Par Gary Olius*
Soumis à AlterPresse le 7 octobre 2013
La décision de la Cour Constitutionnelle de la République Dominicaine de déchoir les dominicains et dominicaines d’ascendance haïtienne de leur nationalité a eu l’effet d’une bombe en Haïti. L’onde de choc laisse encore hébétée une bonne partie de la classe politique et dirigeante haïtienne qui peine encore, après plus d’une semaine de cette décision insolente de contrôle au facies, à trouver les bons mots diplomatiques pour manifester son légitime mécontentement. C’est un problème de trop pour Haïti qui avait déjà du mal à se tenir debout sous le poids d’une crise multidimensionnelle mettant à mal les relations entre les trois pouvoirs de son Etat. La délivrance n’est peut-être pas pour demain, vu que semble-t-il le pays n’a pas encore l’élite politique qu’il mérite, c’est-à-dire une élite qui soit capable de s’élever à la dimension de ses multiples difficultés. N’avez-vous pas l’impression que nos problèmes diplomatiques, politiques et économiques deviennent de plus en plus coriaces tandis que depuis plus de 10 ans notre démocratie nous file des décideurs qui ont peut-être toutes les capacités sauf celle de nous aider à trouver les solutions appropriées ?
Les autorités dominicaines sont parfaitement imbues de la gravité de leur décision et, pour pourvoir contenir et contrôler la réaction d’orgueil des haïtien(ne)s, elles ont choisi le bon momentum. Et, c’est ce qui explique que le verdict de la cour constitutionnelle est rendu public à un moment où les divergences entre les factions rivales du pays sont à leur plus haut point et où des éléments des élites économiques et politiques n’ont pas intérêt à battre la grosse caisse et à enfiler leurs bottes dessaliniennes pour protester comme il se doit. Bref, la décision est prise à un moment où la nation hattienne n’est pas très bien garée.
Toutefois, vu sous l’angle inverse, cette décision est symptomatique d’un profond malaise de la société dominicaine. Elle traduit un déphasage notoire entre le niveau de développement économique du pays et l’évolution des mentalités de sa classe dirigeante. La République Dominicaine est, sans aucun doute, un pays qui vogue entre ce que Habermas appelle le « Chauvinisme de la prospérité » et une arriération mentale mise à nue par ses actions abracadabrantes envers les haïtien(ne)s et les cubain(e)s à peau foncée qui vivent sur son territoire. Syndrome souffert par un certain nombre de pays qui vivent leur niveau de développement économique comme un épiphénomène d’un processus dont leurs dirigeants ne maitrisent ni les tenants ni les aboutissants. Un modèle de développement par remorquage et non idéellement assumé. Et, pour cause, les dominicains réagissent diplomatiquement comme des médiévaux, pendant qu’ils évoluent dans un pays doté de structures et d’infrastructures dignes d’un aspirant à la modernité. Il faut bien le reconnaitre, on a affaire à un pays tourné malgré lui vers la modernité mais dirigé par des êtres qui se croient seuls au monde et qui pensent vivre, comme le disait Samir Nahir, dans une communauté organique fermée.
Ayant externalisé ou sous-traité leur développement économique avec les grandes multinationales nord-américaines et européennes, ils trouvent tout le temps nécessaire pour se fourvoyer dans leur démarche séculaire pour transformer la question migratoire en une marchandise électorale et utiliser l’anti-haitianisme qui en dérive comme ancrage idéologique ou objet de militance politique.
Comme nous le soulignons, cette manœuvre ne date pas d’hier. Et, pour preuve, nous tenons à rappeler qu’il y a plus de 75 ans, le Directeur Général des Statistiques Dominicaines, M Vicente Tolentino Rojas, a écrit une lettre au Président Rafael Leonidas Trujillo Molina pour lui dire que la République Dominicaine avait besoin de 500,000 immigrants agriculteurs, préférablement de race blanche qu’il est possible d’admettre, avec un statut spécial, mais que ceux-ci doivent provenir de peuples ayant des affinités avec le peuple dominicain, soient les espagnols, les italiens et également des personnes d’origine française. Cette lettre datée du 2 septembre 1937) est, sans conteste, puante d’anti-haitianisme, mais elle met aussi à nu la masturbation ethnique et la folie identitaire auxquelles se livrent les élites politiques et intellectuelles de la République Dominicaine.
Un recensement réalisé lors de la même période dénombre près de 70% de mulâtres dans ce pays, ceux-ci sont catalogués comme indiens sur ordre de Trujillo qui affirmait, sans gène, que la nation dominicaine est de race et de culture espagnole . Joaquim Balaguer, lui, a enfoncé le clou et a alerté ses concitoyens sur ce qu’il appelait le « danger africain ». Dans son texte ‘la isla al revés, Haití y el destino dominicano’ , il laissa couler à flot son venin raciste et anti-haïtien : « Pour une raison biologique, dit-il, les noirs abandonnés à leurs instincts se multiplient avec une rapidité extraordinaire (…) ils menacent notre identité et notre existence comme peuple à physionomie et à prédominance espagnole » . C’est justement ce discours sur l’identité et les spécificités dominicaines qui a donné lieu à la grande ségrégation spatiale ayant abouti au fait que les immigrants haïtiens se trouvèrent parqués dans la promiscuité infrahumaine des bateys.
Mais le temps aidant, l’immigration haïtienne vers la République Dominicaine s’est diversifiée. Depuis la fin des années 80, les bateys se vident de plus en plus et les étudiants haïtiens occupent une place non négligeable dans les universités. Les haïtien(ne)s sont partout et il en résulte un brassage démographique et social qui a fait voler en éclat la ségrégation spatiale dont les bateys en étaient la plus grande expression. A la faveur du séisme du 12 janvier 2010, les idéologues dominicains ont cherché à contrer cette dynamique en essayant de fixer les haïtiens sur leur territoire, en finançant – avec une partie des grands profits engrangés dans les marchés publics gagnés en Haïti - la construction d’un campus universitaire ; car à leurs yeux le « prétexte académique » constituait le dernier avatar du ‘danger-africain’ évoqué plus haut.
Mais sans le savoir, cette folie irrépressible, met les dominicains en face d’un danger qui est bien réel, celui de la perte de leur humanité politique et diplomatique. Ils ont oublié que dans l’optique d’un Etat véritablement démocratique, en cette ère de globalisation, l’identité ne peut plus se définir en fonction de sa propre culture, de son ethnie, de sa confession, mais plutôt en relation avec ce que les visionnaires grecs appelaient l’humanité politique de l’être humain. La transculturation dérivant de ce processus globalisant est une nouvelle marque de fabrique de la nouvelle humanité de l’être humain. Car, en vérité, on n’est homme d’aucun temps si l’on n’est pas l’homme de son temps. Et, le fait par les dominicains de concocter ce cocktail moribond en mélangeant maladroitement immigration et appartenance ethnoculturelle, sans même penser à le libérer de la gangue idéologique extrémiste qui les porte à concevoir les traits des origines (haïtiennes ou africaines) comme des marques sataniques, ils ont eux-mêmes créé les conditions pour se déchoir de leur propre humanité.
S’il n’y a pas une révolution dans la mentalité des élites politiques dominicaines, s’il n’y a pas un renoncement aux velléités racistoides de certaines institutions régionales qui s’interdisent de concevoir une Haïti placée sous le même pied d’égalité que la République Dominicaine, s’il n’y a pas une prise de conscience générale de la part des haïtien(ne)s pour se prendre pleinement en charge, il y a de bonnes raisons de craindre le pire. Quand les dominicains osent faire croire que l’illégalité se transmet par hérédité et qu’ils seraient des blancs aux yeux bleus si les haïtien(ne)s n’existaient pas, quand l’anti-haitianisme devient le principal objet de leur nationalisme, quand leur intégrisme politique tend à s’imposer comme ultime argument dans le règlement de nos différends avec eux, on doit nécessairement croire que la purification ethnique n’est pas très loin. Et, face à une telle éventualité, il ne faut – comme le dit Spinoza – ni rire ni pleurer ; mais il y a lieu de croire qu’il y a urgence d’agir ensemble, vite et bien…
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Économiste, spécialiste en administration publique
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