Par Leslie Péan *
Soumis à AlterPresse le 19 août 2013
Dans la presse parlée comme écrite, il se produit, en Haïti, une mutation, déroutante pour bien des observateurs.
Les bravades du pouvoir exécutif remettent en question la lutte contre la corruption, ainsi que les aspirations à la bonne gouvernance, à l’instauration de l’État de droit, au bon fonctionnement des institutions, et à l’autonomie de la justice, fondements du discours démocratique.
Le scandale mafieux, entourant la réunion tenue avec le juge Jean Serge Joseph par le président Joseph Michel Martelly, le Premier Ministre Laurent Lamothe et le Ministre de la Justice Jean Rénel Sanon, le 11 juillet 2013, au cabinet de Me Gary Lissade, continue de déferler la chronique.
Le grave problème de l’heure est la suite qu’il faut donner aux conclusions du Rapport d’enquête de la Commission du sénat, publié le 9 août 2013 et qui, en confirmant la tenue de la tragique réunion, a déclenché une nouvelle crise dans la crise.
La communauté internationale se trouve ainsi empêtrée dans un imbroglio où elle risque de perdre sa crédibilité, déjà bien écornée par son attitude face à l’épidémie de choléra.
Revoyons le fil des événements de la semaine dernière.
Le samedi 10 août 2013, le président Martelly célèbre ses 25 ans de show-business au Club Taras. Le droit d’entrée : 300.00 $ US par personne. Cette soirée de réjouissance survient, moins d’une semaine après que le bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires (Ocha en anglais) a sollicité une aide de 100 millions de dollars pour prévenir une grave crise alimentaire en Haïti avant la fin 2013.
Le dimanche 11 août 2013, les funérailles du juge Jean Serge Joseph sont chantées à Montréal sans aucune représentation de l’État haïtien. Les deux seules personnalités juridiques venues d’Haïti, l’ancien sénateur Samuel Madistin et le juge Duret Durin, étaient présents à titre personnel.
Le lundi 12 août 2013, des conseillers électoraux dénoncent des artifices inspirés par la mauvaise foi, bref des injonctions formulées par le chef de l’État durant une rencontre avec le collège transitoire du conseil électoral permanent (Ctcep).
Le mardi 13 août 2013, les partis politiques annoncent leur boycott de la rencontre, convoquée le lendemain par le président pour discuter des questions de l’heure.
Le mercredi 14 août 2013, les médias diffusent un message enregistré, dans lequel le président Martelly lit un texte minimisant la crise en cours.
Se mettant dans les souliers de dictateurs, aux pointures beaucoup plus grandes que la sienne, il dénonce la multiplication des partis politiques et relance l’invitation au dialogue.
Entre-temps, sur la place de la Cathédrale du Cap-Haïtien, des milliers de manifestants expriment leur ras-le-bol. La vague s’engouffre ensuite dans les rues de la ville en chantant : « Martelly doit démissionner ».
Le jeudi 15 août 2013, à Petit-Goâve, le président Martelly repart en guerre contre les partis qu’il traite de tous les noms, ajoutant : « Mwen ta di yo sa Cassagnol te di bèf la » (l’équivalent, en plus grossier, du mot de Cambronne).
Le vendredi 16 août 2013, on apprend, avec stupéfaction, que le président Martelly s’est envolé pour un séjour de plusieurs jours en Floride, pendant que l’avocat Enold Florestal, l’auteur de la plainte pour corruption contre la famille présidentielle, est emprisonné à Port-au-Prince.
Au terme de cette semaine de rebondissements spectaculaires, la communauté internationale, en pleine ingérence dans les affaires haïtiennes, peut-elle encore conserver son apparente sérénité et un minimum de crédibilité ?
Apparemment solidaire du régime Martelly, elle se retrouve dans une posture délicate avec, en main, depuis une décennie, un projet d’instauration de l’État de droit et, sous ses ordres, plus de dix mille hommes de troupe.
Va-t-elle cautionner un cas flagrant de violation du principe d’autonomie de la justice en se croisant les bras ou condamner énergiquement de telles pratiques ?
Elle doit absolument accepter la vérité, à la fois sur la tenue de la réunion scandaleuse dénoncée dans le Rapport d’Enquête et sur « les circonstances obscures » de la mort du juge Jean Serge Joseph.
Sinon, elle sera obligée de boire la coupe jusqu’à la lie. En s’accommodant du crime pour protéger des intérêts mesquins.
Les médias américains jouent la carte du silence depuis plus d’un mois. Leur homme a perdu son charisme. Il ne se met plus en scène que pour animer des soirées mondaines et il a de bonnes raisons de s’inquiéter sur son sort.
En pleine crise, il voyage pour consulter les commanditaires qui l’ont mis en orbite et se préoccupent de ses piètres performances. Ils savaient que l’investissement était risqué, mais d’une rentabilité élevée, surtout dans le tourisme haut de gamme.
Aujourd’hui, le protégé - devenu allié - est un colis encombrant. Et la politique de guérilla de l’opposition porte fruit.
Et si le sénat votait le Rapport d’enquête de sa Commission ? Et si la Chambre des députés se rangeait derrière son président Jean Tolbert Alexis, qui vient de déclarer inacceptable l’idée de remettre en vigueur la loi électorale de 2008 ? Et si la famille du juge engageait un procès international, au Canada, contre le gouvernement ?
Dans chacun de ces scénarios, la crise dans la crise prendrait des dimensions catastrophiques.
Pour reléguer la crise actuelle au second plan de l’actualité, le président s’est retranché sur la question électorale sans la moindre chance de gagner. Il risque ainsi de perdre sur les deux dossiers.
En outre, la chimie actuelle du crime et des manœuvres électorales exclut toute possibilité de redémarrer l’économie moribonde.
Le consensus est que le président Martelly doit tirer sa révérence.
Solution au moindre coût pour tous.
L’homme est bien à terre, mais encore bouillant et dangereux. Il est têtu et croit pouvoir renaître de ses cendres. Comme le Phénix. Rejeté par la classe politique et la société civile, empêtré dans des scandales à répétition, il ne rassure personne. La musique qu’il égrène ne produit rien d’harmonieux. Cacophonie, provocations, désenchantement.
À la veille de la rentrée des classes, personne ne sait où il veut conduire le pays.
Pour l’instant, il ne peut plus compter que sur deux forces : la mission des Nations Unies de stabilisation en Haïti (Minustah) et l’inertie générée par une interminable transition.
Quand, dans cette conjoncture de crise dans la crise, le président Martelly choisit de s’évader, le mot prêté à Dessalines revient automatiquement à l’esprit : « Après ce que je viens de faire dans le Sud, si les Haïtiens ne se révoltent pas, c’est qu‘ils ne sont pas des hommes. », il convient d’actualiser la réaction de révolte pressentie par Dessalines.
Aujourd’hui, ce concept correspond aux solutions institutionnelles et constitutionnelles conférant au sénat et à la chambre des députés le pouvoir de mettre fin à certaines dérives et de redresser la barre.
Il faut, toutefois, faire preuve de vigilance et accorder aux manifestations - qui se déroulent dans le pays - toute l’importance qu’elles méritent.
La solution n’est pas entre les mains de la communauté internationale, mais bien entre celles des institutions haïtiennes et de la population.
* Économiste, écrivain