Par Nancy Roc
Soumis à AlterPresse le 23 juillet 2004
L’été s’annonce-t-il chaud ? C’est la question qu’on pourrait se poser après une certaine recrudescence de l’insécurité au moment même où le gouvernement de transition vient de boucler ses premiers 100 jours et aborde le tournant crucial du 19 juillet, date de la réunion des bailleurs de fonds à Washington qui devrait contribuer à jeter les bases de la reconstruction économique, incluant la croissance économique, la création d’emplois et l’amélioration de la qualité de vie en Haïti. Alors que la vie tendait à se normaliser pour la société haïtienne grâce notamment au rétablissement de l’électricité dans la capitale, à une accalmie politique tangible et des arrestations attendues par la population contre des gangs ou des anciens partisans du régime déchu, des actes criminels sont venus nous rappeler qu’Haïti sortira sinon difficilement, du moins laborieusement, du statut quo dans lequel les différents acteurs l’ont toujours maintenue. Qui donc a intérêt à déstabiliser le gouvernement de transition actuellement ? La Caricom reconnaîtra-t-elle enfin le gouvernement de transition ? Que devra faire ce dernier pour parer aux coups bas locaux et internationaux pour un mieux-être de l’ensemble des Haïtiens ?
Une déstabilisation programmée ?
Dans la nuit du 22 au 23 juin 2004, une trentaine de magasins, dépôts et petits commerces, ont été incendiés à la rue des Fronts forts, au centre-ville. Les dégâts énormes sont venus alourdir ceux provoqués par les ’’chimères’’ contre le secteur privé suite au départ du dictateur. Ce deuxième incendie a été le second qui a frappé des commerçants de la capitale en l’espace de quelques jours et la piste criminelle a été confirmée par le Chef de la Police, M.Léon Charles, lors de l’émission de Metropolis le 26 juin dernier. Toutefois, malgré les 250.000 gourdes offertes par la police pour toute information amenant à une arrestation concrète contre les auteurs de cet incendie, aucun résultat n’a encore fait aboutir l’enquête.
Ces actes criminels ont été immédiatement suivis par l’assassinat spectaculaire de Didier Mortet, le directeur de la compagnie aérienne française Air France en Haïti, perpétré le jeudi 24 juin dans la soirée, à Musseau, par trois inconnus circulant à moto alors qu’il regagnait son domicile. Le dimanche 28 juin 2004, le gouvernement a porté un grand coup en arrêtant Yvon Neptune pour son implication présumée dans le massacre de Saint Marc. M. Charles a précisé que l’ancien Premier ministre avait été arrêté en exécution d’un mandat d’arrêt. De son côté, l’actuel Premier ministre Gérard Latortue avait pour la première fois, le vendredi 25 juin, implicitement accusé les partisans de M. Aristide d’encourager une vague de violences en cours en Haïti, marquée notamment par des incendies criminels. Les partisans d’Aristide "n’ont jamais cru dans l’Etat de droit, dans le respect et le fonctionnement régulier des institutions (...) donc ils essaient de tout faire pour créer une ambiance afin de déstabiliser le pays’’, avait déclaré M. Latortue. Rappelons que, selon l’AFP,Yvon Neptune avait fait une déclaration à une radio haïtienne récemment pour demander aux partisans du parti Lavalas de se mobiliser pour le retour du président Aristide, qui a quitté Haïti le 29 février et se trouve en Afrique du Sud. [1]
Une source gouvernementale sûre nous a confié, sous couvert d’anonymat, que l’arrestation de Neptune était intervenue in extremis car ’’tout avait été arrangé par un secteur de la communauté internationale pour qu’il quitte le pays le samedi 26 juin sous protection étrangère’’. Suite à cette arrestation, le communiqué de l’ambassade américaine a soulevé l’indignation tant dans les secteurs politiques haïtiens que parmi la population. Dans celui-ci, publié quelques heures après l’arrestation de l’ancien dirigeant lavalas, l’ambassade des Etats-Unis a rappelé « le rôle crucial et courageux joué par l’ancien Premier ministre pour assurer une succession constitutionnelle et pacifique après la démission de Jean Bertrand Aristide ». L’ambassade a de surcroît demandé aux autorités haïtiennes de veiller à la dignité de M. Neptune, d’assurer sa sécurité et de prouver sa responsabilité dans le massacre de Saint Marc ! L’ambassade a-t-elle oublié le rôle crucial et véreux joué par les partisans d’Aristide ? L’attaque criminelle et politique contre la police nationale ce 15 juillet à l’occasion de l’anniversaire de l’ancien dictateur est venue pourtant nous rappeler que le danger d’une situation ’’néo lavalassienne’’ perce toujours à l’horizon.
Au bas de la ville, les commerçants accusent les "zenglendo’’ de terroriser le secteur commercial. Forts de l’impunité qui sévit depuis plusieurs années, ils opèrent avec arrogance et sans être encore véritablement inquiétés par une police qui est juste en train de se consolider. Si les observateurs politiques ont tendance à pointer du doigt le parti Lavalas dans cette recrudescence d’insécurité, n’oublions pas que la machine infernale de la corruption lavalassienne entretenait plusieurs secteurs de la société haïtienne, notamment celui de la drogue. Or, depuis deux mois, se déroule en Haïti la plus grande opération anti-drogue jamais vécue. Plusieurs trafiquants ont été extradés à Miami, dont les plus importants (Jacques Kétant, E. D. One), et au moins 5 ex-responsables de la sécurité sous le régime Lavalas et proches de M. Aristide. « Mais ces dernières semaines, le crack-down s’est encore élargi. Des commerçants, banquiers, anciens dirigeants militaires ou de la police seraient également dans le collimateur ... Aussi bien à la capitale qu’en province », signale le journal Haïti en Marche dans son édition du 28 juin. L’hebdomadaire précise que ’’les agents de la DEA opéraient récemment dans la deuxième ville du pays, Cap-Haïtien. Ils ne cachent pas leur intention de continuer pendant longtemps encore sur leur lancée. Des éléments se sentant ciblés et aux abois peuvent tenter de faire diversion en jetant la pagaille, qui sait ... En outre, il faut compter avec tous les auxiliaires qui vont se retrouver sur la paille’’. [2]
Si ce journal est réputé être proche du parti du dictateur déchu, son analyse n’est pas forcément inexacte, même si incomplète. En effet, des sources gouvernementales fiables nous ont fait part de leur frustration et inquiétude face à la situation chaotique qui prévaut notamment dans les provinces où la plupart des directeurs de douane n’ont toujours pas pu être installés à cause des contrebandiers notoires qui pratiquent leur politique de statut quo faisant perdre au gouvernement plus de 4 milliards de gourdes par an de rentrées fiscales soit près de 100 à 125 millions de dollars américains ! Ces contrebandiers ne lâcheront donc pas facilement ce gros morceau qui leur assurent des fortunes considérables, sans oublier les fonctionnaires dont "on graisse la patte" depuis des années et qui ne souhaitent pas changer de train de vie pour le pays ou pour les ancêtres ! Il est d’ailleurs à parier que ces contrebandiers sont prêts à financer la déstabilisation de ce gouvernement autant que certains prochains candidats à la présidence pour s’assurer de conserver leurs privilèges ; en témoigne l’action gouvernementale qui prévoyait d’installer les prochains directeurs de douane "manu militari" avec la MINUSTAH dans les provinces mais qui tarde encore à se concrétiserÂ…
Quant aux militaires démobilisés, ils constituent encore une question épineuse dans ce scénario, n’en déplaisent à certains anciens membres de l’Armée d’Haïti qui n’hésitent pas à attaquer ouvertement dans les médias les journalistes qui osent questionner leur bonne foi. Le Gouvernement Alexandre/Latortue via le Conseil Supérieur de la Police Nationale (CSPN) semble pourtant partager la préoccupation d’une partie de la presse, puisqu’il a lancé une mise en garde aux anciens militaires, aux membres du Front et à tout individu détenant des armes illégales.
Dans une note de presse datée du 8 juillet 2004, le CSPN dit avoir reçu des rapports « accablants sur les agissements de certains anciens militaires et membres du Front » qui se substituent aux forces de la Police Nationale en plusieurs localités notamment dans le Nord , le Centre et l’Artibonite. Cette note fait savoir que ces agissements sont contraires à la Constitution et punis par le Code d’Instruction Criminelle. Le CSPN invite les anciens militaires à « s’abstenir de tout acte susceptible de compromettre tous les efforts entrepris par le gouvernement de transition » et leur rappelle que « l’épineuse question des Forces Armées d’Haïti » démobilisées par le régime déchu lavalas est à l’étude au niveau du gouvernement qui a autorisé l’intégration d’anciens membres de l’armée dans la police. Le CSPN annonce une opération de récupération d’armes, avec le concours de la MINUSTAH, à compter du 15 septembre.
Dans ce texte, le CSPN s’est également adressé aux partisans de l’ancien Président Aristide qui « détiennent des armes illégales à des fins inavouées » et à tout citoyen concerné pour faire preuve de raison. La publication de cette note survient au moment où les relations sont tendues entre militaires et policiers au Cap-Haïtien, dans le Nord. Parallèlement, le porte-parole des anciens militaires dans le Centre, le sergent Joseph Jean Baptiste, a annoncé une mobilisation à travers le pays contre leur désarmement. Dans le même temps, la presse caraïbéenne anglophone fait état d’exigences formulées par la Caricom dans le sens d’un désarmement des anciens rebelles.
Rappelons que, de leur côté, certains partis politiques et des secteurs de la société civile avaient remis au Premier ministre des recommandations sur le désarmement et qui ont eu une séance de travail avec le CSPN, le l5 juillet 2004 et la semaine dernière, l’ambassadeur américain, James Foley, avait indiqué que la question des groupes armés allait être résolue d’ici 2 mois avec le renforcement de l’effectif de la mission de l’ONU, la MINUSTAH. La question du désarmement est très importante pour l’Administration Bush, a rappelé, le vendredi 9 juillet, le sous-secrétaire au Trésor, John Taylor, au terme d’une visite de 48 heures au pays où il a insisté sur la création d’emplois pour garantir la stabilité en Haïti. Enfin, à toute cette problématique de la scène politique locale vient se greffer celle d’une relation régionale encore chaotique avec la Caricom divisée entre les anciens pays qui ont bénéficié des largesses d’Aristide et ceux qui souhaitent normaliser les relations avec Haïti, en toute bonne foi ou sous pression américaineÂ…
L’urgence des défis à relever
Le gouvernement Alexandre/ Latortue a accumulé des points positifs ces dernières semaines : l’équipe de transition a réussi à réduire les dépenses de l’Etat de 500 millions de gourdes par mois sous Aristide à 100/ 150 millions de gourdes par mois. Les dernières recettes fiscales affichent des records de plus de un milliard cinq cents mille gourdes et le Fond Monétaire International a donné son feu vert pour que le gouvernement commence à délier la bourse notamment dans la réfection des routes. Du point de vue politique, il vient de marquer une grande victoire avec l’accord signé le samedi 10 juillet 2004 au Karibe Convention Center en créant un Comité de suivi sur l’accord politique du 4 avril 2004 sur la transition : l’unité chargée d’assurer ce suivi est composée des membres du Conseil des Sages, des partis politiques et de la société civile. La création de ce Comité démontre un changement radical du gouvernement par rapport à l’attitude adoptée au début de son mandat : désormais, il reconnaît que la transition ne peut réussir qu’avec la participation de ces différents secteurs. Cet accord fait suite à celui signé sur le désarmement il y a une dizaine de jours et a été applaudi par les différents secteurs concernés. Mais, tout n’est pas encore acquis, bien loin de là ! L’équipe gouvernementale va devoir s’attaquer à de gros dossiers qui sans doute lui font peur mais qu’elle ne peut en aucun cas négliger.
Tout d’abord, le Premier ministre lors du bilan des 100 jours de son gouvernement, a admis que nous vivons dans un état mafieux. Toutefois, s’il a fait de la lutte anticorruption son cheval de bataille, les actions tangibles restent à démontrer. Si le gouvernement n’est définitivement pas mafieux, il semble encore avoir peur de la mafia et marche sur des œufs. Il n’a toujours pas osé s’attaquer au secteur privé mafieux car selon un ministre « c’est la République entière qui serait impliquée » ! A cela, nous disons : non ! Ce sont les mêmes secteurs impliqués dans le statut quo et l’enrichissement illicite qui sont impliqués Mr le Ministre et non la République qui a trop longtemps souffert des affres d’une mafia oeuvrant en toute impunité et cela doit s’arrêter ! L’équipe au pouvoir doit encore faire état des comptes de la nation, retracer l’argent volé à l’Etat sous le régime d’Aristide et bloquer les comptes et les biens des personnes impliquées dans le pillage de la nation haïtienne.
La justice est un autre point envers lequel l’équipe gouvernementale actuelle devra continuer à s’atteler : elle devra prouver sa capacité de monter efficacement des procès justes et équitables notamment dans les cas de l’assassinat de Jean Dominique, de Brignol Lindor, du massacre de Saint marc, de l’attaque contre Pierre Marie Paquiot et celle des antennes des médias à Boutilliers, pour ne citer que quelques cas. De même, face aux élections qui se profilent rapidement à l’horizon, une inquiétude grandissante est de plus en plus palpable face à la vitesse de croisière du Conseil Electoral Provisoire (CEP) qui n’arrive toujours pas à travailler face à l’absence de moyens pour commencer à préparer le processus électoral et, notamment, les millions de carte d’identité obligatoires pour les citoyens Haïtiens qui n’en détiennent pas.
D’autre part, le gouvernement n’aura d’autre choix que de s’attaquer à la contrebande pour augmenter les recettes de l’Etat et élargir, par la suite, l’assiette fiscale. Selon un rapport qui nous a été communiqué, nous avons appris que chaque bateau à Saint Marc par exemple, rentre en Haïti avec une charge de 1000 à 1500 tonnes soit l’équivalent de 1 million 500.000 dollars américains. Les propriétaires de ces bateaux devraient payer environ 20% de taxes diverses de douane mais n’en payent que 10 à 15% du montant dû à l’Etat, soit l’équivalent de 1 à 1,5 million de gourdes au lieu de 10 à 15 millions de gourdes par bateau. Une des pratiques les plus courantes est d’exercer le double, triple ou manifeste multiple ; c’est-à -dire que le contrebandier ne déclare que $US 200.000 de marchandises pour Haïti, prétextant que le reste du chargement partira à destination des Iles Turk et Caicos, par exemple. Ce rapport démontre aussi que certaines villes de province comme St Marc et Miragoâne ou Malpasse ont donné à l’Etat en mai et avril 2004 ce qu’une seule compagnie du commerce formel paye chaque mois au gouvernement comme taxes, sans faire bien entendu le chiffre d’affaires des contrebandiers !
Aussi, face à une situation aussi épineuse que dangereuse, même si son manque d’action est parfois décrié, il nous semble que ce gouvernement attendra le moment opportun pour agir, mais il agira. Du moins, nous l’espérons pour le bien de la nation. Qu’on ne s’étonne pas que le succès potentiel de la réunion des bailleurs de fonds à Washington le 19 juillet prochain soit le détonateur d’une telle action. Car, les enjeux sont lourds et le Premier ministre, plus fin qu’on ne le pense, souhaite sans doute éviter des troubles sociaux s’il n’a pas les moyens financiers de parer non seulement au plus pressé mais également de commencer à jeter les bases d’un développement durable pour le pays. Ce n’est que lorsqu’il aura ses ’’armes’’ en main qu’il pourra agir avec une plus grande liberté notamment contre les militaires démobilisés qui annoncent une campagne contre le désarmement et exigent leurs soldes dues depuis leur élimination de la scène politique par Aristide. Or, selon des sources privées et gouvernementales, nous avons appris que certains de ces militaires démobilisés joueraient un rôle crucial dans la contrebande notamment comme agents de liaison.
Or, lorsque l’ordre sera établit dans ce désordre organisé (c’est le cas de le dire !), il sera plus facile pour le gouvernement de se rallier ou de calmer les militaires démobilisés s’il a les moyens de leur payer leurs soldes ou leurs fonds de pension. Il sera aussi urgent pour le gouvernement de se décider sur la relocalisation des militaires démobilisés pour leur donner un sens de dignité. Selon des sources internationales fiables, le gouvernement n’aurait toujours pas dégagé un consensus autour de la problématique des militaires démobilisés et cela pourrait devenir un autre facteur de déstabilisation ou de manipulation à l’avenir. Là encore, le gouvernement doit se montrer ferme et agir au plus vite.
Enfin, et pas des moindres, le gouvernement devra s’attaquer à la partie corrompue connue du secteur privé pour démontrer, une fois pour toutes que les temps ont changé. Les dossiers de la Téléco, de l’électricité et autres sont encore en attente mais n’ont pas été oubliés. La liste de noms des gens impliqués dans le trafic d’influence et d’enrichissement illicite commence à être connue et ces noms, devront non seulement être dévoilés un jour ou l’autre (le plus tôt sera le mieux) mais l’action judiciaire devra être aussi mise en mouvement. Le gouvernement pourra-t-il mettre sur pied un corps d’inspecteurs de douane pouvant gérer les problèmes de la contrebande ? La question reste posée.
L’équipe du Premier ministre travaille donc dans le fonds même si on lui reproche son silence et sa lenteur. Le ’’timing’’ jouera contre ou pour elle si elle sait quand abattre ses cartes. Cette équipe gouverne donc sur le grill mais ne se fera peut-être pas grillée notamment grâce au soutien évident des Américains pour épurer le secteur de la drogue et instaurer une bonne gouvernance. Car, en plus d’être un cancer pour la nation haïtienne, cette corruption est devenue une question de sécurité intérieure pour les Etats-Unis et ces derniers ont décidé d’en finir une fois pour toutes avec les pratiques de ’’République bananière’’ pour instaurer un développement durable en Haïti. La réunion de ce 19 juillet 2004 couronnera les efforts de ce gouvernementÂ…ou lui démontrera encore une fois, l’hypocrisie internationale. Restons donc sur nos gardes mais osons espérer que la communauté internationale aura également fait son mea culpa et compris, une fois pour toutes, que cette fois-ci, Haïti a assez souffert et a gagné son passeport vers des lendemains meilleursÂ…
Nancy Roc
Le 16 juillet 2004
[1] Arrestation de l’ancien Premier ministre haïtien Yvon Neptune, AFP, 27 juin 2004, www.haiti-info.com
[2] L’insécurité redémarre en flèche, Haïti en Marche, 28 juin 2004