Extraits d’un rapport préparé par la Plateforme des Organismes Haitiens de Défense des Droits Humains (POHDH) sur la situation dans la zone franche de Ouanaminthe (frontière nord-ouest avec la République Dominicaine), suite à une enquête conduite dans la région
Soumis à AlterPresse le 3 juillet 2004
Dès l’ouverture de la zone franche en août 2003, les usines de la CODEVI ont fonctionné à un rythme démesuré. Les ouvriers arrivent à 6 heures AM et repartent chez eux vers 4 heures 30 PM. Bénéficiant d’une courte pause (de 30 minutes), ils fournissent environ 55 heures de travail par semaine, alors que la durée hebdomadaire du travail en Haïti se situe entre 40 et 48, à raison de 8 heures par jour. En outre, on leur exige la production de 900 pièces par jour sous peine de licenciement. En considérant le rendement exigé et le temps de travail fourni (y compris les heures supplémentaires qui ne sont pas considérées comme telles), le salaire est pratiquement moins élevé par rapport à Port-au-Prince. A ce rythme, il fallait s’attendre à des protestations et à l’éclatement de conflits. En effet, les conflits n’ont pas tardé. Ils ont suivi de peu les premières violations commises à la zone franche par les superviseurs et les responsables des ressources humaines des deux usines de ladite zone.
Pour bien comprendre la situation, il faudrait remonter au mois de février 2004. Tout a commencé le mercredi 25 de ce mois, par la séquestration d’un ouvrier par un superviseur haïtien pendant environ une heure et la révocation d’un autre. Une grève menée le lendemain 26 février a permis la réintégration de l’ouvrier révoqué et l’acceptation de leurs revendications par les dirigeants du groupe M.
Revenant à la charge, les responsables ont licencié le 1er mars 2004, trente-quatre (34) ouvriers membres de la SOKOWA parmi lesquels celui qui a réintégré la compagnie suite aux négociations qui avaient suivi la grève du 26 février 2004. Pour ce faire, les responsables se sont servis d’une liste des membres du syndicat qu’ils avaient réclamée expressément des représentants du syndicat lors des négociations.
Le 13 avril 2004, après des négociations qui ont duré plusieurs jours et une longue campagne de dénonciation nationale et internationale, les dirigeants de l’usine ont fini par accepter de réintégrer les trente-quatre ouvriers révoqués le 1er mars sans donner leur avis sur les autres revendications formulées par les ouvriers. Selon les dirigeants de la SOKOWA et l’ESPM-Batay Ouvriye, les hauts responsables de la CODEVI et du Groupe M auraient proféré des menaces à l’encontre des syndicalistes, en particulier ceux et celles qui ont participé aux négociations.
Ces négociations allaient être reprises autour des points mentionnés dans le cahier de revendications. Deux rencontres ont effectivement réuni les délégués des syndicats, leur central et les patrons. Mais aucune entente n’a pu être trouvée.
Le mardi 2 juin 2004, les ouvriers et ouvrières, réunis en Assemblée générale, ont décidé d’observer un arrêt de travail pour le jeudi 3 juin et une grève pour le lundi 7 juin 2004 afin d’exiger la satisfaction de leurs revendications : un salaire plus juste et un traitement plus digne... Un préavis de grève a été remis aux dirigeants de l’entreprise et à la Direction Régionale du Ministère des Affaires Sociales.
Comme annoncé, l’arrêt de travail a été observé. L’entreprise s’est livrée le lendemain même à des représailles. Le vendredi 4 juin 2004, trois ouvrières, membres du SOKOWA, ont été convoquées au bureau de Monsieur Moïse Joanis, responsable des ressources humaines à la fabrique MD. Ce dernier aurait lui-même déchiré le badge de l’une d’entre elles. Les deux autres ouvrières, témoins de cette scène ont alerté les membres du syndicat. Ces derniers qui étaient aux abords de l’usine, ont vite fait de se rendre sur les lieux. Mais, à leur arrivée, des soldats dominicains avaient occupé l’usine. Conscients de leur faiblesse, les membres du SOKOWA ont voulu se déplacer. A ce moment, les soldats dominicains sont intervenus et ont frappé Michel Félicien et une femme enceinte de 5 mois. Les autres ouvriers et ouvrières ont échappé de justesse à la brutalité de ces soldats.
Le lundi 7 Juin, la grève a eu lieu et visait, mis à part les objectifs premiers, à exiger la réintégration des ouvriers révoqués illégalement après l’arrêt de travail de trente minutes du 3 juin.
Le lendemain, le mardi 8 Juin, la CODEVI avait fermé ses portes. Le mercredi 9 juin 2004, les ouvriers étaient retournés à leur poste et la direction avait fait redémarrer la production. Mais deux jours après, le vendredi qui suit, Monsieur Capellan avait rencontré les ouvriers pour leur annoncer la fermeture de l’usine.
En fait, les responsables de l’entreprise ont choisi de procéder plutôt à des révocations massives : plus de 370 ouvriers ont été révoqués et Dix (10) modules de productions fermés le 11 Juin. Pour justifier ces révocations massives, le Groupe M avait évoqué une faible productivité et l’insécurité générée par des actions d’intimidation.
Le Ministère des Affaires Sociales face à cette situation
Le Responsable de la Direction Régionale du Ministère des Affaires Sociales, Monsieur Alfred Wilson que nous avons rencontré, dit avoir été informé de certains faits survenus sur la zone franche. Il reconnaît également que les deux vagues de révocation opérées dans l’usine au cours des mois avril et juin par les dirigeants de l’entreprise sont illégales. Pourtant, il n’a produit à l’endroit de la CODEVI ni de demande de réintégration des ouvriers révoqués, ni de recommandations concernant leurs conditions de travail. Pire encore, il dit qu’il n’a jamais été touché des mauvais traitements subis par les ouvriers.
Cependant, d’après les informations recueillies auprès des ouvriers et de quelques responsables du SOKOWA, il aurait été informé de tous les incidents survenus dans l’entreprise. Selon les ouvriers, il a choisi de ne rien faire. Le responsable du Ministère des Affaires Sociales reconnaît par contre qu’il a des moyens limités pour s’occuper de l’inspection des usines. Selon lui, il ne peut accomplir pleinement sa tâche quand il est obligé, par exemple, de se faire transporter par les responsables de l’usine. S’il n’a pas d’informations sur les mauvais traitements subis par les ouvriers, il dit constater tout de même une certaine crispation de ces derniers.
Violations relevées dans cette affaire
Droit à la liberté syndicale : A l’intérieur de l’usine, les ouvriers n’ont pas le droit de s’organiser en syndicat sous peine de révocation en violation du code du travail, de l’article 35 de la Constitution et des Conventions 87 et 98 de l’OIT sur la liberté syndicale. Il faut rappeler que ces deux conventions ont été ratifiées par l’Etat haïtien et ont de ce fait la même valeur que les lois haïtiennes.
Atteinte à l’intégrité physique : Plusieurs ouvriers ont été bastonnés au mépris des articles 25 et 44-1 de la Constitution et des articles 7 et 10 du Pacte International sur les droits civils et politiques.
Droit à un salaire raisonnable : Les ouvriers de l’usine reçoivent un salaire de misère qui ne leur permet pas de satisfaire leurs besoins les plus élémentaires. Ce salaire est largement inférieur à celui reçu par les ouvriers dominicains pour le même travail à Santiago.
Revendications des victimes
La liste des victimes des différents événements survenus sur la zone franche CODEVI est longue. On peut citer : Les paysans illégalement dépossédés de leur terre, les ouvriers Michele Bertele, Azilia Desormes,Evelyne Joseph, Louna Efraus, Louvi Borgella, Roseline Joasard, Claudette Orelus qui ont eu des complications à la suite d’un vaccin qui leur a été admistré au cours des mois de février et avril 2004. Il y a également Michele Félicien et Louna Efraus bastonnés par des militaires dominicains le 4 Juin 2004. Enfin, Wolfi Telford, Ismene Davien et Meza Rachel sur lesquels des militaires dominicains avaient pointé leurs armes, sans oublier les 385 ouvriers récemment licenciés.
Ces victimes précédemment citées exigent des responsables de l’usine CODEVI et de l’Etat haïtien :
Aux Responsables de la CODEVI
• La réintégration des ouvriers révoqués illégalement le 11 Juin 2004 ;
• Le retrait des militaires dominicains de la zone franche CODEVI située en territoire haïtien ;
• La prise en charge des ouvriers victimes de bastonnades de la part des militaires dominicains ;
• Le respect du droit syndical de tous les ouvriers ;
• Des informations précises sur les vaccins administrés aux femmes travaillant dans l’usine et qui ont eu des effets secondaires sur elles (avortement et malaises continus) ;
• Le dédommagement des paysans dépossédés de leurs terres au moment de l’implantation de l’usine.
A l’Etat haïtien
• La distribution de nouvelles terres aux paysans victimes d’expropriation.
• La révocation des responsables de la Direction Régionale du Ministère des Affaires Sociales du Nord-Est et sa restructuration
• Son intervention dans le plan de compensation sociale prévue par la Banque Mondiale pour les paysans qui ont perdu leurs terres suite à l’installation de la zone franche
• La réévaluation de l’accord signé par le gouvernement d’Aristide et le Groupe M sur la zone franche
• Une enquête sur le type de vaccin administré aux ouvrières de l’usine
• Le retrait des militaires dominicains de l’usine
• Le respect des droits des ouvriers par les responsables de l’entreprise
Commentaires de la POHDH
La Constitution haïtienne, Le droit au travail, les conventions de l’OIT et certains instruments internationaux relatifs aux droits humains reconnaissent et garantissent aux travailleurs les droits fondamentaux, tels :
• Le droit à un salaire juste et équitable ;
• La liberté syndicale ;
• Le droit à une protection sociale minimale (en cas de maladie, accidents de travail, vieillesseÂ…) ;
• Le droit à des conditions de travail (durée de travail, hygiène et sécurité sur les lieux de travail) qui ne mettent pas en cause la santé et la sécurité des travailleurs.
La CODEVI ne respecte pas une bonne partie de ces droits sociaux fondamentaux. Et l’Etat haïtien a, pour le moins, témoigné d’une extrême complaisance à son égard.
La POHDH, fidèle à sa mission d’assurer la défense des droits et de tous les droits humains, dénonce la situation de violation systématique des droits des travailleurs qui prévaut dans la zone franche de Ouanaminthe. Nous appelons à l’intervention urgente des Autorités du Ministère des Affaires sociales et de la Justice pour que :
D’une part, suite favorable soit donnée aux prétentions légalement fondées des travailleurs ;
D’autre part, les revendications légitimes exprimées par ces derniers trouvent satisfaction.
La POHDH, tout en s’engageant à suivre de près l’évolution du dossier, appelle également à la solidarité nationale et internationale en faveur des travailleurs de la CODEVI.