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Haiti-Rép. Dominicaine : L’état du débat sur la sentence de la Cour Constitutionnelle dominicaine (2 de 4)

Par Joseph Harold Pierre *

Soumis à AlterPresse le 3 novembre 2013

3 - Contre la sentence

Le rejet de la sentence prend plusieurs formes. Pour certains, la mesure constitue une violation flagrante de la constitution dominicaine de 2010 et du droit international. Pour d’autres, elle s’inscrit dans la logique raciste de Trujillo. Elle est aussi considérée comme un acte inhumain qui tend à provoquer un génocide civil. La décision est aussi analysée du point de vue de son impact négatif sur l’économie dominicaine.

3.1 Dimension légale

Quant à l’aspect légal du rejet, il faut tout d’abord citer les magistrates, Isabel Bonilla Hernández et Katia Miguelina Jiménez, qui ont voté contre, en se basant sur la sentence de 2005 émise par la Cour Interaméricaine des Droits Humains (CIDH) qui stipule que “le statut migratoire d’une personne ne se transmet pas à ses fils”. En effet, suivant les articles 67 et 68 de la Convention Américaine des Droits Humains dont la République Dominicaine est signataire, les arrêts de la CIDH sont définitifs et sans appel et ne peuvent être révisés au niveau interne. Les magistrates ont aussi rappelé qu’avant celle de 2010, les constitutions dominicaines établissaient que toute personne née dans le pays avait droit à la nationalité, exception faite aux fils de diplomates, et personnes en transit, lesquelles diffèrent de celles qui sont demeurées longtemps au pays. De plus, le magistrat Eddy Olivares de la Junte Centrale Electorale (JCE) affirme que la Cour a dépassé ses fonctions par la sentence, car elle a transformé une affaire de registre civil en une question migratoire.

Nombreux sont les juristes dominicains qui ont abondé dans le même sens des deux magistrates contestataires. Parmi ces hommes et femmes de droit figurent les constitutionnalistes, Oliver Rodríguez, et Jorge Pratts, auteur d’ouvrages de droit constitutionnel et doyen de la maitrise en droit constitutionnel de l’Université Pontificale Mère et Maitresse (PUCAMAIMA). Le professeur Pratts qualifie la décision d’ « alchimie interprétative » et d’ « autisme constitutionnel » et soutient, à l’instar de bien d’autres, qu’elle viole l’article 110 de la constitution de 2010 interdisant l’usage rétroactif des lois et l’article 74.4 obligeant une interprétation favorable à l’individu qui recourt à une loi pour la protection de ses droits. Un article qui a eu un grand écho est celui de Negro Veras, qui consiste en une exposition des arguments en faveur de la sentence, suivis de leur déconstruction.

Les éléments essentiels du texte sont la différence faite entre personnes en transit et personnes illégales et l’application rétroactive de la constitution de 2010 dans la sentence. Le défenseur des droits humains argumente que l’article 11 de la loi-mère sur lequel s’appuie le Tribunal Constitutionnel et suivant lequel « toute personne née sur le territoire de la République Dominicaine, à l’exception des enfants des diplomates ou ceux qui sont en transit, est dominicaine », ne porte aucune précision sur la nationalité des parents, sur le fait qu’ils sont haïtiens ou non.

Pour sa part, le juriste Guillermo Moreno, président du parti, Alliance Pays, et adversaire politique farouche de l’ex-président Leonel Fernandez, précise que de telles aberrations peuvent provoquer de graves conséquences à l’échelle nationale et internationale. Hugo Tolentino Dipp et le professeur et économiste Miguel Ceara Hatton, ancien haut fonctionnaire du PNUD en République Dominicaine, se sont alignés sur la position du juriste tout en ajoutant que le Règlement de 1939 définit « en transit » comme l’état de celui qui dure 10 jours dans le pays. Pour l’ancien officier du PNUD, cette décision est émanée d’un « groupe de dominicains qui veut voir terminée l’œuvre lamentable commencée par Trujillo en 1937 ». Il rappelle que, dans le premier circulaire de la JCE, les Dominicains d’ascendance haïtienne étaient identifiés par les lettres HH (Hijos/as de Haitianos/as), c’est-à-dire Fils d’Haïtiens.

3.2 Position d’organismes internationaux et d’ONG

Des organismes internationaux dont Amnesty International et les Nations Unies ont condamné la sentence qui tend à déchoir des Dominicains d’origine haïtienne de leur nationalité. L’UNICEF dans une note datée du 9 octobre précise que la décision du Tribunal Constitutionnel « pourrait avoir un impact dévastateur sur des milliers d’enfants » et rappelle que cette mesure rentre en contradiction avec de nombreux traités dont la République Dominicaine est signataire et va à l’encontre des principes fondamentaux des droits humains.

Des organisations régionales dont la communauté caribéenne (CARICOM), la Convention Interaméricaine des Droits Humains (CIDH) et l’Union des Nations Sud-américaines (UNASUR) ont dénoncé la discrimination de la décision qui tend à jeter dans l’apatridie et en violation des obligations internationales relatives aux droits de l’homme à quelque 250 mille "personnes nées en République dominicaine d’origine haïtienne, légalement reconnues comme Dominicains et qui ont contribué, en tant que citoyens de la République dominicaine, à la croissance et au développement de leur société, à l’économie et la politique".

Pour leur part, des leaders de la région dont les premiers ministres de Saint-Vincent et de Trinidad et Tobago, le ministre des affaires étrangères de la Guyane et l’ex-premier ministre de la Jamaïque) ont aussi exprimé leur désaccord à cette mesure à "conséquences catastrophiques" et qui, pour eux, constitue un affront à la mise en place des normes internationales. La semaine dernière, l’OEA et le Congrès américain se sont prononcés sur le sujet et ont rejeté la décision de dépouiller à des individus de leur nationalité, car elle enfreint les droits humains. Dans la foulée, la CIDH rentrera sous peu en République Dominicaine en vue de mieux connaitre la question.

Des ONGs locales dont le Centre Bonó et Participation Citoyenne ont analysé la dimension humanitaire de la question. Pour la première, la sentence est « absurde, insensée et injuste », alors que la seconde rappelle à l’Etat Dominicain que sa souveraineté ne le dispense pas de « l’obligation d’appliquer les lois sans discrimination, dans le respect du principe de non-rétroactivité, tel qu’établi dans la constitution ».

Il faut souligner aussi que des organisations dominicaines de la diaspora (Etats-Unis et Porto Rico) ont aussi rejeté la sentence, arguant que, si cette loi arrive à être appliquée, elles n’auront pas de moralité pour exiger ailleurs les droits qui sont violés dans leur propre pays de façon si vexatoire et aberrante. L’étudiant Gerald McElroy de l’Université de Columbia aux Etats-Unis, accompagné d’un groupe de jeunes, a lui aussi dénoncé la sentence dans sa vidéo « Eso no se hace [Cela ne se fait] » présentée sur You tube et sur laquelle plusieurs articles ont été écrits dans des journaux dominicains.

Lors de la 22eme Conférence régionale sur les femmes d’Amérique latine et des Caraïbes, organisée par la CEPAL, un groupe de participantes ont protesté au cri de "nous sommes toutes Haïti", au moment où le président Danilo s’apprêtait à tenir ses propos de circonstances. Pour ces femmes, l’application de cette norme augmenterait les abus sexuels et la violence et aurait un impact négatif sur la santé émotionnelle des familles affectées. Il faut souligner que cette manifestation a été mal vue en République Dominicaine tant par les défenseurs de la sentence que par ceux qui la rejettent. Pour Consuelo Despradel qui la défend (tout en voulant une solution au drame humain qu’elle constitue), cet acte constitue une grossièreté, du vagabondage et un manque de respect à l’Etat dominicain. Quant à Luis Soto, directeur de Espacinsular, en criant "Haïti", ces femmes rendent la situation ambigüe, y jettent de la confusion et rendent, en même temps, service aux nationalistes qui veulent confondre nationalisation et migration, alors que les personnes affectées n’ont rien à avoir avec Haïti, car elles sont des Dominicains.

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* Prof. d’Economie à la PUCAMAIMA et de Science Politique à UNIBE, Santo Domingo.
Coordonnateur général de NAPSA
Contact : desharolden@gmail.com