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Budget 2013-2014 et produits dominicains en Haïti

Par Joseph Harold PIERRE *

Soumis à AlterPresse le 15 aout 2013

Nombreux sont les documents de politique économique qui ont été élaborés en Haïti : des documents pour le secteur agricole, d’autres pour le tourisme, d’autres encore pour les politiques publiques, etc. Ils ont malheureusement tous connu un même sort : l’abandon dans les tiroirs pour le plaisir des insectes friands de papier. Ces décisions d’Etat contre le peuple ne sont pas imputables à l’étranger que l’on accuse des fois à tort, quand on refuse de penser et d’agir par nous-mêmes, sinon à nos dirigeants, à leur manque de volonté politique, à la société civile qui peine à se consolider pour défendre des intérêts communs et aux partis politiques désarticulés, sans base ni vision. Ce vide généralisé nous a donné entre autres résultats une économie totalement dépendante de l’extérieur : le budget 2013-14 sera financé à hauteur de 25% par des dons (niveau très bas par rapport aux années antérieures) ; plus de 55% de nos produits pour la consommation sont importés et plus de 80% du riz [1], alors que jusqu’à présent nos livres de géographie parlent d’Haïti comme un pays essentiellement agricole.

Dans cette situation de mal généralisé (mais qui peut être guéri, puisque là où est présente la personne humaine, il existe toujours la possibilité d’améliorer les conditions de vie), il faut être réaliste et armée d’une grande volonté politique pour opérer le changement nécessaire. Celui-ci n’est pas un projet mirifique ni ne sera le résultat d’improvisations, sinon le fruit de planifications intelligentes. Dans le cas d’Haïti et à la lecture du budget de 2013-2014, on veut tirer la sonnette d’alarme contre des mesures inopportunes qui ont été présentées dans ledit document, liées aux importations, spécialement celles de la République Dominicaine, compte tenu du poids de ces dernières dans les repas quotidiens du peuple haïtien.

Si Haïti est le second partenaire commercial de la République Dominicaine pour ce qui est des exportations de cette dernière, celle-ci est, en revanche, notre premier partenaire, en ce sens que nous lui achetons plus qu’à aucun autre pays. De tout temps, les Etats-Unis ont été le pays d’où nous importons la plupart de nos produits. Toutefois, au cours de la dernière décennie, on a assisté à une rapide substitution des exportations américaines par les marchandises dominicaines sur le marché haïtien. En 2004, la République voisine n’a exporté que US$70 millions vers Haïti, soit 12% de la valeur des produits importés des Etats-Unis, chiffrés à US$ 673 millions. Huit ans plus tard, en 2012, les produits dominicains en Haïti sont évalués à US$1135 millions, soit 108% des importations des Etats-Unis estimés à US$1050 millions. Il faut rappeler qu’en 2009, les exportations dominicaines vers Haïti ont emprunté le chemin contraire à la tendance du commerce international. Alors que les échanges, à l’échelle mondiale, avaient baissé de 12%, soit la plus grande réduction depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale [2], les exportations étatsuniennes vers Haïti ont connu la même tendance avec une diminution de 16% par rapport au 2008, les produits dominicains en Haïti ont, nonobstant, augmenté de 14%. Cette information que j’ai, d’ailleurs, déjà mentionnée dans d’autres publications, prouve l’importance des relations commerciales entre les deux pays et constitue un cas de vérification de la théorie gravitationnelle de Krugman suivant laquelle les pays séparés par une distance réduite tendent à augmenter leur flux commercial (voir graphique 1).

Une autre manière – et peut-être plus éclairante – d’analyser l’importance des exportations dominicaines vers Haïti est leur participation dans nos importations totales. Jusqu’à la fin de la décennie des années 90, les transactions formelles dominicaines avec Haïti ont été négligeables. Cet état de fait résulte de ce que les deux pays ont vécu pendant toutes leurs histoires nationales des conflits répétés et non résolus. A la faveur de la fondation de la commission mixte bilatérale en1996 et d’une nouvelle donne dans les relations haïtiano-dominicaines, les produits dominicains ont commencé à circuler sur le marché haïtien. En 2004, ils représentèrent 5% des importations totales contre 43% des Etats-Unis. Avec une croissance soutenue de leurs exportations, en moins de dix ans, les Dominicains arrivent à peser lourd dans notre balance commerciale avec 30% de nos importations pour l’année 2012 et supplantent ainsi les produits américains qui n’en représentent que 28% (voir graphique 2).

Pourquoi avons-nous substitué les importations des Etats-Unis par des produits dominicains ? La réponse à la question comporte trois dimensions : le niveau des prix, la contrebande et le rapprochement des deux pays.

Pour ce qui est du niveau des prix, le cout de nos importations de la République Dominicaine doit être moindre que celui des Etats-Unis. Ceci est dû au fait que le salaire minimum mensuel de la République voisine est de US$189 (RD$7,765 pesos pour les moyennes entreprises), équivalent à seulement 16% de celui nord-américain qui est de US$1160. Cette variable, considérée comme le coût de production des biens, réduit le prix des importations de la République dominicaine par rapport à celles des Etats-Unis, car les premières sont fabriquées par une main-d’œuvre à bon marché. De plus, le rapprochement des deux pays fait qu’il est moins coûteux de transporter des produits de la République voisine que de l’autre côté de l’atlantique. Il faut aussi mentionner que les liens existant entre les commerçants haïtiens et dominicains jouent un rôle non négligeable dans la dynamisation du commerce binational, liens qu’il faut d’ailleurs maintenir et consolider pour de meilleures relations entre les deux parties de l’ile. Ces hypothèses ont été vérifiées par le prix de la tonne des produits importés de la République Dominicaine et des Etats-Unis qui coûte en moyenne US$633 et US$730, respectivement, au cours des deux dernières années. La substitution de chaque tonne de produits importés des Etats-Unis par des biens dominicains procure à Haïti des bénéfices d’environ cent dollars (US$100) et la possibilité d’améliorer les relations entre les deux pays, puisque le commerce va au-delà d’un simple échange de produits et implique d’autres aspects tels que culturels et politiques.

Par ces mots, je ne suis pas entrain de déconseiller le commerce avec les Etats-Unis sinon que je veux souligner l’importance des exportations dominicaines pour Haïti.

Ceci dit, que faut-il penser des mesures prises par l’administration Martelly/Lamothe d’augmenter les tarifs douaniers de pas mal de produits en vue, selon Wilson Laleau, ministre de l’Economie et des Finances, de protéger et d’encourager l’industrie locale. Certains produits affectés par la modification des droits de douane sont présentés dans le tableau ci-dessous :

Si la détaxation des semences de maïs et l’augmentation des droits de douane sur les châtaignes peuvent être justifiées, la première pour aider les cultivateurs et la seconde par l’abondance de ces produits (du moins une variante) dans les départements du Sud et de la Grand-Anse, la modification à la hausse des produits de première nécessité comme les poulets, le pois, les bananes et les figues ne pourra aucunement, dans l’état actuel des choses, « protéger la production nationale, ni soutenir la croissance par la création de petites et moyennes entreprises ni financer le budget national ».
Cette politique de fermeture de l’économie au marché international, telle qu’élaborée, peut produire les effets contrairement aux résultats espérés. Haïti doit importer 55% de ses biens de consommation, évidence de ce que l’industrie locale est presqu’inexistante. Le secteur agricole qui représente 25% du PIB du pays fournit du travail à 50% des employés, signe d’un secteur totalement déficient avec une très faible productivité. Le gouvernement est entrain, lit-on, de négocier avec le secteur bancaire pour l’octroi de crédit aux secteurs qui lui sont prioritaires, dont principalement, l’agriculture et le reboisement.

Pour passer des négociations avec les banques en vue de l’augmentation des crédits, de l’accompagnement des agriculteurs à l’accroissement de la production agricole, cela prend nécessairement quelques bonnes années et ne se fait surtout pas du matin au soir au moyen d’un bâton magique. En conséquence, vu que l’industrie nationale ne peut pour l’instant répondre à la demande locale ni qu’elle pourra le faire dans deux ou trois ans, la décision du gouvernement de modifier à la hausse les tarifs de certains produits provoquera le renchérissement de ces derniers et, de ce fait, une détérioration des conditions de vie de la population. Dans le cas précis des exportations dominicaines, à part les méfaits déjà évoqués, il peut s’ensuivre l’augmentation de la contrebande à la frontière et le gouvernement aura un manque à gagner de plus de US$300 millions, somme qu’il prétend paradoxalement récupérer par l’adoption de cette politique protectionniste.

Le pire est que, par cette mesure inopportune, il se peut qu’augmente le nombre de nos pauvres et que se revivent les tristes jours des émeutes de la faim de 2008 ! Plaise à Dieu que ces crises ne surviennent, puisqu’elles sont toujours des coups très durs portés contre cette société déjà trop désarticulée et qui peine à se refaire les tissus.

Que devraient faire les autorités haïtiennes ? Le pouvoir exécutif a déjà envoyé le budget au parlement et le ministre des Finances s’est félicité d’avoir présenté un « budget de combat », dirait-il, pour le bien du peuple haïtien. Comme notre analyse nous a emmenés aux antipodes de l’opinion du ministre et de bien d’autres leaders d’opinion, nous conseillons aux membres des deux chambres chargés d’étudier le budget de se pencher spécialement sur l’augmentation des tarifs douaniers, car cette décision doit suivre un renforcement minimal de la production locale (pour répondre à une partie significative de la demande interne), et non le précéder. S’il est certain que la libéralisation commerciale des années 80 a fait pas mal de tort au pays, spécialement au secteur agricole, les barrières commerciales que le gouvernement veut ériger actuellement, telles qu’élaborées, peuvent produire les mêmes effets.

Au cœur du contentieux opposant Haïti et la République Dominicaine, le budget doit être examiné avec un regard particulier porté sur nos importations de l’autre côté de la frontière qui représentent 30% des produits que nous achetons à l’extérieur. En fait, la lutte contre la faim du peuple doit être la priorité des priorités !

Il conviendrait mieux au gouvernement de chercher à rendre efficient son système de taxation par sa simplification, par la lutte contre la contrebande, l’évasion et l’évitement fiscaux, par une administration qui réduit le temps qu’il faut pour payer les taxes, et surtout par une lutte acharnée contre la corruption.

D’un autre côté, je tiens à préciser que j’appuie l’idée des autorités haïtiennes d’exiger aux exportateurs dominicains le respect des normes sanitaires et phytosanitaires pour les produits destinés a Haïti (comme à tout autre pays) et leur décision de n’importer que les plastiques biodégradables en vue de protéger l’environnement. Dans le conflit opposant les deux pays depuis le 6 juin dernier, le gouvernement haïtien a affirmé que la résolution du problème est bloquée par les Dominicains qui avaient tardé à lui soumettre une liste d’entreprises ayant subi une évaluation sanitaire, comme il a été accordé entre les parties lors de la réunion du 19 juin. Ce document a été délivré le deux août dernier suivant une déclaration de Michel Chancy, secrétaire d’Etat à la Production animale, parue dans Le Nouvelliste du 6 août. Toutefois, il est toujours sage de bien s’informer des problèmes avant de prendre les décisions et surtout d’utiliser les canaux adéquats.

* M.A. ; M.Sc.
Prof. d’Economie à l’Université Pontificale Mère et Maitresse (PUCAMAIMA)
Prof. de Science politique à l’Université Ibéro-Américaine (UNIBE)
Contact : desharolden@gmail.com

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Références


[1Haiti united nations country team food crisis response report, July 2008
http://www.fao.org/newsroom/common/ecg/1000903/en/Food_crisis_report_Haiti_Jul_2008.pdf

[2(2) Lamy says trade can have a positive impact on job creation during economic downturn
http://www.wto.org/english/news_e/sppl_e/sppl148_e.htm