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La diplomatie américaine est-elle hors la loi ?

Par Lyn François [1]

Soumis à AlterPresse le 1er juillet 2004

La polémique autour du départ en exil du président Aristide ne cesse de s’amplifier exacerbant ainsi la fracture politique du pays et hypothéquant quelque peu le processus de pacification et de démocratisation de la société haïtienne. Sans doute, le déchaînement des passions liées au fait politique en Haïti altère la raison et empêche toute réflexion sereine sur cet événement majeur : un chef d’Etat, démocratiquement élu, contraint de renoncer à son mandat sous la menace d’une insurrection armée et des pressions diplomatiques de deux puissances étrangères. Des considérations d’ordre géopolitique permettent logiquement de penser que l’hyperpuissance américaine a joué un rôle essentiel dans cette affaire, laissant un rôle secondaire à la France en tant qu’ancienne puissance coloniale. De prime abord, la gestion critiquable de l’ancien régime et les atteintes graves aux droits et libertés individuels pourraient justifier un changement de gouvernement. Néanmoins, un Etat, aussi importante que puisse être son influence politique, économique, militaire ou autre, a-t-il le droit d’intervenir dans les affaires politiques d’un autre Etat souverain sous prétexte de faire respecter les règles démocratiques ou de la bonne gouvernance ? [2] De plus, est-il juste d’imputer l’échec économique du pays au seul gouvernement sans tenir compte de l’impact dévastateur des sanctions économiques internationales ? Politiquement critiquable, la décision de l’administration américaine d’interrompre le processus démocratique en Haïti ne l’est pas moins juridiquement. En agissant de la sorte, ladite administration semble s’être sciemment mise hors la loi dans la mesure où son attitude constitue non seulement une violation de la Constitution des Etats-Unis (I), mais aussi une violation des règles de droit international (II).

I) La violation de la Constitution des Etats-Unis

Depuis plusieurs décennies, la démocratie américaine connaît un certain déclin aujourd’hui accentué par l’Administration Bush dont les méthodes s’apparentent étrangement à celles des régimes totalitaires. Le domaine de la diplomatie illustre parfaitement un tel constat tant il est vrai que les choix de la politique étrangère sont subordonnés à un fonctionnement dominé par des intérêts catégoriels et parfois, sans le moindre souci du respect des règles constitutionnelles. L’hyperpuissance américaine serait-elle en train de devenir un Etat délinquant au point de contraindre par les armes un chef d’Etat étranger démocratiquement élu à la démission ? S’il est très difficile de parler de kidnapping de l’ancien président haïtien, néanmoins, des indices graves et concordants conduisent à penser que sa démission a été extorquée, ce qui constitue bien un crime au sens du droit américain et qui justifierait la mise en oeuvre de la procédure d’impeachment à l’encontre des responsables. Le déroulement de ces faits à l’étranger n’exclut en rien une telle procédure. En effet, statuant dans l’affaire des prisonniers de Guantanamo, détenus "sans statut juridique" la Cour suprême des Etats-Unis a clairement censuré l’argument de l’extraterritorialité de la base invoqué par l’Administration Bush en affirmant que "les actes du gouvernement des Etats-Unis, où qu’ils se produisent, doivent être conformes aux lois et à la constitution".

Mais c’est la décision d’engager, sans autorisation préalable du Congrès, des troupes en Haïti qui semble davantage traduire la désinvolture de l’actuelle administration américaine à l’égard des règles constitutionnelles. Est-il encore utile de rappeler l’obligation faite par la Constitution au président des Etats-unis d’obtenir l’autorisation du Congrès avant toute opération militaire à l’étranger ? Manifestement, cette règle n’a pas été respectée sans doute pour la bonne raison que le Congrès n’était pas prêt à cautionner un autre théâtre d’opération militaire au moment où les raisons invoquées pour justifier la guerre en Irak s’évaporent. L’Administration Bush pourrait s’en défendre en utilisant une technique employée par le président Truman et qui consiste à qualifier l’opération "d’action de police" susceptible d’ "entrer dans le cadre de l’autorité constitutionnelle du président". Néanmoins, il n’empêche que cette jurisprudence du fait du prince n’a aucun fondement constitutionnel et a pour conséquence de transformer le Congrès en une véritable chambre d’enregistrement de la politique diplomatique définie par l’administration. Une telle pratique est d’autant moins démocratique qu’elle menace tout l’équilibre du régime présidentiel américain. Comment faut-il expliquer une telle dérive ?

L’une des principales raisons semble résider dans le fait qu’aux Etats-Unis, la diplomatie tend à devenir curieusement un "domaine réservé" de l’administration. Bien que prévue par la constitution, l’autorisation du Congrès dans certains cas est soigneusement évitée. Henri Kissinger, à l’époque secrétaire d’Etat et responsable d’une guerre secrète au Cambodge, expliqua que "les Etats-Unis ne peuvent pas prendre le risque d’être tenus en laisse. Et ils ne peuvent pas davantage prendre le risque de perdre". De son côté, le rédacteur en chef d’un hebdomadaire affirma : "Le Congrès ne doit pas s’en mêler. Ils vont chicaner, pleurnicher et japper alors qu’ils ne sont même pas capables de voter un budget". Au fond, le rôle du Congrès se résume à voter en faveur de la politique diplomatique du président après avoir été souvent mis devant le fait accompli. Ainsi, la politique étrangère liée aux questions de la guerre et de la paix est jugée trop sérieuse pour être soumise à l’arbitrage d’un débat démocratique quand bien même celui-ci est prévu par la constitution.

Une autre raison tient à l’importance de la politique de "sécurité nationale" depuis les attentats du 11 septembre 2001. Ces tragiques événements jouent un rôle déterminant dans la politique étrangère américaine consacrée pour l’essentiel à la lutte contre le global terrorism mais qui tend à devenir un cimetière pour les droits et libertés individuels. Aucun congressman ne prendra le risque de s’opposer à la politique du gouvernement américain sur un sujet considéré par lui comme central pour la sécurité du pays. Concernant Haïti, l’enjeu se résume aux "seules questions politiquement sensibles des réfugiés potentiels et de l’immigration illégale sur le territoire des Etats-Unis". [3]

Enfin, une dernière explication réside dans le peu de connaissance et de curiosité des habitants de la superpuissance pour les "affaires étrangères". Comment pourrait-il en être autrement lorsque la majorité d’entre eux se montrent incapables par exemple d’expliquer contre qui l’OTAN fut mise au point ? De plus les américains sont moins bien informés des "dossiers diplomatiques" qu’ils ne le sont de la politique intérieure qui les intéresse de moins en moins. Un tel déficit d’information et d’attention rend l’opinion vulnérable à la propagande d’un président "dont le souci de vérité est moins aigu que celui de son confort idéologique, politique ou personnel". Est-il encore besoin de citer la guerre en Irak dont la plupart des arguments justificatifs sont aussi dérisoires que futiles ? Aussi, la tentation est-elle forte chez les responsables de fabriquer des crises diplomatiques ou de procéder à des actions armées avant une élection afin de fédérer les américains autour de leur président ? L’intervention américaine en Haïti participe de cette pratique antidémocratique d’autant qu’elle semble en parfaite contradiction avec les règles qui gouvernent le droit international public.

II) La violation des règles de droit international

D’une manière générale, en contraignant les autorités constitutionnelles haïtiennes à la démission, l’intervention américaine méconnaît un principe fondamental du droit international public : le principe de souveraineté avec son corollaire le droit des peuples de choisir librement leurs gouvernants. L’atteinte à la souveraineté nationale est d’autant plus insupportable que la République d’Haïti célèbre cette année le bicentenaire de son indépendance.

Mais, l’intervention américaine semble également méconnaître une autre règle énoncée dans la Charte de l’Organisation des Nations Unies à laquelle les Etats-Unis ont adhéré. L’article 2 § 4 stipule clairement que "les membres de l’organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace où à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout Etat, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies". En l’espèce, faut-il rappeler que l’intervention engendre un trouble grave à "l’ordre constitutionnel" et au delà au "processus démocratique" ? Dès lors, la tentation est forte de parler de "coup d’Etat diplomatique" et ce n’est sans doute pas la décision de l’Organisation des Nations Unies d’envoyer une force multinationale en Haïti qui conférerait une quelconque "légitimité" à une telle pratique des relations internationales de la même façon que le vote d’une résolution sur la transition en Irak par le Conseil de sécurité ne saurait effacer le crime contre la paix et la sécurité internationales que constitue la guerre menée par l’Administration Bush contre ce pays. Le choix de la diplomatie américaine d’interrompre le processus démocratique en Haïti [4] paraît d’autant plus surprenant que les autorités américaines elles-mêmes répétaient inlassablement que "les Etats-Unis n’entendaient aucunement demander le départ d’un président démocratiquement élu". Alors, comment faut-il comprendre le revirement de la diplomatie américaine ?

Si l’on met de côté l’influence de la diplomatie française dans ce dossier (A noter que la France n’a pas respecté sa parole en réclamant la démission du président Aristide quelque temps après avoir obtenu l’accord de son gouvernement sur un partage du pouvoir avec l’opposition politique), le changement brutal de la position américaine semble avoir été motivé d’une part, par la nécessité d’éviter l’afflux de boat people haïtiens qui aurait été préjudiciable pour le président Bush en pleine campagne électorale ; d’autre part, par la volonté d’améliorer l’image de la diplomatie américaine ternie par le dossier irakien et par celui du Proche-Orient. Il faut également rappeler l’enjeu que représente Haïti dans la confrontation politique opposant Républicains et Démocrates. Tout le monde a encore en mémoire le coup d’Etat sanglant de 1991 orchestré par un général de l’armée contre le président Aristide avec pour le moins l’aval de l’administration républicaine de l’époque. En campagne pour l’élection présidentielle, le candidat Clinton avait obtenu le vote de la Communauté haïtienne en promettant de restaurer la démocratie en Haïti. En 1994, le président Clinton ordonna aux troupes américaines de débarquer dans l’île. Dix ans plus tard, l’Administration Bush remet en cause la décision de son prédécesseur démocrate reflétant toutes les incohérences de la diplomatie américaine et accentuant la radicalisation de la situation politique en Haïti. Les conséquences de ce revirement diplomatique américain sont nombreuses.

D’abord, il affaiblit et dé-crédibilise l’Organisation des Etats américains (OEA) qui s’était largement impliquée dans la résolution de la crise politique haïtienne. N’aurait-il pas été logique pour un Etat membre de l’Organisation, après avoir donné son accord, de s’abstenir de favoriser toute solution qui serait contraire à celle adoptée par la diplomatie régionale ? Quel crédit peut-on encore accorder à une organisation qui, aux yeux de nombreux peuples, ressemble davantage à un instrument au service de la diplomatie américaine qu’à une institution apte à favoriser l’implantation de la démocratie et la résolution pacifique des conflits sur le continent ?

Ensuite, il aboutit à ruiner les efforts de médiation officielle de la Communauté des pays de la Caraïbe (Caricom) provoquant une vive tension diplomatique au point que l’organisation avait officiellement appelé l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies à enquêter sur les conditions d’éviction du président Aristide. Cette tension diplomatique était largement perceptible dans la déclaration du président Percival Patterson qui a fait valoir "les efforts de l’organisation pour résoudre la crise en Haïti" et rappelé "qu’ "en dépit de nos meilleurs efforts, ce plan a été torpillé (...). Nous sommes peut-être des petits en taille et en pouvoir militaire. Mais notre influence dans l’hémisphère ne peut être sous-estimée. Nous ne croyons pas possible une solution permanente en Haïti sans une implication de la Caricom. Rien ne peut être accompli sans notre soutien collectif". L’onde de choc de cette tension diplomatique a provoqué de graves perturbations dans les relations entre Haïti et la Caricom tant et si bien que les autorités haïtiennes avaient envisagé la rupture diplomatique avec l’organisation de la Caraïbe.

Enfin, ce précédent diplomatique est particulièrement dangereux si l’on considère que les pays de la région sont en proie à l’instabilité politique et que la démocratie demeure un leurre pour de nombreux peuples du continent. Du point de vue de la pédagogie politique, l’altération ou l’interruption de l’ordre constitutionnel en Haïti constitue un message négatif pour les démocraties naissantes du continent dans la mesure où elle est contraire au vote populaire fondement de toute légitimité démocratique. Il est même à craindre que les partis d’opposition impatients d’exercer le pouvoir, soient tentés, en cas de crise, de jouer un rôle d’obstruction systématique afin d’obtenir la démission des autorités constitutionnelles.

Affirmer que l’attitude de la diplomatie américaine dans la crise haïtienne est juridiquement critiquable ne signifie nullement que la transition politique dans l’île doit être remise en cause. Une telle décision serait politiquement et socialement inopportune tant il est vrai que le pays risquerait de connaître à nouveau le chaos. Cependant, le maintien du statu quo n’efface pas le comportement illicite du gouvernement des Etats-Unis. L’unilatéralisme diplomatique de ce pays est d’autant plus critiquable qu’il ne respecte pas la légalité internationale et qu’il aboutit souvent à l’impasse que ce soit en Haïti, en Irak ou ailleurs. Une telle pratique diplomatique ne semble plus correspondre aux exigences d’un monde multipolaire où, pour être légitimes, les solutions aux grandes questions internationales doivent avoir été prises dans un cadre multilatéral.


[1Docteur en droit et Maître de Conférences à l’Université de Limoges, France

[2NDLR : L’implication étrangère dans le processus politique haïtien, dominée par les Etats-Unis, s’est accrue durant les dernières années. Le dossier haitien s’est internationalisé. Avant l’intervention du début de l’année 2004, il y avait celle de 1994, lorsque 20.000 militaires américains ont ramené Aristide au pouvoir après le sanglant coup d’état militaire de septembre 1991, que les Etats-Unis auraient appuyé en sous-main.

[3NDLR : Peu avant le départ d’Aristide, il avait en substance appelé à l’intervention étrangère en Haiti pour rétablir la paix, afin d’éviter l’arrivée massive de réfugiés haïtiens sur les cotes des Etats-Unis.

[4NDLR : Le processus électoral de l’année 2000, conduisant au retour d’Aristide au pouvoir, a été contesté par les secteurs d’opposition à cause d’opérations de fraude massive dont il a été entaché. Dans ce contexte, et en l’absence de correction, les présidentielles de novembre ont été boycottées par les partis d’opposition