Par Joseph Harold Pierre*
Soumis à AlterPresse le 23 juillet 2013
En République Dominicaine, très peu de gens ont été indifférents à la mesure prise par Haïti, relative au commerce des œufs et des poulets. Les opinions ont pendulé des plus modérées aux plus intempestives, dépendamment des intérêts des acteurs et de leur conception d’Haïti et des haïtiens. Il faut aussi dire que, dans tout cela, le gouvernement (pas le parlement) a, de façon générale, tenu un discours conciliant.
Mon objectif dans ce texte est de faire comprendre, à partir d’une analyse économique le comportement plus ou moins conciliant du gouvernement dominicain, face aux réactions fâcheuses de la société dominicaine dans la gestion du dossier des œufs et des poulets.
Les propos du président Medina, des ministres des Affaires Etrangères et du Commerce et de l’Industrie, Troncoso et Del Castillo, respectivement, demeurent mesurés. Ils ont, à maintes reprises, dit respecter la décision haïtienne et insisté sur l’idée que l’interdiction n’affectera pas les relations entre les deux pays. Les raisons expliquant ce discours que l’on dirait de "bon voisin" sont de deux ordres. Il y a tout d’abord une explication économique pour éviter d’obstruer davantage les relations commerciales entre les deux pays. Il existe aussi une dimension anthropo-diplomatique qui veut que les deux Etats fortifient les bons rapports que le 12-janvier a favorisés et dont l’une des actions de cristallisation a été l’initiative conjointe pour le reboisement de l’ile, notamment d’Haïti, le 5 juin dernier. Dans ce texte, je me consacre à la question économique, l’autre aspect sera traité prochainement.
Le commerce formel d’œufs et de poulets entre les deux pays a rapporté, en 2012, US$ 24.24 millions à la République Dominicaine, soit 2.2% de la totalité de ses exportations. Pour les cinq dernières années, ces produits ne représentent en moyenne que 1.04% des achats haïtiens aux Dominicains (voir graphique 1). Dans ces calculs, les marchés frontaliers n’ont pas été pris en compte, car l’interdiction n’a été effective que pour les transactions formelles. Aux dires du ministre de l’industrie et du commerce dominicain, les produits interdits traversent la frontière par contrebande. Les données présentées nous disent que, logique économique oblige, le gouvernement dominicain ne saurait sacrifier tous les avantages que lui rapportent ses relations commerciales avec Haïti au prix de ce conflit conjoncturel. Dans ces conditions, il y va donc de l’intérêt du gouvernement d’attendre le dénouement de la situation au lieu de satisfaire le désir des secteurs qui opteraient même pour la cessation des relations entre les deux pays et la fermeture de la frontière.
A ce sujet, l’ambassadeur dominicain en Haïti, Ruben Silié, dans son texte paru dans les colonnes de Le Nouvelliste, le 20 juin dernier, a été clair et direct, en déclarant que « lorsque les autorités dominicaines réagissent et demandent des explications à leurs homologues haïtiens, il est évident que le fond de l´affaire n´est pas de protéger la population haïtienne de la maladie, mais d´établir des contrôles sur l´importation des produits avicoles venant de la République dominicaine ».
Si le gouvernement dominicain tient ce discours plus ou moins conciliant - disons mieux diplomatique -, pourquoi les propos de certains leaders d’opinion sont-ils si hostiles envers Haïti ? Pourquoi promeuvent-ils la haine cristallisée dans des actes comme l’incitation du journaliste Alvaro d’attaquer militairement Haïti, ou dans la manifestation contre les haïtiens illégaux qui a eu lieu la semaine dernière à Santiago ? Les réponses à ces questions doivent être recherchées dans le commerce des œufs et des poulets, pour une part, et surtout dans la conception générale des Dominicains à l’égard d’Haïti et de ses habitants, pour une autre. Je tacherai ici de fournir une réponse à la première partie de la question, puisque la seconde est d’ordre anthropologique et sera élaborée aux essais traitant de cet aspect.
Si pour le gouvernement, le commerce haïtiano-dominicain ne saurait se réduire aux exportations des œufs et des poulets, la logique de ceux qui travaillent dans ce secteur est tout autre. La République Dominicaine exporte 20% de sa production d’œufs et de poulets, et presque la totalité de cette proportion destinée à l’extérieur est envoyée en Haïti. Pendant les cinq dernières années (2008-2012), Haïti a acheté 97% et 99% des exportations d’œufs et de poulets dominicaines, respectivement. En 2012, des US$14.12 millions obtenus pour les exportations d’œufs, US$14.09 millions étaient consommés en Haïti. Il en est de même pour le commerce de poules qui a rapporté pour la même année US$10.12 millions, desquels US$ 10.07 étaient écoulés en Haïti. En somme, pour les cinq dernières années, plus de 98% des exportations de poules et d’œufs dominicains sont vendus à Haïti. L’année dernière, elles étaient estimées à US$24.24 millions desquelles US$24.16 millions étaient destinées à Haïti, soit 99.7% du total (voir graphique 2).
Ce que l’on vient d’expliquer aide à comprendre le désarroi des aviculteurs dominicains face à l’interdiction imposée par le gouvernement haïtien. Cette dernière a eu de grandes conséquences sur la vente de certains produits en République Dominicaine. Le prix de l’œuf a diminué de 29% en passant de 7 à 5 pesos (un peso équivaut à une gourde dans les marchés frontaliers par parité de pouvoir d’achat, et 1.25 gourdes à Santo Domingo et à Santiago). Il en est de même du prix de la livre de poulet qui a chuté de 16%, pour être vendue à 42 pesos, alors qu’elle coutait 50 pesos avant l’adoption de la mesure prohibitive. De plus, des milliers de poules pondeuses ont été liquidées à 70 pesos (US$1.67), en-dessous de leur prix en temps normal. A cette mesure s’ajoute l’achat par le gouvernement de poulets pour les cafétérias. Ces données mettent aussi en évidence la grande importance d’Haïti pour le commerce dominicain. Ici je veux rappeler qu’en 2009, les exportations dominicaines ont été réduites considérablement à cause de la crise économique globale. Cependant, celles vers Haïti se sont accrues ; ce qui a largement aidé l’économie de ce pays à maintenir sa stabilité macroéconomique.
Si on assume que les exportations des produits interdits augmentent au rythme de leur croissance moyenne annuelle du dernier quinquennat, soit 87%, les commerçants qui sont affectés par la prohibition, ont un manque à gagner de US$6.64 millions, pendant le mois et demi que cette mesure a duré jusqu’à date. Toutes les mesures adoptées par le gouvernement dominicain sont très loin de fournir aux exportateurs de ces produits cette somme, d’autant plus qu’elles sont passagères. Toutefois, le gouvernement sait très bien que la rationalité de l’Evangile n’est pas de mise à la défense de ses intérêts. Il ne saurait lâcher les 99 brebis que sont les 99% de ses exportations en Haïti au profit d’un pour cent (1%) représenté par le commerce des œufs et des poulets.
Dans l’opinion publique dominicaine, comme réaction à l’interdiction haïtienne, certains pensent qu’il faudrait licencier les ouvriers haïtiens, surtout ceux du secteur agricole, secteur auquel appartient la production des œufs et des poulets. Comme la baisse de la production devra être accompagnée d’une diminution de la force de travail, d’autres, par ailleurs, pronostiquent que ces travailleurs seront congédiés tout naturellement, Ces idées sont-elles fondées ? Se reposent-t-elles sur une rationalité économique ? La manifestation à Santiago la semaine dernière aurait-elle un quelconque lien avec ces opinions ? A lire les réponses à ces questions dans les prochains articles.
…………
* M.A. ; M.Sc.
Prof. d’Economie à l’Université Pontificale Mère et Maitresse (PUCAMAIMA)
Prof. de Science politique à l’Université Ibéro-Américaine (UNIBE)
Contact : desharolden@gmail.com