Par Leslie Péan*
Soumis à AlterPresse le 16 août 2013
Le gouffre est d’une profondeur insoupçonnée pour des raisons liées aux préoccupations et à la manière de penser et d’agir du Président de la République. Un vrai mélange de ridicule, de mystification et de grotesque, mais aussi d’audace. C’est là tout son avantage. Cela permet au Président de fonctionner à son aise en contournant les pires obstacles. Il n’a pas besoin d’être féru de connaissance politique, économique ou juridique. Ce qui importe pour lui, c’est d’avoir une audience et il retrouvera sa vigueur avec la lucidité du mystère dont il se veut le signe, en refusant toute distinction entre réalité et rêve. Le Président est assuré que son goût de l’humour et sa spontanéité à confronter la pudeur peuvent lui permettre de maîtriser n’importe quelle situation. Avec un mélange de plaisanterie et de fantaisie de mauvais goût. Sa force réside dans l’exubérance, l’enthousiasme et la joie de vivre qu’il affiche avec une allégresse grimaçante et ambiguë dans un cauchemar de caricatures débridées.
Dans une entrevue en date du 18 juillet 2013 sur Signal FM avec la journaliste Tamara Orion, le président Martelly lui dit :
« Si’m di ou se mennaj mwen / Sa se dwa pa’m poum di sa / Kounyé’a se ou ki pral montre moun yo / Ou se mennaj mwen, ou pa mennaj mwen / Mwen gen dwa di ou se mennaj mwen / Eh ben cheri, santimantal-la lap monte sou leta / E lap tounen lanmou »
Le président Martelly affirme qu’il n’a pas pu participer ainsi que son Premier Ministre et le Ministre de la Justice à la réunion du 11 juillet 2013 convoquée pour ordonner au juge Jean Serge Joseph de mettre fin à l’action engagée pour corruption contre son épouse et son fils. Ce faisant, il ne se rend pas compte qu’il se vilipende en essayant de contourner la vérité des faits. Dans une logique diabolique de persécution de lui-même, de paranoïa, il continue sa pratique naturelle avec un incessant règlement de comptes appliquée sans la moindre cohérence et intelligence. La moindre enquête révèle les traces de ses pas. Les actions d’une personnalité troublante et troublée. La mauvaise foi de l’équipe gouvernementale se manifeste dans leur refus de communiquer à la commission d’enquête du Sénat jusqu’à leur emploi du temps de la journée du 11 juillet ainsi que celui des agents de sécurité et des chauffeurs concernés. Il est absurde de croire qu’on peut faire n’importe quoi et maintenir continuellement la confusion sur ses actes. Aucun clin d’œil, aussi malin soit-il, ne peut écarter la véracité de la réunion tenue le 11 juillet 2013 au cabinet de Me. Gary Lissade. Ni faire disparaître l’odeur de soufre qui se répand depuis la mort du juge Jean Serge Joseph. Un linge sale que le Rapport d’enquête du Sénat analyse avec crudité. On touche ici le parjure et les sommets de la répugnance.
Cette scandaleuse toile de fond se donne encore à voir dans le sacrilège que constitue le bal des reines du carnaval des fleurs le 28 juillet 2013, date d’anniversaire du débarquement des marines en 1915. Dans la pure tradition des incartades qu’on lui connaît, le président Martelly devait encore aller plus loin, en prononçant une boutade de très mauvais goût à l’endroit d’un Shoubou complètement décontenancé. Le chanteur du Tabou Combo a semblé tomber des nues quand Martelly a raconté qu’on lui avait préparé un déguisement « anraje » pour la circonstance et qu’il l’a laissé tomber parce que s’il l’avait porté : « Shoubou te ka file’m ». Et cette boutade lui sert d’introduction à la chanson « Cherie, map mande’w padon » qu’il chante en duo avec le même Shoubou. Avec une telle musique au pouvoir, on ne s’étonne pas que Sweet Micky continue en hélant « prezidan mateli anraje, sak mal vini ap pran nan cho ». L’émasculation de la vie est annoncée. Criante. Pas besoin d’élévation d’esprit pour s’en rendre compte.
L’errance du pouvoir absolu
Les partis et organisations politiques n’ont pas encore tous vomi le gouvernement Martelly-Lamothe. Mais leur position de refus de participer à la rencontre du 14 août 2013 à l’invitation du président Martelly est une nette indication qu’ils ont la nausée. En disant qu’il leur laisse la porte ouverte, le président Martelly indique qu’il est désarmé. Mais aussi, il exprime qu’il n’a pas bien compris la gravité de la crise. En gommant le consensus de résistance qui lui est opposé, il ne réalise pas que ses cinglantes insultes ont contribué à mettre son « autorité » en déroute. En refusant de gouverner à l’intérieur de certaines limites, en abusant du pouvoir au point de plonger dans l’absurdité, il s’est étouffé lui-même dans la confusion qu’il a créée. Le gouvernement Martelly est en train de démontrer une fois de plus les conséquences néfastes de « l’élection » à la magistrature suprême de personnalités incompétentes dont le seul mérite est le fond d’affiliation politique populiste. Il s’ensuit l’imposition d’erreurs de jugement dans l’établissement des priorités et des politiques publiques. Des erreurs de jugement qui conduisent au crime.
Peut-on demander au président Martelly de délaisser le comportement d’un flâneur déambulant dans les rues de la capitale pour se transformer en Président de la République ? On ne s’improvise pas dirigeant politique du jour au lendemain. Tout comme on ne devient pas musicien parce qu’on peut fredonner une chanson. D’ailleurs, même celui qui flâne dans les rues de sa ville peut s’égarer dans un quartier (un corridor) dont il ne connaît pas les contours. En essayant donc de déambuler au hasard en politique, on s’expose à toutes les aventures. Et c’est justement ce qui vient d’arriver au président Martelly en franchissant les frontières de la séparation des pouvoirs. Il s’égare dans l’errance du pouvoir absolu, obsédé par la convocation de son épouse et de son fils par le juge Jean Serge Joseph. Il convoque ce dernier pour le faire changer d’avis. Cette action, très légère de sa part, est le reflet flou de son passé et de la mémoire de ses anciennes amours duvaliéristes. Il ne comprend pas que ces parfums d’autrefois n’aient plus de leur attraction. Et ainsi, sa convocation du juge Jean Serge Joseph à la réunion du 11 juillet mêle et emmêle les époques. Une faute fondamentale, car la mort du juge qui s’en est suivie, détruit la gloire et la notoriété qu’il croyait avoir atteint avec la présidence.
Fierté et honte
Martelly a-t-il des raisons d’être « fier » de lui-même ? Il a pu comme simple chanteur pop-star, connu pour ses chansons ordurières et son exhibitionnisme, accéder à la plus haute magistrature de l’État avec l’imposition des diplomates américains et de leurs puissantes ONG. Sa candidature mise au point par l’entreprise de marketing espagnole OstosSola a été bien ficelée et vendue aux Haïtiens qui l’ont achetée. Antonio Sola, directeur de cette firme, a démontré que le vote est émotionnel et relève de la passion. En réalité, sa démonstration avec Martelly n’a été possible que grâce aux manœuvres déchirantes et scandaleuses effectuées par Edmond Mulet et Gaillot Dorsinvil sous les regards amusés des Clinton. Est-ce là une raison de fierté, de satisfaction légitime de soi ?
Martelly symbolise la contradiction fondamentale dans laquelle la démocratie se débat depuis Platon et Aristote. En effet, la société haïtienne est confrontée autant à une crise du politique qu’à une crise théorique (incapacité de comprendre et d’expliquer) dans sa marche vers la démocratie. Comme l’écrit Gramsci, « L’homme de masse actif agit pratiquement, mais n’a pas une claire conscience thé¬o¬¬rique de son action qui pourtant est une connaissance du monde, dans la mesure où il transforme le monde [1]. » Le triomphe de la démagogie avec le populisme de droite ou de gauche, par-delà leurs côtés caricaturaux, pose en effet le problème de l’incapacité de la loi du plus grand nombre à expliquer certaines réalités.
Les lignes ouvertes dans les radios et les commentaires sur les sites internet sont révélatrices de la crise qui accable notre société sur le plan de la théorie. On comprend mieux comment « les contradictions de la conscience ne permettent aucune action, aucune décision, aucun choix, et engendrent un état de passivité morale et politique [2]. » Le principe d’égalité à la base de l’idée de démocratie est d’abord une égalité en dignité, avant d’être une égalité en droit et enfin une égalité devant le pouvoir. Par égalité en dignité, il faut entendre la possibilité pour chaque individu d’avoir accès à l’éducation, au travail, au logement, aux soins médicaux et à la culture. C’est sur ces bases que se construit l’État de droit qui exige l’alternance dans la gestion de la société entre gouvernants et gouvernés, afin que ce ne soient pas les mêmes qui détiennent toujours les rênes du pouvoir.
Mais pour que cela ne tourne pas à la plaisanterie, les gouvernés doivent pouvoir s’en tirer quand ils accèdent eux-mêmes au pouvoir. Un savoir minimum est nécessaire. Est-ce vraiment le plus grand nombre qui constitue le critère fondamental habilitant une personne à gouverner en régime démocratique ? Cette fierté de Martelly est artificielle et ne représente qu’une vaste comédie assaisonnée d’audace et d’arrogance. Mais, dans le même temps, sa fulgurante ascension de prezidan konpa à prezidan d’Ayiti traduit aussi la décrépitude de la société haïtienne. Martelly est peut-être fier d’Haïti, mais il ne peut en aucun cas être une fierté pour Haïti. Au contraire, Martelly est gênant et constitue un embarras.
Les partis politiques ont répondu à l’unisson que les choses doivent changer. Leur réponse est stimulante face à la situation malsaine qui s’est développée dans les rapports entre les citoyens et leurs dirigeants. Mais la société civile aussi a refusé de se laver les mains et a répondu à sa manière pour prévenir, dénoncer et condamner le crime.
Trois grands moments de la crise actuelle
Premier moment. La pétition des intellectuels du 10 juillet 2013. En refusant de céder à l’attraction du pouvoir, les intellectuels se prononcent contre l’organisation du carnaval des 28-30 juillet 2013. Un tel acte du gouvernement Martelly-Lamothe consiste à cracher sur la mémoire historique. La date du 28 juillet est indissociable des souffrances du peuple haïtien. On ne peut que remercier les intellectuels, les premiers à exprimer leur désaccord avec un autre carnaval commençant le 28 juillet. Le regard douloureux qu’ils ont jeté sur cette tragédie carnavalesque, contre cette gangrène de la banalité, ne peut pas être oublié.
Deuxième moment. La banalisation de la mort du juge. Le pouvoir exécutif minimise la mort du juge Jean Serge Joseph le 13 juillet 2013. Ce traitement est récusé dès les premières heures de l’annonce du décès par Me. Samuel Madistin qui commente publiquement, en toute simplicité, les confidences que lui a faites le juge Jean Serge Joseph avant et après la réunion chez Me Lissade. Puis viennent à grande vitesse les précisions apportées par l’Association Nationale des Magistrats Haïtiens (Anamah) dirigée par Durin Duret. C’est aussi la position adoptée par la Plateforme des Organisations Haïtiennes de Droits Humains (POHDH) gérée par Antonal Mortimé et le Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH) administré par Pierre Espérance.
Troisième moment. La dénonciation de la réunion tenue dans les bureaux de Me Gary Lissade. Le Président de la république, le Premier ministre, le Ministre de la justice, le doyen du tribunal civil de Port-au-Prince ont alors sommé le juge Jean Serge Joseph de mettre fin à l’action intentée contre des membres de la famille présidentielle. Les recommandations du rapport d’enquête du Sénat haïtien en date du 9 août 2013 ne souffrent d’aucune ambigüité. Bravant toutes les menaces des assassins, les sénateurs ne murmurent pas. Sur le dallage, leurs voix résonnent pour :
« a) Constater l’immixtion du chef de l’Etat, du premier Ministre et du Ministre de la justice dans l’exercice souverain du pouvoir judiciaire aux fins d’obtenir que des décisions de justice soient prises en leur faveur ; b) Déclarer le caractère parjure de ces autorités du pouvoir exécutif qui ont tous nié leur participation à la réunion du 11 juillet 2013 alors que l’enquête confirme leur participation effective à ladite rencontre ; c) Constater la trahison du chef de l’Etat qui avait juré de faire respecter la Constitution et les lois de la République d) Mettre en accusation le chef de l’Etat pour crime de haute trahison [3]. »
La société civile refuse le conformisme hypocrite des dérives du gouvernement. Avec des mots différents, ses intervenants dénoncent la même chose : les pratiques abominables et criminelles du banditisme légal. Pour ces comparses qui ont perdu la boussole, la vie est une errance. Le reflet d’une satisfaction narcissique. Cela fait un mois que le gouvernement Martelly-Lamothe essaie de différer l’inévitable par du dilatoire et des lenteurs systématiques dans une conjoncture qui demande au contraire la célérité. Toutefois, la solidarité avec les idées progressistes de justice fait son chemin dans les églises, les syndicats, à l’université et dans le secteur privé. Un sursaut de tous les secteurs est nécessaire pour sortir Haïti de cette absurde confusion dans laquelle elle baigne. Un monstrueux état d’esprit de scandales, de bamboche, de carnavals et de mendicité.
Volontarisme de transgression et admission des passions néfastes
Seule la mentalité magique laisse croire que Martelly peut vraiment orienter la jeunesse et la société vers les chemins de la responsabilité et du savoir. Son entourage immédiat est un indicateur fiable de la présence des bandits légaux à la tête du pays. Sa propension à la bamboche, aux voyages inutiles et aux carnavals ne peut pas tromper. On ne sort pas comme cela de l’obscurité politique en acquérant une prise de conscience éthique ou morale. Martelly est rattrapé par son passé chargé de trop de tumultes macoutiques, de trop d’ombres liées au crack et à la cocaïne. De trop de fantasmes militaires menaçants qui l’agressent de l’intérieur pour qu’il ne soit pas grisé par le pouvoir absolu et puisse trouver le recul et la pondération nécessaires à une quelconque rédemption.
Le gouvernement Martelly-Lamothe engage le pays dans les exutoires rituels de la dépravation, de la corruption, du jeu, et du carnaval, espérant recréer en Haïti le grand bordel que Batista avait voulu faire de Cuba. Un projet auquel il semble tenir plus qu’à toute autre chose. Ce qui découle, à la lumière de la psychanalyse, du curieux mélange de doute et de certitude exprimés par le président Martelly à Taraz, lors de la commémoration des 25 ans de spectacle de Sweet Micky le 10 août dernier. En clôturant la soirée avec sa série de boléros, le président a déclaré avec la légèreté qu’on lui connaît : « Nou pa konn kòman n ap tounen, men n ap tounen kanmenm [4] ». Il signifiait à ses partisans éberlués que la présidence n’aura été qu’une parenthèse dans sa vie orageuse.
La mort du juge Jean Serge Joseph fait partie des mutilations et autres anéantissements joyeux constituant les effets terrifiants d’une telle optique. Il n’y a donc aucune perspective de desserrer l’étreinte de l’étouffement éthique avec un tel gouvernement. Quant à la contingence du départ de la MINUSTAH, le président Martelly a lui-même affirmé que sa présence donnait une garantie pour qu’il termine son mandat. Les forces d’occupation sont donc parties intégrantes de sa volonté de transgression pour faire admettre ses passions néfastes. Toutefois, avec moue ou sourire, il devra mettre la clé sous le paillasson et tomber comme une pierre. D’un coup. Les Haïtiens ont pour devoir de le conduire dans cette voie « suscitant une responsabilité qui vient d’en-deçà et va au-delà de ce qui tient dans le suspens d’une époque [5]. »
L’interminable descente aux enfers
Le seul crédit à faire à Martelly est de n’avoir pas caché ses préférences et d’avoir dit ouvertement que le banditisme légal est le diapason du présent. Sans serrement de cœur. Dans sa conception, la prise du pouvoir politique représente l’ultime étape lui permettant de faire toutes les acrobaties et d’agir comme il l’entend. Le nou fè sa nou pi pito prend une autre dimension dans laquelle rien n’est respecté. Pas même la mort, les tombes et les cimetières. Le système de pouvoir a fait de tout citoyen un assassin en puissance, ce que notre créole traduit par le chen manje chen . La mort et la désolation semées par les militaires, macoutes et autres san-manman ne se comptent plus. Tueries, enlèvements, massacres et crimes, comme celui de la Ruelle Vaillant lors des élections du 29 novembre 1987, sont gravés dans les mémoires. Mais les assassinats auront beau faire, ils ne pourront jamais tuer l’espoir d’un monde meilleur.
Nous l’avons dit « Chaque saison apporte son lot de cadavres avec Charlot Jacquelin en 1986, Yves Volel en 1987, Lafontant Joseph en 1988, Alexandre Paul en 1989, Serge Villard en 1990, Sylvio Claude en 1991, Georges Izméry en 1992, Guy Malary et Antoine Izméry en 1993, Père Jean-Marie Vincent en 1994, Mireille Durocher Bertin et Michel Gonzalès en 1995, Pasteur Antoine Leroy en 1996, Robert Gaillard en 1997, Jean Pierre-Louis en 1998, Dr. Jimmy Lalanne en 1999, Dr. Ary Bordes et Jean Dominique en 2000, Brignol Lindor en 2001, Gérald Khawly en 2002, Danielle Lustin en 2003, Claude Bernard Lauture et Didier Mortet en 2004, Jacques Roche en 2005, Lucienne Heurtelou Estimé en 2006, François Latour en 2007, Monique Pierre en 2008, Roberto Marcello en 2009, Anil Louis Juste en 2010 [6]. »
Le cimetière des bandits légaux n’en finit pas de se remplir avec Guiteau Toussaint en 2011, Manès Monchéry et sa famille vivant à Thomassin 32 ainsi que Damaël D’Haïti en 2012, et le juge Jean Serge Joseph en 2013. La culture de la mort divise et fait péricliter une société qui n’arrive pas à trouver d’autre régulateur interne que le massacre. Le désir de mort règne sans partage culbutant tout sur son passage, même le désir d’amour. La confusion est totale et on ne peut y voir clair car la vision manque. Le désarroi s’installe et fait encore augmenter le besoin de mort. Les peurs sont fulgurantes tant la mort rode. La société est prise dans une forme de débilité et d’absurdité que nous avions résumé ainsi : « Le bilan des exactions des protagonistes est à faire dans un camp comme dans l’autre. La liste des disparus lavalassiens de 1991 à 1994 victimes de leurs adversaires militaires est aussi exécrable que celle relevée par l’ex-président Prosper Avril dans son ouvrage sur l’insécurité de 1995 à 2000 [7]. »
La démocratie a besoin de vérité
Le processus de descente aux enfers ne finit pas. La terreur de l’industrie du kidnapping et des enlèvements a transformé la population de sujets en objets. La mort est devenue banale et, à moins d’une levée de boucliers, le pourvoir des bandits risque de se perpétuer. Dans cet aveuglement, la société haïtienne n’a pas d’autre choix que de faire un effort sur elle-même pour s’en sortir. C’est l’aube d’un tel espoir qui émerge dans le rapport de la commission d’enquête sénatoriale concernant la mort subite du juge Jean Serge Joseph.
La classe politique ne peut pas se cabrer et ne pas réagir devant ce crime politique. Elle ne saurait dire, comme Martelly, avec autant de mépris et de cruauté, « se yon ti jij andeyò [8] » qui est mort. C’est justement ce genre de comportement des dirigeants politiques haïtiens, avec pareille dose d’arbitraire, qui bloque le progrès social. La violation par les Présidents haïtiens du contrat constitutionnel pour se perpétuer au pouvoir est une constante de notre histoire de peuple. La démocratie a besoin de vérité pour s’épanouir comme une plante a besoin de soleil pour croitre. Tout en reconnaissant que les responsabilités ne sont pas égales dans le retour des pratiques duvaliéristes dans l’arène politique, il importe de reconnaitre que les protagonistes qui ont occupé le terrain politique de 1986 à 2011 ont aussi fécondé le gâchis actuel. Appel pour rectifier le tir aux franges démocratiques de la classe politique qui persistent encore à se croire les seules détentrices de la vérité. Plus que jamais l’écriture d’un consensus national est nécessaire pour retrouver espoir en sortant du désarroi causé par les répressions militaires et les politiques gauchisantes de la période post 1986.
La connaissance des complicités des uns et des autres doit être établie dans le maintien du désastre sinon de la catastrophe, surtout celle de la conscience, dans notre cher pays. L’envie de pouvoir et la peur font percer le pire de l’être haïtien à chaque occasion. Les cercles maléfiques qui encouragent l’errance et la dévastation gardent le cap d’Haïti droit vers le néant. En maintenant une toile d’araignée dans les esprits. Une situation qu’on peut observer au quotidien avec le moindre quadrillage des radios et de l’internet. Sa rèd, nou pran ! , ce que l’ex-premier ministre Yvon Neptune nomme « la démocratie dans le bourbier des marrons » [9]. Dans le registre du raisonnable, la politique carnavalesque de ces cercles maléfiques constitue une vaste perte de temps perpétuant la logique de la déraison qui accroit la « backwardation » [10] d’Haïti.
* Économiste, écrivain
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[1] Antonio Gramsci, « Introduction à l’étude de la philosophie et du matérialisme historique » dans Gramsci dans le texte (1916-1935), Uquac, Canada, 2001, p. 80.
[2] Ibid.
[3] Rapport de la Commission spéciale d’enquête sur la mort troublante du Juge Jean Serge Joseph, 9 août 2013, p. 27.
[4] Valéry Daudier, « Martelly sans son costume de président », Le Nouvelliste, 12 aout 2013.
[5] Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit. p. 154-155.
[6] Leslie Péan, « Le cataclysme des Duvalier et celui du 12 janvier 2010 », AlterPresse, 15 mars 2010.
[7] Ibid. Sur le bilan de l’insécurité au cours de la période 1995-2000, on lira Prosper Avril, Haïti 1995-2000 : Le Livre Noir de l’Insécurité et L’Armée d’Haïti : Bourreau ou Victime ?, P-au-P, 2004.
[8] Durin Duret, « Oraison funèbre aux funérailles du juge Jean Serge Joseph », Montréal, 11 août 2013.
[9] Yvon Neptune, « Une démocratie dans le bourbier des marrons », Haïti en marche, Semaine du 5 Août 2013.
[10] Leslie Péan, La « backwardation » d’Haïti : De l’occupation de 1915 aux carnavals de Martelly (texte en trois parties), AlterPresse, 28, 29 et 30 juillet 2013.