Marc-Arthur Fils-Aimé
Soumis à AlterPresse le 7 novembre 2013
Il est bien malheureux que, depuis plusieurs semaines, plusieurs mois et même depuis plus de deux ans, toutes nos analyses n’embrassent que des situations de conflit entre différentes instances étatiques. Par exemple, en cette seule semaine du 22 octobre, plusieurs obstacles dont l’arrestation illégale de Me André Michel, ont surgi pour obstruer le déroulement normal de la vie sociale et publique. Plus d’un se demande où se trouve la direction du pays, ou du moins quelle est l’instance étatique qui maîtrise et oriente la barque nationale ?
La supériorité de l’exécutif sur le judiciaire et le législatif est-elle constitutionnelle ?
Le législatif, le judiciaire et l’exécutif s’entrechoquent sur bien des dossiers. Chacun de ces pouvoirs se dit victime de l’empiètement de l’autre. La vérité qui n’est jamais abstraite doit résider quelque part. Ce sont, en l’occurrence, la Loi mère et toutes les lois qui lui sont subsidiaires qui déterminent en principe le rôle de toutes les instances étatiques. Pourtant, il est évident que le président Michel Martelly a eu la malice de domestiquer des portions importantes des autres pouvoirs et de presque toutes les directions de l’administration publique. Ce qui lui permet d’agir selon ses besoins, selon ceux de ses proches et de certains courants de ladite communauté internationale, même si ces besoins ne correspondent pas aux intérêts de la nation. Le 17 octobre dernier, le président Martelly a affirmé dans un rassemblement public dans le nord du pays que le pouvoir exécutif est plus fort que les deux autres et a ainsi nié implicitement leur indépendance. D’ailleurs, ce n’est pas la première fois qu’il a proclamé la supériorité de l’exécutif sur le judiciaire et le législatif. Pourtant, la Constitution haïtienne n’a en aucun de ses articles hiérarchisé les trois pouvoirs.
Mésinterprétation de la Constitution ?
Des tumultes s’amplifient de jour en jour entre pairs de la même classe de politiciennes et de politiciens haïtiens. D’ailleurs, la plupart de ces scandales, même quand le motif apparent tourne autour d’autres sujets, ont un lien direct ou indirect avec ces élections qui devaient avoir lieu depuis plus de deux ans. C’est dans cette optique que parmi tous les scandales qui ont secoué la conjoncture récente, nous retenons la partie relative à ces joutes. Au fond, ce sont ces dernières ou, disons mieux, la volonté de mainmise sur le pouvoir qui sont à la base de tous ces évènements qui se tissent publiquement ou dans les couloirs.
En général, la classe politique traditionnelle et viscéralement électoraliste attend toujours de toutes les mésaventures du pouvoir une retombée positive, c’est-à- dire une valorisation, pour les jeunes loups, de leur cote politique, ou pour les fractions usées par leurs mauvaises pratiques récurrentes, une revalorisation de la leur. L’obsession d’ébranler le pouvoir sans le concours conscient et éclairé des masses c’est-à-dire en les instrumentalisant, est devenue leur objectif principal, car s’il faut mieux se positionner aux yeux de ladite communauté internationale, le peuple doit rester à l’écart et on doit l’utiliser comme pression de dernière heure. Alors, on ne lui doit rien. La grande majorité des politiciens assoiffés de pouvoir à tout prix, restent convaincus qu’ils ne réussiront pas leur rêve sans la caution du grand étranger en l’occurrence de l’impérialisme américain. C’est pourquoi d’ailleurs, le pouvoir exécutif sort toujours victorieux de ces mésaventures qui s’accumulent. Les deux camps attendent le dernier mot du grand voisin qui est en réalité l’acteur, parfois en apparence muet mais clé, du déroulement et du dénouement de la situation en attendant l’irruption organisée des classes travailleuses.
Et, jusqu`à maintenant, la réalisation de ces élections reste encore problématique malgré la dernière grande offensive du Collège Transitoire du Conseil Électoral Permanent qui est le fruit d’une compromission (non prévue dans la Constitution), entre le Sénat et le président Martelly. Le Conseil procède selon la volonté du président Martelly tout simplement parce que la grande majorité de ces protagonistes dépendent dans leurs prises de position politiques et idéologiques d’une même autorité transcendantale.
Cette entité responsable de l’organisation des prochaines élections a publié ce qu’elle a appelé « un pré-calendrier électoral » et fixé la date des élections au 23 janvier 2014. Pourquoi un pré-calendrier et non pas tout simplement un calendrier électoral ? Un pré-calendrier a-t-il la qualité de se substituer à un calendrier régulier ? Le président de ce Conseil, M. Emmanuel Ménard a tiré des leçons de l’expérience de ces dernières années depuis que les puissances internationales nous ont coincés dans un schéma électoral que leurs propres ressortissants commencent à rejeter par un taux élevé de votes nuls là où le vote est obligatoire et par des taux d’abstention élevés dans les cas obligatoires.
Un CTCEP à la solde du pouvoir exécutif
Le Conseil a remis au Président de la République l’avant-projet de loi électorale pour le déposer au pouvoir législatif. La Chambre des députés a voté cet avant-projet malgré les changements que le pouvoir exécutif y a apportés sans en avoir la compétence constitutionnelle pour ce faire, après l’avoir gardé plus de deux mois dans ses tiroirs. Le Sénat a réagi autrement en y adjoignant de nombreux amendements qui répondraient plus aux désidératas des partis politiques demeurés en lice pour les prochaines joutes électorales. Il revient à la Chambre des députés de faire ce qu’il doit avant d’aboutir à une loi électorale apte à cadrer les élections. Entre-temps, une minorité des membres du Conseil a dénoncé les décisions prises par son président qui a mis unilatéralement en branle la machine électorale.
L’opposition politique s’est montrée défavorable. Malgré certaines divisions tactiques qui la rongent, elle a refusé d’emprunter ce chemin trempé d’illégalité, ce pour de multiples raisons. L’une d’entre elles, c’est que ledit Conseil Transitoire est une émanation du pouvoir exécutif et que tous les dés sont déjà pipés. En effet, le président n’a jamais caché son intention de garder ses yeux ouverts sur cet organisme d’État indépendant.
Entre-temps, les manifestations anti-Matelly s’intensifient à Port-au-Prince et au Cap-Haïtien, les deux principales villes du pays où fusent deux sortes de mot d’ordre. Un mot d’ordre réclamant le départ immédiat du président de la République et des élections générales. Une ombre plane sur ce point de vue. D’ailleurs, dans le cas où cette opposition arriverait à mettre le pouvoir hors- jeu, disposerait-elle des moyens pour récupérer le fruit de ses efforts ? Qui s’occuperait de la transition pour mettre en œuvre les prochaines élections ? Le poids de ladite communauté internationale, vu l’allégeance de la grande majorité des politiciens traditionnels à cette dite communauté, profitera de leur manque d’autonomie pour s’imposer à l’instar de ce qui s’est passé en février 2004 à la chute provoquée de l’ex-président Aristide. Sans trop de peine, elle n’aura qu’à introduire ses mains dans ce panier d’antinationaux pour en tirer tout un gouvernement soumis à ses désirs.
P
ar un autre mot d’ordre plus conciliateur, une fraction de cette opposition aimerait que le président termine son mandat, quitte à modifier son gouvernement et son comportement autoritaire. Loin d’être mûs par un sentiment nationaliste, la plupart de celles et ceux qui maintiennent cette position se croient plus chanceux de se faire voter ou se faire choisir lors des prochaines élections générales que pendant une période transitoire à la Alexandre et à la Latortue.
Le mois de janvier 2014 sera un mois butoir pour l’avenir de l’actuelle équipe dirigeante. Tant d’évènements importants attendent, notamment la demande de mise en accusation du chef de l’État par le Sénat, suite à la mort du juge Jean Serge Joseph, survenue après une convocation insolite et drapée de violence verbale de la part du Président dans un cabinet d’avocats, proche ami de M. Martelly, en juillet dernier. Ce qui sera énormément difficile. M. Laurent Lamothe, chef de gouvernement, le ministre de la Justice, Me Jean Reynel Sanon, le doyen du tribunal civil de Port-au-Prince, d’autres personnalités proches et conseillères de M. Matelly ont participé à cette rencontre d’après l’enquête menée par une commission du Sénat.
Il faudrait pour cette mise en accusation un appui des 2/3 de la Chambre des députés, une Chambre contrôlée dans sa grande majorité par des affidés du Palais national. Il est vrai que ce pouvoir liquidateur des richesses nationales pourra être facilement lâché par les Clinton et consorts si les masses populaires investissent les rues par de constantes manifestations. L’impérialisme qui n’a pas d’état d’âme obéira à ses intérêts immédiats pour bloquer toute radicalisation de leur conscience politique comme il l’a fait en de multiples occasions notamment en février 86 en organisant à la cloche de bois le départ de Jean- Claude Duvalier et la formation du Conseil National du gouvernement, le CNG. Personne ne peut prévoir sur quoi peut déboucher ‘’une situation historique concrète’’.
La tâche est maintenant plus facile pour l’impérialisme. L’opposition qui se raffermit n’est pas dirigée par un appareil politique anti systémique. Elle est alimentée par des ennemis du pouvoir qui exploitent les mauvaises conditions socio-économiques des masses.
L’opposition anti-Martelly s’affirme de plus en plus à travers les dix départements et parmi les expatriés. Le président du Sénat et automatiquement Président de l’Assemblée nationale et qui est le deuxième personnage du pays, Simon Dieuseul Desrat et celui de la Chambre des députés, M. Tolbert Alexis, ont ouvertement déclenché l’offensive contre le pouvoir Martelly-Lamothe. Dans les rues, la majorité qui ne veut plus demeurer silencieuse se mêle progressivement à diverses formes de manifestations. La police qui, accompagnée de la Mission des Nations-Unies pour la Stabilisation d’Haïti (MINUSTAH), réprime à coup de gaz lacrymogène le moindre rassemblement public anti-Matelly, fait empirer la situation qui se caractérise par une cascade de provocations.
Le pays se meurt sous la baguette d’une classe politique et d’une oligarchie myopes et répugnantes sous l’encouragement des grandes puissances occidentales qui en profitent pour soutirer les ressources vitales nationales. L’alternative doit venir d’une gauche indépendante et autonome qui n’aura de compte à rendre qu’au peuple. Le camp du peuple (…) est à construire dans l’unité et dans la clarté idéologique pour atteindre ce degré de souveraineté et parvenir à une distribution équitable de toutes les richesses du pays. « La participation critique et consciente de la base sociale, l’insertion dans la dynamique de lutte de tout le pays, le projet de lutte et de nouvelle société qui deviennent de plus en plus clair, la direction qui oriente et remet en question, mais toujours étroitement liée à la base, voilà pour nous les conditions essentielles à remplir pour que le peuple soit le sujet de son histoire. » (Michel Séguier, 1983 - Mobilisations populaires et Education mobilisante.P.84. Harmattan)
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* Directeur de l’Institut Culturel Karl L’évêque