qu’elle a été dénommée la Perle de Antilles ? Je n’y prête foi non plus car, si aujourd’hui ce sont uniquement les fils de Dessalines et de Pétion, deux illustres créoles, qui se la revendiquent alors qui défend les intérêts des descendants des vaillants (e) Bossales dont leurs pères et leurs mères furent restés en Afrique ? Mais que dire également de ces Polonais qui ont combattu sans rechigner et qui ont largement contribué à la fondation de cet Etat-Nation ? Il me semble que les descendants de Dessalines et de Pétion ont la mémoire courte. Si réellement il s’agit aujourd’hui d’un contentieux entre les fils de Pétion et de ceux de Dessalines, il faudra reformuler la question d’Ancêtres et d’Héritages. Car il manque cruellement le représentant des Bossales, pire encore de ces nombreux amis et collaborateurs de toute part et de toute sorte qui d’une façon ou d’une autre ont largement contribué à l’éclosion de cette Nation et qui y ont cohabité depuis plus de 200 ans.

Parle-t-on d’une question de couleur ?

Soyons indulgent, naïf ou carrément imbécile. Faisons l’hypothèse que Dessalines et Pétion représentent les plus illustres de nos Ancêtres. Par conséquent, tous les Haïtiens se reconnaissent ou devraient se reconnaitre en eux. Oui, mais comment différencier aujourd’hui au sein de la nation haïtienne les descendants de Pétion de ceux de Dessalines. Par leur faciès ? Foutaise. En réalité l’enfant né de l’accouplement d’un Mulâtre et d’une Négresse ou d’un Noir et d’une Mulâtresse accouchera quoi en termes de pigmentation ? N’importe quoi. Et Dieu seul sait combien ils sont nombreux dans ce pays. Et qu’arrive-t-il dans une famille où des enfants nés de même mère et de même père ressortent avec des colorations de peau différentes ? Que va-t-il se passer ? Chacun aura à choisir son descendant ancestral de Pétion ou de Dessalines. Posons bêtement cette question idiote : « en quoi un enfant est-il responsable de la couleur de sa peau ? Et ceux de la Nation qui n’ont rien à voir ni avec Pétion ni avec Dessalines ? Ils ne sont pas héritiers ? Ils ne font pas partie du paysage haïtien ? Si on veut être plus précis, parlons des descendants des Levantins. Ils se sont installés depuis combien de temps dans le pays ? Aujourd’hui qui sont-ils ? Haïtiens à part entière, Fils et Filles de la Nation. Que représentent Dessalines et Pétion pour eux en termes « chromosomiques » ? Et ceux dont l’un de leur parent est étranger ? N’attendez pas de moi de réponse. Heureusement que la construction d’une nation est un processus interminable. Il n’existe pas de nation achevée.

Et s’agit-il d’une question économique ?

Sur ce terrain la question parait moins compliquée en apparence. On peut facilement identifier voir dénombrer qui sont les analphabètes, les sans-logis, les laisser pour compte en un mot les plus vulnérables dans ce pays. Si on veut amalgamer on peut sans retenu mélangé « madigra ak bonmas » sans se soucier de la provenance réelle de certaines fortunes. Ainsi arrangera-t-on dans un même panier : drogues dealers, industriels, commerçants, « dilapideurs » de deniers publics etc. mais le problème reste le contenu du panier. Qui en retrouvera-t-on : les descendants de Pétion ou ceux de Dessalines ? C’est compliquer. Les héritiers et descendants des deux ancêtres semblent difficilement « départageables » sur ce terrain-là également. Alors, procédons de façon plus méthodique. Essayons de décanter les fortunes. Arrangeons d’un côté ceux que nous désignons par les « sales riches » c’est-à-dire : les drogues dealers, les dilapideurs de deniers publics, les malfrats, les grands kidnappeurs et de l’autre côté ceux que nous désignons de « riches propres » c’est-à-dire : les commerçants (importateurs, exportateurs), les grandons (vòlè tè ?) les industriels, les propriétaires d’entreprises (ki gen nen na figi yo). Tout de suite notre Jean Jacques Acao national s’élèvera pour crier qu’il ne s’agit point d’un problème de couleur parce que : « nèg nwè ki gen lajan se milat epi milat pòv se nèg nwè. » Au lieu d’une bataille entre Dessalines et Pétion le problème devient un problème de classe. Si c’est un problème de classe il y a-t-il vraiment lieu de faire rencontrer en ce lieu Pétion et Dessalines. Personnellement j’aurais persisté et signé pour dire NON. Parce que comme pour la question de couleur, je me demanderais non sans certaine perplexité entre prolétaires et bourgeois, entre dominants et dominés de quel côté dénombre-t-on les descendants de chacun de nos deux protagonistes ? Mais, en entendant certaines voix s’élever pour parler de projet dessalinien, de conception dessaliniste, j’ose essayer d’établir une nouvelle ligne de partage. C’est le terrain politique ? Une vraie fausse piste car, si après l’occupation jusqu’à Lescot les tenants visibles du pouvoir étaient des mulâtres mais que dire de Estimé à nos jours ? Epi, epi…

Il suffit de rappeler la sortie fracassante de Brian Dean Curran ce diplomate américain en poste en 2003 pour mesurer l’ampleur de nos tares, de nos hypocrisies et de nos bêtises : « Vous éduquez les enfants des dealers, vous recevez leur dépôt, vous construisez leurs maisons et ils sont élus parmi vous à la tête des Chambres de commerce ». En un mot les deux paniers « sales et propres » savent se fusionner et se confondre au besoin sur le dos du peuple. Puisqu’on parle d’éducation, de dépôts, de résidence. Pas de droits mais de privilèges. Il parait qu’il a un œil de félin lui ce diplomate ! Il a du flair pour débusquer nos autruches. Loin de se contenter du pavé dans la mare, il s’obstine à fouiner dans nos affaires internes et intérieures sans retenu et sans frémissement il poursuit : « J’espère que les têtes froides prévaudront. Et j’espère que l’ultime incohérence, la nostalgie de l’ère duvaliérienne, n’induira personne à appuyer financièrement ou autrement, aucun rôle politique pour Jean Claude Duvalier. Le passage du temps ne devrait pas effacer les crimes. Les pages de l’histoire ne peuvent pas être retournées. Cherchez de préférence parmi vos incroyablement talentueux jeunes professionnels éduqués à Harvard, Columbia, Stanford, Georgetown et autres universités américaines, à la Sorbonne ou l’HEC, à McGill ou Laval, pour une nouvelle génération de leadership politique, éprouvés dans le creuset des idées modernes, mais maintenant en Haïti, préparant un meilleur avenir pour Haïti et non la pérennité, la nostalgie ou la revanche ». C’est révoltant, quel scandale ! Malheureusement cet ambassadeur qui a trop longtemps vécu en Haïti s’est procuré une bouche de cabri créole. Il n’est pas dupe. Il n’est pas sans savoir que la question du préjugé de couleur est un épiphénomène de la lutte des classes que les politiciens véreux et traditionnels ne cessent d’utiliser à leurs profits personnels.

Un peu de logique et de cohérence

Au cours d’un forum réalisé le samedi 16 novembre 2013, presque la veille de la manifestation où Dessalines voulait aller rencontrer Pétion, et diffusé à la radio, un orateur s’identifiant comme dessalinien et dessaliniste eut à expliquer pourquoi aujourd’hui cette rencontre devrait avoir lieu. Il consacre le 10 aout 1802 comme date charnière pour démontrer les retombées positives que cette rencontre entre Dessalines et Pétion a engendrée pour la Nation. Dans sa tentative d’évacuer, de dissiper ou de dissimuler toutes intentions revanchardes ou toutes polémiques coloristes que pourrait susciter son intervention, il commence par introduire huit petites questions de départ auxquelles il apportera les réponses tout au long de son exposé. L’une de ces questions se formule sans fard : à quand le jugement des assassins de Dessalines ? En guise de réponse à cette question, il conclut aussi froidement que péremptoirement : « Dessalines a été assassiné au domicile de Pétion ». Je ne suis pas homme lois mais il me semble que le coupable est tout désigné. Lorsque la question de la source de cette information a été soulevée, l’orateur de répondre : « il existe trois source en histoire les sources matérielles, les écrits et ce qui se raconte de bouche à oreille (la petite histoire) ». Donc, les deux autres sources sont tout simplement sacrifiées au seul profit de radyoteledyòl.

Dans son élan dessalinien l’orateur avance que KARL MARX est l’héritier politique historique de Dessalines ; qu’Allende qui a accédé au pouvoir au Chili au début des années 70 et Mitterrand qui a eu le même privilège en France une décennie plus tard appliquèrent tous le projet dessalinien. On devrait se poser la question de quelle idéologie politique était Dessalines ? Mais, au regard de ces trois figures évoquées, répondre à une telle interrogation équivaudrait à une tautologie. Mais non puisque notre grand dessalinien, notre illustre dessaliniste se proclame de Droite. Vous comprenez quelque chose vous ? Quelle jonglerie ! Bravo et chapeau mon ami.

Chers compatriotes et aventuriers politiques de tout bord cessons la comédie. Un peu plus de décence dans votre démence. Il est temps pour vous de grandir et de pouvoir vous regarder sereinement dans une glace. Faites cet effort sans complaisance et dites-vous, même très entre vous, que l’image qui vous est parvenue est grimaçante. Grandissez un peu et cessez de jouer avec le feu. Fuyez la facilité et la manipulation mensongère et serrez vos ceintures pour affronter dignement notre destiné. Puisqu’il n’existe pas de discours sans adresse alors que feriez-vous, j’ai bien dit vous, de ces fanatiques que vous êtes en train de créer ? Si par le malheureux des hasards, l’un d’entre vous accède au pouvoir et qu’au bout de trois mandats consécutifs plus rien ne change dans le sens des intérêts de la majorité, ce ne sera plus votre faute car les coupables sont déjà désignés. Un peu d’éthique s’il vous plait.

Politiciens agaman de mon pays vous savez pertinemment mieux que quiconque que l’histoire de cette terre a été toujours une histoire de métissage, de brassage et de cohabitation « ethnique » donc de tradition hybride et multiculturaliste. Certes nous avons connu des déboires. Et ne sommes-nous pas au bout de nos peines ? Combien de fois nous avions été trahis, exploités, appauvris, humiliés par notre faute, par notre innocence parfois ou par la cupidité de faux amis ? Combien de regards humiliant et révoltant avons-nous essuyé tout au long de notre trajectoire ? Combien d’embuches nous reste-t-il encore à surmonter ?

Mais de grâce si le ver est dans le fruit ayons le courage de l’extirper et ce, quel que soit le prix. Enterrons une bonne fois pour toute cette politique du bouc émissaire. Apprenons à poser les problèmes à la hauteur de leur dimension. Je me demande sans relâche, par quel revirement historique deux clans ethniques de même souche s’arrogent-ils de tant d’audace pour s’accaparer d’Haïti au point de s’auto ériger en Héritiers Légitimes ? Et si les descendants des Tainos, des Caraïbes ou des Arawaks d’où qu’ils se trouvent viennent à exiger leur part d’Héritage ou leur héritage tout court ? Excusez-moi. Ils ne pourront formuler aucune réclamation car ils font partie des anonymes. Des oubliés de l’histoire qui n’ont aucune pièces d’identité ni de Mémoires écrits pour remonter voire reconstituer leur arbre généalogique.

Si nous persistons, je devrais dire si vous persistez, mais refusant de me faire complice par mon silence je me permets de crier haut et fort mon inquiétude et mon dégout face à de telles déviations, dans cette voie, lentement mais surement nous nous dévierons sur la pente dominicaine. Peut-être qu’il nous manquera seulement une Cour Suprême suffisamment bête pour consacrer nos errements génocidaires !

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* Sociologue