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Haïti-Culture : Quand les gingerbread deviennent la demeure des arts

Par Chenald Augustin

P-au-P., 26 sept. 2013 [AlterPresse] --- A l’initiative d’Akoustik prod, 21 artistes, répartis en deux groupes, se sont produits, l’espace de quelques heures, le samedi 21 septembre 2013, dans six gingerbread dans l’aire de Pacot (secteur sud-est), dans le cadre de la première édition d’« Atis nan kay la ».

Ces « performances » artistiques visent à mettre en valeur ces maisons en dentelle de bois, des joyaux du patrimoine architectural haïtien – aujourd’hui en péril. Elles tendent aussi à apporter la culture près du public, des résidents de ces gingerbread, devenus alors des espaces d’exposition, des scènes pour les arts vivants.

16 h 45. Avenue Christophe. Une petite pluie fine vient à tomber. La petite foule n’en a pas l’air de s’inquiéter, tant elle s’en donne à cœur joie, tout envoutée par le rabòday, une musique douce, entrainante du groupe rara Fallow Dja. La parade descend la pente du centre culturel de la Fokal, l’un des partenaires d’« Atis nan kaly la ». Elle se dirige vers la rue M de Turgeau, où se trouve un gingerbread non habité, dont des pans de murs en bois et maçonnerie laissent voir des fissures.

Cette maison, construite en 1910, qui fut jadis une boutique d’artisanat, a été rachetée par la famille Chenet en 1970. Le plasticien Burton Chenet, assassiné chez lui l’année dernière non loin de là, en faisait par la suite son atelier de peinture. C’est là, dans les jardins, que des artistes (des sculpteurs de récupération, les chanteurs comme Darline Desca), des comédiens, choisissent d’élire domicile, l’espace de quelques minutes, face à un public conquis à leur art. Les chants traditionnels et contemporains (des compositions de Darline Desca, comme « A plein temps », titre de son album) et les voix du comédien Staloff Tropfort emplissent l’espace, auparavant silencieux comme un cimetière.

Assise à côté de son accompagnateur, le guitariste Philippe Augustin, Darline Desca chante Papa Loco. S’en suivront d’autres chants traditionnels du collectif Kasav. A la musique et au théâtre, se mêlent les sculptures et les installations des artistes de Kasav et de Pascale Monnin. Cette dernière expose sa pièce emblématique, une statue mortuaire (exposée à l’exposition itinérante Haïti Royaume de ce monde), qui tourne autour d’elle, suspendue à un fil attaché au « quénépier » de la cour. Et autour, sont alignées des sculptures de récupération évoquant les divinités féminines du vaudou, ainsi qu’une installation faite à partir d’un téléviseur hors d’usage. A l’intérieur, Erzulie, vêtue de bleu safran, tient dans ses bras le fils.

La performance chez les Burton touchant à sa fin, Fallow Dja conduit le public vers la maison d’à côté : chez Viviane Gauthier, la célèbre danseuse de danse folklorique, aujourd’hui âgée de 95 ans. Elle habite ici depuis 85 ans. Ce gingerbread, d’un étage complètement en bois et le rez-de-chaussée en bois et maçonnerie, fut construit en 1915 pour le compte de Dougal, un membre des forces armées américaines d’occupation. Dans ses beaux jardins, les objets d’artisanat et le nago qui se joue au tambour accueillent les visiteurs. Sur la véranda, qui sert de studio à la troupe de la danseuse, la plasticienne Barbara Prézeau performe. Elle forme un arc-en-ciel à partir des vêtements usagés (communément appelés pèpè) dont elle se noue le corps vêtu de blanc.

Quelques minutes plus tard, le poète James Noël lui succède pour partager des extraits de son « Kana Sutra », de son récent ouvrage « Le Pyromane adolescent » et de quelques inédits. Puis place à la danse. Des danseurs de la troupe de Viviane Gauthier gratifient le public d’un spectacle fait de rythmes, de gestuelle empreinte d’allégresse, de gaîté, de costumes bleus « carabella ». Le tout pour vous transporter dans l’univers rural haïtien.

A la sortie de chez Viviane Gauthier, sur le chemin qui mène à la maison de Villedrouin, l’ambiance devient festive, elle prend l’allure de carnaval. La foule est chauffée à blanc. On y entend entonner quelques chansons grivoises, charriant sexisme et machisme.

Dans ce gingerbread presqu’en maçonnerie et en brique, enfoui au fond d’un magnifique jardin frais –, deux jeunes comédiens sont déjà là, attendant le public pour une lecture mettant en scène (autour d’une table et à la lumière de deux lampes) « Pèlen tèt », la célèbre pièce de Franckétienne. De sa voix douce, la poétesse et écrivain Evelyne Trouillot enchante pour sa part avec beauté et passion, sa ville natale : Port-au-Prince.

Le vaudou et son espace sacré n’en finissent pas d’être en spectacle dans les gingerbread. Sur un écran géant accroché au manguier des jardins Villedrouin défilent les clichés d’Yves Osnel Dorvil : des images de personnes en transe, de cérémonie de vaudou ; celles de défilés de travestis prises par Josué Azor réunies sur le thème « Noctambules ». Cette projection cède la place à une autre : celle du court film de fiction d’Amiral Gaspard, « Bon méchant apprenti », qui met, entre autres, en vedette le comédien et cinéaste Marc Henry Valmond. Un film qui mêle rêve et réalité, mysticisme et violence.

En marge des visites dans les gingerbread, les deux bandes de rara raccompagnent les publics des deux parcours au café-restaurant-bar Yanvalou. Là, la fête entre public et artistes bat son plein. Et c’est l’occasion pour les organisateurs et des participants de tirer un bilan autour d’un verre : « le pari réussi d’un événement novateur et unique », se réjouit un spectateur gardant l’anonymat. « Notre objectif est de valoriser ces maisons patrimoniales et de souligner la valeur culturelle du patrimoine immatériel du pays », conclut le secrétaire général d’Akoustik prod, Allenby Augustin.

« Atis nan kay la » a donné lieu à la reprise de l’exposition de photos des maisons gingerbread, qui se tient à la Fokal jusqu’au 28 septembre. Cette exposition, qui a eu lieu en janvier de cette année, attire l’attention, explique la Fokal dans une note, sur « la démarche architecturale des constructeurs de ces maisons, les différentes techniques de construction qu’ils ont utilisées et les défis que représentent, aujourd’hui, la préservation et la réhabilitation de ce patrimoine ».

Cette exposition d’une quarantaine de planches met en contexte l’histoire de la création du quartier historique des maisons gingerbread de Port-au-Prince durant la seconde moitié du XIXe siècle. « La Fokal mène, indique Allenby Augustin, un projet de réhabilitation, de sauvegarde de ces maisons. »

En partenariat avec l’Association des architectes et urbanistes haïtiens (Assauh) pour la préservation des maisons gingerbread, elle a réussi à inscrire ces maisons sur la liste de 2010 des bâtiments à surveiller du World Monuments Fund (WMF). [ca ts gp apr 26/09/2013 15 :00]

Cette chronique est produite dans le cadre du programme de production et diffusion d’informations multimédia pour une meilleure appréciation des activités culturelles en Haïti. Il est mis en place par le Groupe Medialternatif et Caracoli, institutions impliquées dans la communication sociale et la promotion culturelle, avec le soutien de la Fondation de France et de la Fondation Culture Création à travers le programme FIL Culture.

Depuis octobre 2012, AlterPresse (agence en ligne du Groupe Médialternatif) et Caracoli éditent un agenda culturel hebdomadaire. Agenda et compte rendu sont adaptés pour alimenter une chronique radio qui est diffusée sur cinq stations : Radio Kiskeya (Ouest), Radio Express et Radio Jacmel Inter (Sud-Est), Radio Paillant Inter et Radio PSG (Nippes, une partie du Sud-Ouest).