Par Jn Anil LOUIS-JUSTE [1]
Soumis à AlterPresse le 22 juin 2004
L’autoritarisme semble être plus présent chez le lettré que l’analphabète en Haïti [2]. La fréquence peut se relier à la double influence de l’école et de l’économie : l’école prépare des gens dites supérieures qui n’ont pas à partager avec des gens humbles, les ressources dont dispose le pays. L’organisation servo-capitaliste de l’économie n’a pas su libérer la société de la dépendance, et ceci, malgré la proclamation de l’Indépendance. Les maigres ressources sont alors confisquées au profit d’une minorité, et les lettrés sont appelés à la gestion bureaucratique de ces ressources. Le système politique autoritaire d’Haïti interdit la participation populaire et la socialisation économique. L’universitaire devient la pierre angulaire de la reproduction sociale, puisqu’il occupe une place prépondérante dans la médiation néo-coloniale.
L’étudiant haïtien est foncièrement autoritaire : sa présence singulière dans une classe se manifeste par un individualisme excessif. L’individualisme peut s’observer dans sa relation avec l’autre. Le travail groupal, quand il lui est proposé, n’est pas toujours apprécié à sa juste valeur de coopération dans le processus de l’apprentissage. C’est que le projet de formation qu’il nourrit, est guidé par la volonté de réussite personnelle : il veut obtenir des notes de passage qui l’habilitent à la promotion scolaire sans aucun souci de transformation collective de la réalité sociale. Légitime, cette promotion ne tient pas compte de la légalité du développement social : le « marché du travail » étant très exigu, la compétition devient le mode de relation dominante dans le processus pédagogique. L’étudiant veut toujours réussir ses matières sans sa participation à l’aide nécessaire à apporter à ses camarades.
Le manque d’enthousiasme à entreprendre des travaux de groupe, n’exprime-t-il pas une certaine peur à affronter la réalité sociale ? Même si la tâche n’est pas centrée sur la compréhension de celle-ci, la rencontre de subjectivités individuelles se partageant un même espace et vivant la même influence du temps, symbolise déjà un moment historico-social : les interactions se produisant dans le groupe de tâche, sont des contenus sociaux de l’expérience de chaque participant. La communication qui s’instaure durant l’accomplissement de la tâche, véhicule forcément les préoccupations des participants à l’égard de leur place dans la société.
Souvent, on entend dire : « ce pays-là ne m’offre aucune perspective d’avenir ; j’attends l’heure d’émigrer pour commencer à construire ma vie. » Ce mode de réflexion oublie que tout le développement psycho-moteur de l’étudiant et son éducation scolaire, se sont précisément réalisées dans « ce pays-là », grâce à la solidarité de ceux qui produisent les richesses dans la société.
Cette fuite en avant, participe de l’ultime tentative de se fermer à l’autre, pour ne pas lui ressembler. La ressemblance semble impliquer le devoir de rassemblement, expression politique de la réciprocité solidaire. Nier son appartenance sociale et l’exorciser par toute une série de mécanismes défensifs, ce sont des contenus de l’angoisse qui préfigurent la formation de la personnalité autoritaire. Si l’on ne se rencontre pas en l’autre, surtout quand ce dernier est la propre réfraction de soi, il est difficile d’admettre l’hypothèse de l’altérité. Dans ces conditions, grande est la tentation d’opprimer l’autre en vue de se montrer différent.
L’idée de partage contrarie l’équilibre psychique si nécessaire à la poursuite d’objectifs rationnels, puisqu’il faut savoir combiner les moyens à bon escient. Quand le patrimoine à partager est matériellement limité, la perturbation psychique devient encore plus excessive. L’exacerbation ou l’irritation font perdre des humeurs humaines. Par la force ou la manipulation, on parvient à s’adjuger la part belle du patrimoine collectif. C’est en ce sens que la politique représente un exutoire à la déception expérimentée sur le « marché de l’emploi » ou dans l’entreprise d’émigration. La nécessité de partage inquiète donc le futur bureaucrate.
L’étudiant affiche souvent un mépris à l’égard de l’autre ; ce mépris s’observe dans le fait que l’écoute de l’autre n’a pas de sens dans le partage de l’espace de formation. Sa communication est du type linéaire : il existe toujours un pôle communicationnel qui le définit souvent comme le seul locuteur, en dehors du professeur reconnu comme l’interlocuteur officiel. Il valorise la routine et l’autorité au détriment de la créativité et de la liberté. Cette valorisation lui fait affectionner l’examen individuel, à l’écrit et en salle de classe. La bureaucratie est en germe dans le processus de l’apprentissage, car le mode d’évaluation prépare à l’application de règles écrites, impersonnelles et formelles. Dès qu’il est question d’observer la réalité vécue et vivante, l’étudiant montre peu d’engouement : il veut fuir son quotidien et se projeter dans un autre monde. La facilité avec laquelle il laisse le pays pour habiter ailleurs, dit son déracinement et son dégoût du pays. Il est en transit, rêvant chaque jour de décoller de la terre d’Haïti.
Si l’étudiant méprise ses camarades, il surestime la valeur du professeur. Une certaine intériorisation de la hiérarchie du savoir le prédispose à se comporter comme le seul apprenant de la classe : le professeur sait tout ; quelques étudiants peuvent savoir quelque chose, mais la masse des étudiants est ignorante. Aussi n’accorde-t-il pas beaucoup d’importance aux réponses données par des camarades, quand le professeur ouvre des discussions sur les contenus de séance. On peut s’en rendre compte en demandant à un étudiant de reprendre les thèses d’un camarade ou de les résumer. Souvent, il a répondu qu’il n’avait pas entendu ce que disait l’autre. En fait, la pratique d’écoute n’est pas une caractéristique du futur bureaucrate haïtien.
L’obéissance passive est le lot quotidien de l’étudiant haïtien dans son rapport pédagogique avec les professeurs, surtout quand ces derniers nourrissent chez le premier, l’illusion d’une réalisation personnelle assurée, en dépit de l’existence de conditions objectives qui empêchent même l’obtention des objectifs individuels. Il accepte le commandement des professeurs religieux, tandis qu’il montre de l’arrogance la plus active dans son comportement envers des professeurs infidèles. Ces derniers comptent parmi ceux qui démontrent l’énorme difficulté de la réalisation de soi dans le contexte social, politique, économique et culturel de l’Haïti contemporaine. La violence verbale reste le contenu de cette arrogance désarmée.
La socialisation de la vie reste le plus grand traitement psychologique que l’on puisse appliquer au projet de vie individualiste qui anime la volonté d’étudier en Haïti. Les ressources matérielles sont rares ; les « ressources humaines » sont abondantes. L’abondance et la rareté doivent se rencontrer en vue du bonheur de tous ceux qui se partagent l’espace haïtien.
Il est difficile de comprendre les attitudes de l’étudiant haïtien en dehors de son rapport avec la réalité sociale. Nombreux sont ceux qui ne se gênent pas à dénier au créole, le statut de langue. Ce faisant, il se croit supérieur aux créolophones, mais en fait, il se dénie lui-même en tant que personne, puisqu’il ne parle aucune langue : il est aussi maladroit en créole qu’en français. L’étudiant haïtien cultive donc la culture de l’auto-domination si singulière au petit cercle des lettrés qui répriment toute construction visant la libération des couches majoritaires de la population.
Port-au-Prince, 18 juin 2004.
* Lire mon dernier article sur l’autoritarisme politique haïtien.