Enquête
Article 3 d’une série de 6
P-au-P., 14 oct. 2013 [Ayiti Kale Je / AlterPresse] --- En mai 2013, les Nations unies ont annoncé que « 6,7 millions d’Haïtiens se trouvent en insécurité alimentaire ».
Des organismes humanitaires, des agences de développement et des médias ont multiplié les articles, les vidéos et les « appels urgents ».
Grâce à quelques mesures et aussi à la clémence du temps, la situation s’est, semble-t-il, légèrement améliorée depuis lors.
Récemment, la Coordination nationale de sécurité alimentaire (Cnsa) a informé que les récoltes de riz et de maïs ont augmenté par rapport à l’année dernière. (Cependant, elles restent en-dessous du volume produit durant les années précédentes.)
Néanmoins, à l’aide de terrifiants graphiques et de sévères avertissements, les fonctionnaires continuent à dire qu’en 2013, deux fois plus d’Haïtiens que l’année dernière – environ 1,5 million de personnes – continuent de faire face à l’insécurité alimentaire « sévère » ou « aiguë », et que plusieurs millions d’autres sont considérés sujets à l’insécurité alimentaire.
Au moins un cinquième, et, dans certaines régions, un tiers, de tous les enfants haïtiens accusent un « retard de croissance », ce qui veut dire qu’ils ont un poids en-dessous de la normale pour leur âge, tandis que le développement de leurs cerveaux et d’autres organes en sera vraisemblablement affecté.
La faim est aussi devenue partie prenante du match de football politique, qui se joue en Haïti.
Prenant la parole le 10 mai 2013, l’ex-président Jean-Bertrand Aristide critiquait le gouvernement pour son insouciance concernant le problème de la faim et lançait un avertissement, à peine voilé, citant un proverbe haïtien : « Chen grangou pa jwe (quand un chien a faim, il ne joue pas) ».
Quelques jours plus tard, le président Michel Martelly répond, de manière à peine voilée, mettant apparemment en doute les propos d’Aristide et lui attribuant des responsabilités dans cet état de fait pour avoir passé dix ans au pouvoir. (En réalité, Aristide n’est pas resté dix années en poste. Son premier mandat a été interrompu par un coup d’État et à son second terme, il a du laisser le pays au bout de deux ans de gouvernement à cause d’un mouvement de contestation).
Bien que ce soit statistiquement difficile à vérifier, plusieurs rapports disent que la faim dans le pays est aujourd’hui plus généralisée qu’elle ne l’a jamais été au cours des 50 dernières années.
Doudou Pierre Festil, un cultivateur [[qui est aussi membre du Mouvement paysan national du congrès de Papaye (Mpnkp) et coordinateur d’un réseau d’environ 200 associations de planteurs et d’autres organisations connues comme le Réseau national haïtien pour la souveraineté et la sécurité Alimentaire (Renhassa), déclare que « le gouvernement est 100% responsable » de la faim en Haïti.
Mais la réalité est plus nuancée, les causes de la faim étant plus structurelles.
Tout le monde était au courant de la crise alimentaire latente en Haïti depuis nombre d’années : agronomes, économistes, planteurs, et fonctionnaires gouvernementaux haïtiens, bailleurs de fonds étrangers et agences humanitaires.
Durant des années, des « experts » haïtiens et étrangers ont préparé des projets, rédigé des demandes de subventions… ils ont aussi exécuté des contrats et ont été bien rémunérés pour leurs services.
Au cours des quatre dernières décennies, les donateurs ont dépensé des milliards de dollars sur l’« aide alimentaire », l’« aide au développement », l’« aide humanitaire » et toute une série de programmes agricoles.
Il a été, maintes fois, démontré que les causes de la faim sont structurelles, certaines remontant au lendemain de l’indépendance en 1804. Elles sont aussi liées à de plus vastes questions économiques, au niveau national et mondial.
Il n’est pas possible, en effet, d’en explorer les causes en profondeur dans cette série, mais nous croyons que le résumé ci-dessous présente les plus évidentes.
Pauvreté
La moitié de la population vit avec moins de US$1.00 dollar par jour ; quelque trois quarts vivent avec moins de $US 2.00 par jour (US $1.00 = 44.00 gourdes ; 1 euro = 61.00 gourdes aujourd’hui).
Avec peu ou pas de pouvoir d’achat, les Haïtiens - qui ne produisent pas leur propre nourriture - ne disposent pas d’un revenu nécessaire pour se procurer les éléments les plus basiques.
Ce qui rend les Haïtiens plus pauvres, note une récente mission de l’Organisation des Nations Unies (Onu).
Le fait que les « services sociaux de base », comme l’éducation, doivent être achetés, pressure davantage les foyers pauvres.
Le régime foncier haïtien et la gestion lacunaire des terres
Le régime foncier haïtien est un « désordre total, qui se poursuit depuis 200 ans », relève Bernard Ethéart, spécialiste des questions foncières haïtiennes et ex-directeur de l’Institut National de la Réforme Agraire (Inara).
Ethéart prétend que la plupart des terres appartiennent à l’État, car, depuis l’indépendance, différents dictateurs ont volé, « vendu » illégalement ou distribué des parcelles à leurs familles et alliés.
Haïti n’a pas de cadastre foncier.
A la campagne, la sécurité foncière est assez faible, car plusieurs « propriétaires » n’ont pas de titres de propriété, ou ont des titres qui sont désuets.
En outre, nombre de terres de culture sont des terres de l’État, données en affermage par le gouvernement, ou bien sont « possédées » par de grands propriétaires (grandon) qui, à leur tour, les louent ou ont des amodiataires (appelés « demwatye ») qui les cultivent.
Donc, dans plusieurs cas, les fermiers n’investissent pas dans la terre.
Des études ont montré que les agriculteurs - qui travaillent sur des terres affermées, louées, ou « demwatye » - sont moins portés à les protéger contre la déforestation et autres pratiques qui appauvrissent le sol et l’environnement.
Autre obstacle, c’est le fait que les terres « privées » sont divisées en de minuscules lots, puisque la législation haïtienne dit que tous les enfants ont le droit d’hériter d’une portion de la terre de leurs parents.
Politiques commerciales néolibérales
La Banque mondiale (Bm), le Fonds monétaire international (Fmi) et le gouvernement des États-Unis d’Amérique ont imposé des politiques économiques néolibérales aux gouvernements haïtiens, depuis les années 1980.
En 1995, sous la pression de l’administration politique à Washington, le gouvernement d’Aristide réduisait, à zéro ou presque, les tarifs sur plusieurs produits alimentaires ; Haïti devenant, de ce fait, le pays ayant les plus bas tarifs dans les Caraïbes.
« Les résultats de la baisse des tarifs douaniers en Haïti ont été désastreux », révélait un rapport de Christian Aid en 2006.
La libéralisation commerciale est directement liée à la chute de la production agricole, à la croissance de la pauvreté rurale, à l’exode de la campagne vers les bidonvilles et à la faim qui augmente, d’après Christian Aid et plusieurs autres experts.
Ces politiques radicales sont venues couronner 200 ans de ce que l’économiste haïtien Fred Doura dénomme une économie « extravertie », qui est « exploitée et dominée » par des pays étrangers, leurs économies, leurs devises, et leurs besoins : d’abord la France, puis les États-Unis d’Amérique.
Dans « Haïti – Histoire et analyse d’une extraversion dépendante organisée », Doura souligne combien la dépendance d’Haïti est culturelle, technologique, financière, et aussi économique, étant donné que, dès sa naissance, le pays a exporté le gros de sa production, alors que les produits - nécessaires à la satisfaction de ses besoins - étaient importés.
« La mondialisation néolibérale de l’économie a resserré l’étau de la dépendance d’Haïti », signale Doura.
Accroissement de la population, combiné à une production agricole en déclin
Il en a été ainsi à cause de plusieurs facteurs, les uns liés aux autres, incluant :
• Le régime foncier ;
• Des décennies d’une absence générale d’investissement gouvernemental et des bailleurs de fonds dans l’agriculture.
Par exemple, de 2000 à 2005, le ministère de l’agriculture a bénéficié d’une allocation de seulement 4% du budget, tandis que l’agriculture et le développement rural comptaient pour seulement 2.5% de l’assistance officielle au développement.
En 2009, une mission de l’Onu déplorait « l’abandon du secteur agricole et de la production nationale au cours des trente dernières années ».
La mission notait aussi combien l’approche gouvernementale et de différentes organisations était caractérisée par de « multiples stratégies et programmes, qui sont parfois contradictoires, et par des conférences sans fin qui n’apportent aucun résultat concret » ;
• Méthodes et techniques surannées, manque d’accès aux engrais et à des semences améliorées, et d’autres obstacles par manque de support de l’État ;
• Absence de systèmes d’irrigation efficaces et entretenus ;
• Pertes de récoltes, en raison de l’absence d’un réseau routier pour acheminer, sûrement et efficacement, les produits agricoles aux marchés, et le manque d’installations adéquates pour l’entreposage des produits alimentaires ;
• Lacunes, quant à l’application d’une interdiction d’abattage d’arbres et absence d’une politique énergétique visant à décourager l’usage du charbon de bois comme une source d’énergie, les deux contribuant à la déforestation ;
• Vulnérabilité aux phénomènes climatiques tropicaux, tels que sécheresse et inondation provoquées par une déforestation massive et autres résultats de l’échec dans la gestion de l’environnement ;
• Déclin de la qualité du sol, causé, en partie, par l’érosion découlant de la déforestation ;
• Émigration des jeunes des zones agricoles, en raison du manque d’établissements scolaires, d’autres services et de débouchés économiques ainsi que de la pénurie de cultivateurs qui en résulte à la campagne.
Autres échecs ou résultats négatifs des « mécanismes de l’aide »
Le gouvernement haïtien a fait savoir à la mission de l’Onu que les donateurs étrangers tournent le dos au support budgétaire et qu’il s’agit, là, de l’un des nombreux obstacles.
Selon le Bureau de l’envoyé spécial de l’Onu, en 2007, par exemple, les donateurs bilatéraux ont consacré seulement 3% de leurs dons à l’assistance budgétaire, alors que les donateurs multilatéraux n’en accordaient que 16%. Tout le reste de l’aide étrangère est allé à des agences et à des projets.
Également, la mission de l’Onu de 2009 a critiqué le fait, par les responsables de l’État, de se concentrer sur les « urgences » plutôt que sur les causes structurelles de la faim, le déclin de la production agricole, la dégradation environnementale et d’autres questions structurelles connexes.
La mission a aussi émis ses critiques sur les résultats du « mécanisme pervers de l’aumône, comme, par exemple, des planteurs en attente d’engrais gratuit, la négligence à nettoyer certains canaux dans l’espoir qu’une organisation non gouvernementale (Ong) paiera pour cela […] ».
Inefficiences du marché interne
Un rapport du gouvernement des États-Unis d’Amérique a attribué ces inefficiences à des « pratiques oligopolistiques » de la part des importateurs d’aliments.
Le marché du riz, par exemple, est dominé par trois grandes sociétés d’importation, contrôlées par trois membres de l’élite haïtienne.
« Plutôt que de pratiquer la compétition, les principaux importateurs haïtiens se concertent pour fixer les prix », observe une étude conduite en 2010.
Avec pour résultat : des prix locaux exagérément élevés et, parfois même, beaucoup plus que sur le marché international.
« Si c’était aux États-Unis, nous irions en prison », a admis un importateur, cité par cette étude. [akj apr 14/10/2013 22:00]
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