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L’occupation américaine d’Haïti et le vrai visage de Sténio Vincent (3 de 5)

Par Leslie Péan*

Soumis à AlterPresse le 19 juillet 2013

Les pratiques électorales frauduleuses et dictatoriales du gouvernement de Vincent en pleine occupation américaine s’expliquent par sa soif de pouvoir. Une hantise qui lui fera faire les pires entorses et atrocités donnant ainsi des prétextes aux partisans de la discrimination raciale pour pointer du doigt Haïti afin de tenter de légitimer les pratiques racistes de toutes sortes contre les Noirs. Pourtant, Emmanuel Edouard, mort à 33 ans en 1891, avait agité la sonnette d’alarme pour demander aux Haïtiens de bien assimiler leur mission historique et de se ressaisir. Il écrivait :

« Oh ! Il faut bien l’avouer, malgré l’inconsolable tristesse que nous en éprouvons, Haïti a fourni des armes aux adversaires de la race noire. Elle a misérablement failli à ses destinées. Et les millions de Nègres du Nouveau Monde ont le droit de l’accuser hautement devant l’histoire et de lui demander un compte sévère. Car, ils seraient encore esclaves aujourd’hui, si, pour les émanciper, on avait attendu qu’Haïti se fut montré capable de comprendre la civilisation. ……. Haïti a dépensé son activité en efforts stériles, a offert au monde le pitoyable tableau d’une démagogie sans idée nette, sans sentiment et sans principe, presque sans âme et sans volonté, se laissant constamment asservir par des ambitieux trop faibles d’intelligence pour avoir aucune conception politique sensée, ne sortant brusquement de son sommeil léthargique que pour jouer d’épouvantables tragédies et pour se porter à elle –même des coups terribles. ….. Haïti doit quelque chose à la race noire. Il est temps qu’Haïti paie [1]. »

La répression délirante contre la presse indépendante

Le 16 août 1932, le gouvernement de Vincent déclare l’état de siège dans le Département de l’Ouest. Le lendemain 17 août 1932, il procède à la suspension des journaux Le Courrier haïtien, Le Pays, La Bataille, Le Peuple, La Libre Tribune et arrête certains des directeurs de ces publications dont Louis Callard, Joseph Jolibois, etc. C’est la quinzième arrestation de Jolibois. Il importe de remarquer que le gouvernement évoque une loi du 13 avril 1880 référant aux effets de l’état de siège. L’article 5, 4e alinéa de cette dite loi prise sous le gouvernement dictatorial de Salomon déclare « Dans les milieux soumis à l’état de siège, l’autorité militaire a le droit — d’interdire les publications et les réunions qu’elle juge de nature à exciter ou à entretenir le désordre [2]. » La perspective dégagée par la philosophe arbitraire des san manman reste attachante et fait partie de la continuité de l’État. C’est la mécanique qui fixe les règles du jeu. Qui donne parfaitement le ton. Les méchancetés et sottises de l’État marron sont présentées comme des bienveillances et des finesses. Les traditions despotiques sont devenues un socle immuable à partir duquel la société haïtienne légitime son attachement aux maléfices. Dans les sillons du malheur sont formulées les lois de la précarité. L’empreinte d’un long règne d’arbitraire fait les lois au profit de « la classe de pouvoir d’État » et maintient le pays dans la course de la tragédie. Les méthodes et les traditions politiciennes se reproduisent.

Jolibois ne mesure pas la cruauté du système à son endroit. On ne lui pardonne pas la reconnaissance internationale qu’il a donnée à l’occupation américaine d’Haïti en Amérique latine, dans la Caraïbe et aux Etats-Unis. Il dérange d’autant plus qu’il n’est pas communiste. Chaque fois que la propagande des puissants du jour veut le peindre en imposteur, il rebondit en ouvrant les yeux du peuple des ouvriers et des paysans. Ce que Jacques Roumain avait compris dès son plus jeune âge quand il écrivit de Zurich le 15 janvier 1925 à 18 ans à Joseph Jolibois, directeur du journal Le Courrier Haitien pour lui dire « J’ai appris au hasard de quelques journaux d’ici les poursuites et les persécutions avec lesquelles on récompense votre dévouement…Permettez-moi Monsieur le Directeur, de vous dire toute l’admiration que j’éprouve pour vous. »

Saturnin François, président de la Ligue des Sans Travail est libéré le 29 novembre 1932. Il avait été incarcéré pour avoir distribué un tract jugé séditieux par le gouvernement car excitant le peuple et l’appelant à la révolte. Dans le même temps, le gouvernement procède à la suppression du journal Le Centre de Max Hudicourt sous prétexte, pour certains de la critique du discours du président Vincent présenté aux Cayes, pour d’autres de l’état de siège et de la nécessité de combattre le communisme. Sous cette même rubrique sont interdites la « Société économique des ouvriers et des paysans » et la « Société pour la Propagation des Langues Étrangères ». Également Max Hudicourt directeur du journal suspendu Le Centre est arrêté le 28 décembre.

À l’occasion du nouvel an 1933, les journaux dominicains La Opinion, Diario del Comercio, Listin Diario, La Tribuna, La Informacion, etc. demandent la libération de Jolibois. Ce dernier est gardé en prison en dépit du fait que les coupables de l’assassinat du député Élius Élie ont été condamnés et que Jolibois a été mis hors de cause depuis le 23 novembre 1932. La cohérence exemplaire du système d’oppression dans son absurdité est délirante. Il faut être particulièrement borné pour garder un an en prison une personne qui n’est pas coupable et continuer à se réjouir en le maintenant en prison pour combattre sa pseudo-subversion même après que les assassins du crime ont été condamnés. Qu’un tel système aussi immonde ne fasse pas vomir toute la population, y compris les grincheux et les médiocres de tout acabit, est du domaine de la sorcellerie. C’est borné, horrible et puant. Difficile d’avoir de la sympathie pour la beauté féroce d’un tel enfer.

Le 5 mars 1933, les cinq enfants de Joseph Jolibois (Gérard, Karl, Ivan, Corine et Sylvan) agés entre quatorze et sept ans écrivent à Enrique Lumen, directeur du journal mexicain El Universal Grafico. Ils lui demandant d’intercéder auprès de la jeunesse mexicaine afin que cette dernière alerte le président américain Roosevelt pour demander son intervention afin d’obtenir la libération de leur père injustement emprisonné [3]. Cette initiative est suivie d’autres dans les autres pays d’Amérique latine où Joseph Jolibois était connu pour sa participation à diverses organisations militantes telles que la « Ligne Anti-Impérialiste de Mexico ». Finalement, le 16 août 1933, Jolibois est mis en liberté. On prétend qu’il aurait purgé sa peine de prison d’un an pour « délit de presse ».

L’Accord du 7 août 1933

Deux jours plus tard, soit le 18 août, Jolibois remet personnellement au journal Le Nouvelliste un article critique intitulé « L’Accord du 7 août 1933 – La désoccupation militaire quand même avec ou sans accord » que Le Nouvelliste décide de ne pas publier. Il écrit deux lettres au Président Roosevelt [4] et au Secrétaire d’État Corden Hull en date des 1er septembre 1933 et 7 octobre 1933 pour protester contre la fermeture de onze journaux et contre le Traité du 3 septembre 1932. Plusieurs raisons expliquent le comportement de rejet des douze Sénateurs. D’abord, pour la forme, les Sénateurs ne prirent connaissance du projet de Traité que le jour même du vote. Puis, pour le fond, les conditions proposées pour la désoccupation militaire et surtout pour la continuation du contrôle financier américain n’étaient pas acceptables.

On ne saurait passer sous silence la répression menée par le gouvernement de Sténio Vincent contre les ouvriers haïtiens luttant contre l’exploitation éhontée des compagnies américaines installées en Haïti. C’est l’époque de l’essor du mouvement ouvrier avec des grèves des coupeurs de bois, des ouvriers agricoles, des débardeurs, des employés des Travaux Publics, des chauffeurs de taxis, etc. Au cours d’une des grèves des ouvriers du wharf, qui eut lieu au Cap-Haitien le 25 décembre 1930 selon un reportage du journal La Citadelle, les marines américains interviennent et, au cours de l’échauffourée, le capitaine Shaker tue l’ouvrier Charles Rock.

Les ouvriers manifestaient pour exiger que leur salaire horaire soit augmenté à une gourde au lieu de 40 centimes. En solidarité, d’autres grèves éclatent à la compagnie d’ananas MONS. Les revendications de la classe ouvrière font tâche d’huile. À la capitale alors, ce sera la grève des boulangers, puis celle de la HASCO, suivie par celle des ouvriers de la Compagnie d’Éclairage électrique et celle des petits vendeurs de gazoline. Face à la répression du gouvernement de Vincent, les ouvriers haïtiens réclament leurs droits. On le voit au cours de ces protestations qui éclatent avec la grève des coupeurs de canne à Momance près de Léogane ou encore celle déclenchée par 300 chauffeurs de taxi à la capitale le 10 août 1931.

Ce serait de l’ignorance absolue que d’avaler la propagande présentant Vincent comme l’idéal-type des nationalistes haïtiens qui ont libéré Haïti de l’occupation américaine en 1934. C’est tout à fait le contraire. Le gouvernement de Vincent avait négocié avec les forces d’occupation américaine un accord traitant de « l’Haïtianisation de la Garde, de la désoccupation militaire et surtout du contrôle financier américain. De ces négociations, il est sorti le Traité du 3 Septembre 1932 dont le principe même a été rejeté par l’Assemblée Nationale [5]. » Les députés et sénateurs nationalistes n’étaient pas d’accord avec les conditions présentées par les Américains. En plus de la tutelle financière qu’ils réclamaient jusqu’en 1952, les Américains disaient que les marines ne partiraient pas d’Haïti s’il y avait des troubles politiques sérieux dans le pays avant le 31 Décembre 1934.

Ce sont des députés tels que Lorrain Dehoux, des écrivains tels que Georges Séjourné [6] qui ont appelé au rejet par les députés et sénateurs de l’Accord du 7 août 1933. Comme l’écrit Georges Séjourné, « Pour une très forte majorité du pays, cet Accord est monstrueux. Je me rallie sans hésiter aux Patriotes haïtiens qui ont publié de si beaux volumes sur ce sujet et j’apprécie hautement leur Science et leur Conscience [7]. »

Le président Vincent a violé l’article 42 de la Constitution de 1932, qui prévoit que tous les Traités, Conventions et Accords doivent être ratifiés par le Parlement. Il s’est plié aux conditions de l’occupant et a accepté que l’Accord du 7 août 1933 soit signé par Albert Blanchet, Secrétaire d’État des Relations Extérieures d’Haïti, et Norman Armour, Ministre Plénipotentiaire des Etats-Unis d’Amérique accrédité en Haïti. Il a pu agir ainsi du fait que le principe longtemps observé à savoir « lorsque la Constitution est violée, l’insurrection devient le plus saint des devoirs » ne l’était plus. Il a laissé aux Américains faire ce que bon leur semblait, non seulement dans la gestion financière d’Haïti, mais aussi sur le plan des investissements qui ont réduit le périmètre des cultures vivrières dans le secteur de l’agriculture. Et c’est justement parce qu’il a joué le jeu des Américains avec ferveur que ces derniers lui ont laissé commettre nombre de crimes sans se soucier le moindrement du monde. Le président Sténio Vincent était bien pour les Américains parce qu’il était mauvais pour Haïti. Comme l’écrit Saint Juste Zamor dans le Chicago Defender du 20 novembre 1937, « Dès que Vincent prit le pouvoir, il maintint le régime par ses crimes [8]. »

L’entreprise de conditionnement de l’opinion

Jolibois reprend donc ses activités comme à l’accoutumée sans se préoccuper de la haute surveillance dont il est l’objet des autorités haïtiennes, américaines, anglaises, etc. Il déconcerte les agences d’espionnage et de surveillance qui pensaient, à juste titre, qu’il allait diminuer sinon arrêter ses activités pour se remettre de la longue incarcération qu’il venait de subir. Peine perdue. Sa subjectivité militante s’accommode de la souffrance qu’il endure. Il comprend aussi bien les aspects individuels que la raison sociale de ses multiples emprisonnements. Avec une psychologie individuelle en acier, il continue son engagement sans broncher. La seule variance est qu’il change le nom de son journal Courrier haïtien pour La Justice Divine, pensant ainsi échapper à la censure dans sa lutte contre la politique dictatoriale du président Vincent. Jolibois est arrêté pour la seizième fois sans mandat, sur la décision expresse d’Élie Lescot, ministre de l’Intérieur, le 25 novembre 1933.

Selon Norman Armour, ministre plénipotentiaire américain accrédité en Haïti, Jolibois avait annoncé l’organisation d’une manifestation de milliers d’ouvriers et de paysans devant l’Assemblée nationale pour protester contre le projet de figues-bananes de la société Standard Fruit dont le directeur était l’américain Thomas S. Brignac [9]. Il était donc devenu dangereux pour les intérêts de ceux qui considèrent que le seul but de l’existence humaine est de faire de l’argent. Sa pensée fit tâche d’huile car les Sénateurs rejetèrent le contrat Brignac par un vote de dix contre 9. Les dix qui ont voté contre étaient Latortue, Mars, Pradel, Hudicourt, Pasquet, Télémaque, Loubeau, Paultre, Jeannot, Martineau. Les neuf qui ont voté pour étaient Fombrun, Zéphyrin, Nau, Noël, Leconte, Laurent, St. Aude, Elysée, William. C’est à cette occasion que Le Nouvelliste demande « que la jeune Haiti, d’accord avec les ainés sensés et tous ceux qui réclament du Travail honnête, pense aux idées fascistes ou nazistes, c’est-à-dire la mise au rancart du " vieux jeu " » [10]. Nombre de jeunes dont Jacques Roumain, Etienne Charlier, Max Hudicourt, Jean Brière répondront énergiquement qu’il n’est pas question de se laisser prendre à ce piège en acceptant ce que Jean Brière nomme « cette forme d’exploitation de nos terres et de nos paysans » [11]. Il ajoute « le peuple haïtien a trop souffert du capital étranger venu sous la protection du monopole pour que nous recommencions de sitôt la même douloureuse expérience. » (à suivre)

……………..

*Economiste, écrivain


[1Emmanuel Edouard, « Haïti et la race noire », La Fraternité, Paris, 28 septembre 1895.

[2Louis Borno, « Loi du 13 avril 1880 sur l’état de siège », Code civil d’Haïti annoté, Haïti et Paris, Chez L’Auteur/Giard et Brière, 1892, p. 512.

[3Department of State, Foreign relations : J. Jolibois Jr, Haitian, Division of Mexican Affairs, April 3, 1933.

[4Confédération Nationaliste des Ouvriers et Paysans d’Haiti, Lettre au président Roosevelt signée de Jospeh Jolibois Fils, 1er septembre 1933, 838.00/3165, Department of State, Washington, D.C. Voir aussi « La Justice Divine », Telegram 838.00/3178, Department of State, Washington, D.C., October 12, 1933.

[5Sténio Vincent, « Proclamation donnée au palais national le 16 septembre 1932 », Bulletin des Lois et Actes, Département de la Justice, Édition officielle, 1932.

[6Georges Séjourné, La Constitution d’Haïti en face de la convocation à l’extraordinaire des Chambres législatives et de l’Accord américano-haïtien du 7 août 1933, P-au-P, Imprimerie nouvelle, 1933. Lire aussi Pour l’histoire : Action du Sénat pour la libération du territoire national et documents officiels concernant le Traité du 3 septembre 1932, l’Accord du 7 août 1933 et l’Acte additionnel du 28 mars 1927 prolongeant la Convention du 16 septembre expiré le 2 mai 1926, P-au-P, Imprimerie Haitienne, 1934.

[7Georges Séjourné, La Constitution d’Haïti en face de la convocation, op. cit., p. 8.

[8Saint Juste Zamor, « Inside story of Haitian massacre – Natives are victims of fascist plot, presidents of two Republics blamed for the slaughter of 5,000 », Chicago Defender, novembre 20, 1937.

[9Norman Armour to Secretary of State, Telegram 838.00/3180, Department of State, Washington, D.C., November 28, 1933.

[10« Autour de la Séance d’Hier », Le Nouvelliste, 31 janvier 1934.

[11Jean Brière, Dictature ?, Le Matin, 24 février 1934.