Par Gotson Pierre
A quelles exigences obéit un média en ce 21ème siècle ? Dans quelle mesure peut-il s’approprier les immenses progrès technologiques et les divers bouleversements qui touchent le secteur de l’information et de la communication ? Comment cultiver les valeurs fondamentales du journalisme de tous les temps et se projeter dans le futur ?
Telles sont les questions qui m’ont interpellé durant les troisièmes rencontres 4M (Media, Mutation, Montpellier, Méditerranée) auxquelles j’ai pris part du 12 au 14 juin dernier à Montpellier (France).
Ce forum a mis en présence 150 journalistes et blogueurs venus de 40 pays d’Europe, d’Afrique, d’Asie et de la Caraïbe.
Parmi les sujets examinés : « Internet est-il un média crédible ? », « Quelle place pour les blogueurs et journalistes citoyens dans les rédactions ? », « Comment ouvrir sa rédaction au public ? », sans oublier les thématiques concernant les plateformes de partage, la sécurité des sources, l’innovation et les modèles économiques pour les nouveaux medias.
Lors du débat d’ouverture, me basant sur l’expérience d’AlterPresse et les enjeux dans le contexte haïtien, j’ai eu le plaisir d’intervenir sur quelques-unes de ces questions qui sont au centre de l’exercice de la profession ces jours-ci. Notamment la crédibilité des médias, la qualité de l’information et divers changements introduits dans nos pratiques.
Voici les principales idées qui ont soutenu mes réflexions à chaud, aux cotés de confrères égyptien et sénégalais, dans cet échange modéré par la journaliste Alice Antheaume, directrice adjointe et responsable de la prospective à l’école de journalisme de Sciences Po, à Paris.
Le concept AlterPresse
AlterPresse est l’un des premiers médias fonctionnant uniquement sur Internet en Haïti, ou cette agence à été lancée en 2002, à une époque ou peu de personnes croyaient à un certain avenir de l’information en ligne dans ce pays, caractérisé par le retard technologique, un énorme fossé numérique, l’analphabétisme et de criantes disparités socioéconomiques.
C’est un média critique, qui met en avant des thématiques citoyennes. Un aspect essentiel de sa mission consiste à mettre les mouvements sociaux dans l’actualité, avec leurs thématiques, leurs préoccupations et leurs acteurs. Son action dans l’information se rattache à une tradition de médias libres et critiques particulièrement en Haïti et en Amérique Latine.
AlterPresse est une unité du Groupe Medialternatif, qui lui-même a été fondé en 2001 par des journalistes haïtiens. Cette entité s’inscrit dans la dynamique de la promotion et la défense du droit à la communication.
Capital crédit
La crédibilité est un capital que les journalistes et médias doivent faire fructifier. L’Internet ne change rien à cette donne. Au contraire, les risques d’erreurs se sont accrus dans un univers ou l’information circule à une vitesse effrénée et où la communication livre une guerre sans merci à l’information.
Bien entendu, cela ne justifie nullement l’attitude des puissants qui nourrissent sciemment en Haïti l’idée de l’incrédibilité des médias et qui généralisent abusivement afin de tenter de minimiser l’impact de l’information, entre autres sur Internet. Il est vrai qu’Internet démultiplie la pratique des rumeurs dans l’univers haïtien. Mais souvent aussi, des informations circulant dans les réseaux et considérées comme des rumeurs se révèlent par la suite vraies…
Nos récents travaux d’enquête ont provoqué des remous au niveau de certaines élites, notamment une investigation sur la situation générale et les conditions de travail dans le Parc industriel de Caracol (Nord). Réactions outrées et tentatives de démenti nous ont assaillis suite à la publication de cette investigation en mars dernier. Nous les avons patiemment écoutées et avons même ouvert notre site à des explications et réfutations de la part de responsables concernés. Trois mois plus tard, le gouvernement commence à reconnaître que réellement il y a des problèmes dans ce parc industriel, qui ne décolle pas.
Nous sommes accrochés à la déontologie. Le respect de l’éthique demeure plus que jamais l’étoile de tous les journalistes et médias qui se respectent. Vérité et honnêteté sont des valeurs fondamentales dans le travail d’information. Les gens doivent pouvoir nous faire confiance, même si désormais ils ont la capacité d’aller plus loin par eux-mêmes.
Instant et contexte
La valeur de l’information (dans l’intérêt du public) dépend aussi de notre capacité à être sur le terrain réel et virtuel – car l’Internet, plus qu’un média, est devenu un autre territoire de la société - à nous confronter aux faits, à prendre connaissance des dossiers, à prendre le temps de comprendre pour pouvoir expliquer, a éviter les embûches de la communication, à cultiver à la fois la proximité et la distance.
Dans la relation des faits et des dits, la vitesse impose l’instantanéité. Mais, nous devons être attentifs aux pièges de l’instant. L’information mise dans son contexte revêt un enjeu important face au risque de morcellement de la réalité dans le temps et l’espace. S’impose donc le défi de l’expression de l’unicité du réel, divers et exposé à notre regard critique.
Expression citoyenne
Au temps des réseaux sociaux, il importe également de promouvoir plus d’espaces d’expression citoyenne favorisant la participation autonome des citoyens et groupes sociaux dans le procès de l’information. Et non la participation spectacle, tel qu’on le constate dans un certain nombre de médias.
Cet impératif s’accompagne évidemment de la nécessité d’un travail d’éducation aux médias, qui revêt un sens fondamental autant dans nos pays en développement que dans les nouveaux pays industrialisés ou les pays nantis.
Chez nous, se pose aussi la question de l’alimentation du débat démocratique. Cela suppose une disposition à la tolérance, qui résulte d’un apprentissage permanent et renouvelé. Car les fils de réactions au bas des articles et les échanges à travers les réseaux sociaux tournent trop vite à l’invective et aux injures, qui polluent l’espace public.
Logique participative
AlterPresse est axée sur une logique participative, multimédia et collaborative qui cadre parfaitement avec les fonctionnalités des outils du web 2.0. Ces derniers facilitent à la fois notre appropriation du multimédia et l’interaction avec notre audience qui nous alerte et se fait notre partenaire dans la diffusion de nos informations.
Grace à ces technologies et des appareils mobiles, la diffusion en temps réel d’informations est possible et AlterPresse en profite sans en abuser. Lors d’événements majeurs, nous twittons en direct et retwittons d’autres collègues, ce qui nous permet d’être dans l’action et d’avoir une perspective plurielle.
Notre démarche se base aussi sur le "mixed media", qui implique dans notre cas des partenariats notamment avec la radio. Celle-ci demeure le médium le plus important en Haiti (même si la relation des Haïtiens aux médias est en train de changer profondément, en partie sous l’effet des mutations technologiques en cours).
D’autre part, nous entretenons des partenariats d’information. Une de nos expériences phares en la matière est "Ayiti Kale Je", un consortium de médias (dont AlterPresse) qui conduit des investigations sur des thématiques de fond de la réalité haïtienne.
Augmenter la qualité de l’information
En Haïti, définitivement, Internet contribue à démocratiser l’information, qui devient plus abondante, plus rapide et plus libre. Paradoxe dans un pays où au moins de la moitié de la population ne sait ni lire, ni écrire. Où seulement 10% de la population (environ 1 million de personnes) a accès à l’Internet. C’est que l’Internet s’intègre à l’ambiance de l’oralité et alimente la circulation d’informations de bouche à oreille. Surtout que désormais, près de la moitié des Haïtiens (environ 4,5 millions) disposent de téléphones portables.
Mais la qualité de l’information doit augmenter. Pour ce faire, aujourd’hui il y a beaucoup plus de ressources matérielles, techniques et technologiques qu’hier, mais ce n’est pas tout-à-fait le cas en ce qui a trait aux ressources humaines, auxquelles une attention particulière doit être accordée.
Autre obstacle majeur : l’accès à l’information. Le réflexe demeure, au niveau des secteurs de pouvoir économique et politique, de cacher les informations d’intérêt public et de refuser systématiquement l’accès des journalistes aux sources. Ceci n’est pas nouveau. Mais actuellement, cette pratique est doublée d’une formidable machine de communication et de propagande gouvernementale, qui se sert, entre autres, d’Internet !