Par Leslie Péan *
Soumis à AlterPresse le 23 mai 2013
Les efforts désespérés de Dessalines n’arrivent pas à venir à bout du marasme économique. Le journal officiel de l’époque, la Gazette politique et économique, qui prit la relève de la Gazette de Saint Domingue, ne le dit pas, exprimant plutôt pour l’Empereur une fascination allant jusqu’à l’aveuglement. Selon cette publication commencée le 15 novembre 1804, la situation des finances publiques est acceptable. L’État dessalinien arrive à nourrir et payer les 60,000 soldats de l’armée sans avoir à contracter des emprunts, utilisant essentiellement les impôts produits par le quart des récoltes, les recettes douanières et les affermages des terres et habitations du domaine de l’État [1]. Le commerce international a repris avec les négociants américains, anglais et des autres nations neutres. D’après l’édition du 22 août 1805 de cette publication, « les revenus publics ont suffi jusqu’ici ; toutes les dépenses du gouvernement ont été payées avec la plus grande ponctualité, malgré les approvisionnements de tout genre qu’il a été dans la nécessité de faire pour se mettre dans un état respectable de défense. [2] »
La Gazette veut renforcer le pouvoir existant et ne se préoccupe pas de souligner les problèmes. Pourtant les signes de mauvaise gestion du système existant ne laissent aucun doute sur les difficultés grandissantes. L’ordre économique dessalinien, tant dans ses institutions que dans ses pratiques, a une dose d’arbitraire qui exaspère des secteurs pourtant vitaux du nouvel État. L’imaginaire de l’ancien régime colonial s’impose comme culture. À ce sujet, Thomas Madiou écrit : « Les troupes continuaient à n’être ni payées, ni habillées ; la ration qu’elles recevaient en salaison était même très irrégulièrement distribuée. Dans le département du Sud, elles murmuraient, désertaient, excitées par leurs officiers qui n’étaient pas mieux rétribués par l’État. Cependant les magasins du Gouvernement étaient bondés d’habillement ; mais la caisse publique, au fur et à mesure qu’elle se remplissait, était vidée par les dilapidations [3]. »
Le marasme économique est d’autant plus exaspérant que les dirigeants, à commencer par l’Empereur, dépensent de manière scandaleuse. Il ne s’agit pas de rentrer dans leurs vies privées, mais leurs excès ont un impact négatif sur la société en général. Les vingt maitresses de Dessalines dans vingt villes différentes émargeant au budget de l’État sont comptabilisées dans les pertes du bilan public. La société avance dans une impasse. C’est ce que décrit ce mot de Nicolas Geffrard, général de division et commandant en chef du département du Sud, à Jean-Louis François, général de brigade, les deux également signataires de l’Acte de l’indépendance de 1804, dans une lettre en date du 27 avril 1805.
« A l’égard des vivres pour la nourriture des troupes, vous êtes autorisé à en faire prendre sur les habitations affermées, en fournissant un bon. S’il y avait de l’argent en caisse, je vous en aurais envoyé pour acheter des vivres ; malheureusement la plus grande pénurie règne en ce moment [4]. »
Ce n’est pas le chaos. Dessalines n’est pas opposé à l’éducation des masses qu’il ne considère pas pourtant comme une priorité. Il n’organise pas une résistance à la compréhension du monde en général et du réel haïtien en particulier. La Gazette est inépuisable dans l’analyse qu’elle présente de la situation politique et économique en Europe et aux États-Unis. Mais il y a des ombres au tableau. La Constitution de 1805 scelle le paradigme du pouvoir personnel de l’Empereur. Dans les articles 19 à 37, la priorité est donnée à la concentration de tous les pouvoirs exécutif et législatif entre les mains de l’Empereur. Tout par l’Empereur, tout pour l’Empereur. Un spectacle qui ne cesse de se renouveler depuis avec ce virus bien logé au cœur du logiciel du système politique. La lune de miel entre les aïeux est brève (trente-trois mois), car les intérêts des propriétaires et des négociants prennent vite le dessus.
Dessalines est pris dans un étau. Il a besoin d’argent pour maintenir son armée sur pied de guerre et doit exporter les denrées telles que café, sucre, coton et indigo. Ces productions ne sont qu’au niveau respectif de 34, 40, 43 et 4 des pourcentages qu’elles étaient en 1789. On comprend qu’il se jette à bras raccourcis sur les producteurs privés d’alcool (les guildiveries), les exportateurs de bois de campêche et les contrebandiers. Il donne le feu vert à la régulation des consignataires à partir des patentes. Se rendant compte que les revenus douaniers n’augmentent pas, il délègue Inginac pour faire le ménage. Ce dernier se rend compte que nombre de commerçants paient leurs droits de douane avec des bons. D’une part, il veut sortir de l’effet ciseau de la hausse des coûts de gestion de l’État et de la baisse des revenus tirés des taxes et impôts. D’autre part, il est confronté autant à l’ire des propriétaires fonciers ayant des faux titres de propriété qu’à celui des marchands étrangers experts en contrebande qui ne veulent pas payer les droits de douane.
Le programme de Dessalines fait peur car il s’en prend à la blanchitude dominante à l’échelle mondiale. Il s’affirme redoutable avec le massacre des Français d’avril 1804. Sa démarche est systématique : les Haïtiens sont tous noirs, y compris les Blancs qui se sont naturalisés (Constitution de 1805). À ceux qui lui disent qu’il risque de faire les frais d’une coalition des puissances blanches, il répond : « Un tel ne connait pas les Blancs. Pendez un Blanc au-dessus d’un plateau de la balance de la douane, et mettez un sac de café dans l’autre plateau : les autres Blancs viendront acheter ce sac de café, sans porter aucune attention au cadavre de leur semblable [5]. » Les bateaux de commerce anglais, américains, suédois, allemands et danois dans les ports d’Haïti semblent lui donner raison. En ridiculisant les marchands intéressés à faire leur miel, Dessalines se montre peu clairvoyant. Position immanente du chef qui refuse le principe de précaution et se croit tout permis ? Son expérience dans l’entourage de Leclerc en 1802 l’a imprégné et ne lui a pas donné de cauchemars.
Dessalines ne parle pas tout à fait en l’air. Il tient à réviser les conceptions dominantes et à contribuer à une démocratisation des savoirs sur l’homme. L’affirmation de sa négritude s’attaque à deux fondements du pouvoir hégémonique mondial de son temps : la race et l’eurocentrisme. Il voue aux gémonies ces deux mécanismes de contrôle de la subjectivité appelant ainsi à un nouveau mode de production de connaissances à mille lieux du racisme colonial dominant. Il convient de remarquer que Dessalines a dans son cabinet un brillant intellectuel comme Pompée Valentin Vastey. Ce dernier qui a une vue claire sur le racisme anti-noir, publiera avant son assassinat en 1820 une dizaine d’ouvrages sur la question dont le plus important écrit en 1814 s’intitule Le Système colonial dévoilé.
Départager les conflits entre anciens propriétaires et fermiers occupant les habitations demandait l’existence d’une infrastructure juridique qui n’existait ni à Saint-Domingue ni en Haïti après 1804. Cette considération a probablement porté Dessalines à aller plus loin que Toussaint et à déclarer qu’aucun Blanc ne peut être propriétaire en Haïti. Cela n’a quand même pas facilité les rapports d’Haïti avec les nations blanches. Les litiges à n’en plus finir ont des coûts monétaires, mais aussi des coûts humains qu’on ne saurait négliger. Dans tous les cas, le traitement donné aux anciens propriétaires contribue à enraciner les mauvaises habitudes coloniales, mais cette fois le bâton tourne dans l’autre sens. Ce ne sont plus les Noirs qui sont les perdants à tous les coups, mais les Blancs. En voulant faire l’économie les frais d’une procédure qui aurait pu durer dix ans, Haïti a payé pendant deux siècles avec la dette de l’indépendance contractée en 1825. En témoigne la ritournelle des dettes de 1875, 1896, 1910, 1922, 1938 qui n’ont été soldées qu’en 1947.
L’Empereur disparu, la désillusion s’installe
Les contradictions qui se développent entre les dirigeants ne cessent de s’aiguiser et de déjanter le nouvel État. Ces contradictions centrées sur la question terrienne, la production des guildives et du sel, l’exportation du bois de campêche, la politique commerciale, la fiscalité, etc. conduisent à l’élimination de l’Empereur Dessalines le 17 octobre 1806. Selon la Gazette du 6 novembre 1806, « depuis quelque temps, le mécontentement éclatait dans plusieurs endroits de l’empire. Une mauvaise administration, diverses injustices, et des actes contraires à la sûreté des premiers fonctionnaires publics, ainsi que des particuliers, avaient excité un dégoût général du gouvernement qui vient d’être renversé.
Il paraît que la plupart des officiers de l’empire, mécontents du traitement qu’ils recevaient personnellement, indignés que le soldat fût livré à la plus grande misère, sans vêtement, ni nourriture, ni paye, tandis que les objets d’équipement de toute espèce remplissaient les magasins, et que les coffres de l’État offraient des moyens suffisants de payer l’armée ; résolurent de se donner un autre gouvernement, à la tête duquel un homme, distingué par son caractère et son mérite, aurait le pouvoir de faire le bonheur de ses concitoyens et répandre sur eux les avantages d’une administration paternelle [6]. »
Les artisans du complot contre Dessalines n’auront pas longtemps le vent en poupe et vont vite présenter des signes d’essoufflement. La désillusion s’installe, car le remplacement de Dessalines par le général Henri Christophe ne représente pas la solution voulue par les conspirateurs de Port-Salut. L’atmosphère de corruption généralisée héritée de la colonie crée une impasse. Comme dans toutes les élections qui se feront en Haïti depuis lors, les règles du jeu sont faussées dès le départ. L’univers électoral créé pour voter la Constitution du 27 décembre 1806 est fermé comme une cellule de prison. En 1806, d’après la circulaire du 3 novembre de Christophe, il y avait 59 paroisses, soit 35 pour le Nord et 24 pour l’Ouest et le Sud [7]. Ces paroisses correspondaient à la répartition géographique de la population de Saint Domingue, dont la majorité était dans le Nord et le Centre avec plus de 40 habitants au kilomètre carré [8]. Les représentants de ces 59 paroisses, soit 59 constituants, devaient se prononcer sur la nouvelle Constitution. Pétion et Gérin vont provoquer le heurt en augmentant arbitrairement le nombre de paroisses de l’Ouest et du Sud de 15 et faire tout basculer en leur donnant une majorité de 39 représentants au lieu de 24 dans l’Assemblée Constituante.
Ainsi, les dirigeants de l’Ouest et du Sud décident dans la Constitution de 1806 de diminuer les pouvoirs du président et d’augmenter ceux des sénateurs, qui représentaient l’unique branche du pouvoir législatif. Un délégué du Nord, le mulâtre Juste Hugonin, recommandera à Christophe de ne pas accepter cette Constitution de 1806 qui ne lui laissait même pas les pouvoirs d’un caporal. Ce sera le début de la guerre civile entre le Nord et le Sud qui dura plus d’une décennie. Les fraudes électorales seront périodiquement remises au goût du jour, passant de la baïonnette des soldats hier à la Constitution du Conseil Electoral permanent aujourd’hui. La programmation économique fera la part belle à l’armée et à la défense. La reconversion d’une économie de guerre en économie de paix n’aura pas lieu. Les deux élites mulatriste et noiriste échoueront également dans leur refus de concertation avec les masses populaires et ainsi elles ne pourront pas redonner vie à l’économie haïtienne. Elles auront des parcours différents mais identiques dans la finalité car elles ne pourront pas modifier les structures et infrastructures de la postcolonie.
Le contrat social de 1801
Les négociants étrangers, en particulier anglais et américain, ne sont pas restés inactifs sous le gouvernement de Dessalines. Ils ont jeté fleurs et ombrages pour protéger leurs intérêts. Développant des rapports étroits avec les chefs militaires pour les approvisionner en armes, munitions et vivres, ils connaissent les secrets de ces derniers. Certains ont voyagé sur des mers agitées. C’est le cas de Thomas Thuat qui est tué en 1806 à Jacmel. D’autres connaissent des moments d’ivresse avant de se brouiller avec l’Empereur. Le commerçant américain Jacob Lewis est de ce groupe. Épinglé pour ses activités de contrebande et contraint de payer, Duncan McIntosh, négociant aux Cayes, mettra à profit l’artillerie lourde du financement occulte pour organiser la conspiration partie de Port-Salut et qui aboutira au massacre du Pont-Rouge le 17 octobre 1806.
Enfin un troisième groupe a plutôt emprunté les eaux douces et arrive à obtenir toutes les faveurs de l’Empereur Dessalines. Certains se naturalisent haïtiens tels que Mullery et James Phipps (Danois). En s’infiltrant dans les coulisses du pouvoir, certains exécutent de véritables coups de baguette pour devenir incontournables. C’est le cas du commerçant anglais Donald Sutherland qui obtient de Dessalines le monopole du commerce avec l’Angleterre. Cette magie sera adaptée par les autres commerçants anglais qui auront leurs plus belles années sous les gouvernements de Pétion et Boyer.
En effet, le travail de Sutherland connait un relief nouveau sous ces gouvernements avec des compatriotes tels que W. et S. Dawson, James Booth, J. Milroy, Westenfield, Blackhurst, Scribner, W. Salter, Langlois, W. Doran, Sureau, Archibald Kane, Oliver Carter, etc. Le clan des 39 commerçants anglais sera assez fort pour constituer une association dénommée Union Club à Port-au-Prince. D’ailleurs, en 1818, à la mort du président Pétion, ils devaient « écrire une lettre au Sir Home Popham, commandant des forces navales anglaises à la Jamaïque, pour lui demander protection contre une éventuelle attaque des troupes de Christophe [9]. » Des frissons entièrement justifiés puisque l’un d’entre eux, le commerçant anglais John Smith, venait de prêter 50 mille gourdes au président Pétion pour payer la troupe [10].
Il importe de remarquer que dès 1816, le commerce français recommence ses activités et reprend pied graduellement avant d’avoir un effet explosif à partir de 1825 avec la dette de l’indépendance. Des agents secrets français déguisées en commerçants, tels Alfred de Laujon et Frédéric Martin, mettent en valeur les produits de luxe français (vins, tissus, argenterie, etc.) et font mousser la nostalgie de la culture française auprès des présidents Pétion et Boyer. C’est ce registre qui sera finalement suivi et adopté sur une pente de plus en plus glissante. Le marasme économique d’Haïti, qui a démarré avec la diminution de la production dans la décennie précédant 1804, devient canonique depuis lors. Symbole de la capitulation haïtienne, cette dette constitue la toile de fond de notre effondrement. Elle vient consolider l’ordre social de la postcolonie défini dans la Constitution de 1801. Un ordre social qui empêche Haïti de fleurir et qui confine les boutons à pourrir sans pouvoir s’épanouir. Comme le souligne Carlo Célius [11], on ne saurait gommer ce contrat social de départ qui a placé Haïti dans cette trajectoire qu’elle n’arrive toujours pas à quitter. C’est malheureusement le trait dominant du système éducatif qui met en échec toute tentative d’explication rationnelle de notre décadence. Inféodation calculée pour ne pas vomir la crapulerie de l’État marron et maintenir notre condition éphémère.
Contrairement à ce qu’affirme Jared Diamond [12], c’est à partir de cette dette qu’Haïti s’engage dans une mutation bouleversant la vie sociopolitique et économique [13]. Une mutation créant une crise de conscience nationale. Comme le dit le conservateur Frédéric Marcelin : « Cet acte dans nos annales est un contre-sens. Du reste, de lui date notre décadence. On a cessé de croire en nous du jour où nous n’y avons plus cru nous-mêmes [14]. » Début de connivences qui donnent un coup fatal à la singularité haïtienne avec le Concordat de 1860 et l’implantation des Frères de l’Instruction Chrétienne en Haïti en 1864 et du Petit Séminaire Collège Saint Martial des Prêtres Spiritains en 1865 qui ont pour vocation d’inspirer aux élites leur démarche générale et leur représentation du monde. Les milieux ecclésiastiques n’intègreront les langues vernaculaires dans leur culte et enseignement qu’à la fin du 20e siècle.
La surtaxation de la paysannerie
L’éthique et la justice ont fait défaut dès le départ. Des illusions d’optique mêlées à une dynamique affective ont eu la priorité dans l’organisation de l’ordre social et dans la gestion des conflits. Dessalines table sur les émotions en rappelant les sévices des colons esclavagistes français. Prélude à la vengeance exercée contre eux de février à avril 1804 avec le massacre. Les dés étaient jetés contre une approche « gagnant-gagnant » entre Haïti et la France. Toutefois étant donné que cette situation ne pourrait en aucun cas durer éternellement, les protagonistes auraient pu faire preuve de sagesse plus tôt pour arriver à une entente. Sagesse qui a fait défaut autant du côté des partisans d’une nouvelle guerre avec la France que de celui de la capitulation aboutissant à la dette de l’indépendance. L’absence d’un vrai débat a aussi contribué à maintenir les illusions intellectuelles sur la position d’Haïti dans le monde alors.
Le contrat social de 1801 de Toussaint Louverture et sa reconduction par Dessalines, Pétion et Boyer comme mode d’organisation de la société est restée la position dominante. Ce contrat social est le droit même quand il est appliqué par des voies fortes. Le taux de l’impôt sur le café, qui ne dépassait pas 20 à 25 centimes les 100 livres sous la colonie, va être augmenté de l’impôt territorial et d’un droit à l’exportation de 10% sous Dessalines le 2 septembre 1806. Ce décret fait partie des mesures qui, selon Dessalines lui-même, provoqueront la conspiration contre lui. Sur la route de son retour à Marchand, il avait déclaré au colonel Lamarre à Petit-Goâve : « Après ce que je viens de faire dans le Sud, si les citoyens ne se soulèvent pas contre moi, c’est qu’ils ne sont pas des hommes. » De toute façon, Dessalines n’a pas eu le temps de voir les effets incitatifs ou dissuasifs de cet impôt de 10% sur le café.
L’imposition du café est complexe, car il n’y a pas qu’un seul impôt. C’est un système qui contient plusieurs éléments variant suivant la conjoncture. Sous Dessalines, de 1804 à 1806, il comporte le quart en nature de 37 gourdes 50 centimes (37g. 50), puis le droit d’exportation (11 g. 25) et le droit de pesage (3 g. 75), soit un total de 52 g. 50 sur le millier de café [15]. Sous Pétion, le quart en nature fut aboli et remplacé par un impôt territorial de 10 gourdes les 1000 livres de café auquel on ajoutait le droit d’exportation de 20 gourdes les 1000 livres et un droit de pesage de 5 gourdes les 100 livres, soit un total de 35 gourdes les 1000 livres. Malgré cette baisse momentanée des prélèvements, l’essence de la fiscalité demeure la même et reste en dehors de tout principe d’équité et de justice.
Le remplacement du quart en nature par l’impôt territorial baisse la perception sur cette partie de l’impôt, mais la composante du droit d’exportation augmente à 20 gourdes les 1000 livres. Puis, le 6 septembre 1810, l’impôt territorial est augmenté à 15 gourdes les 1000 livres. Tout au cours du 19e siècle, le droit d’exportation de 20 gourdes les 1000 livres pèsera de tout son poids sur les revenus du cultivateur, attaquant la solidarité nationale et déresponsabilisant les élites appartenant à ce que Marcel Gilbert appelle « la classe politique de pouvoir d’État. » En 1843, les révolutionnaires ont aboli le droit d’exportation. Mais cela ne dura plus longtemps et Soulouque en 1850 rétablit l’impôt en nature qui restera en vigueur jusqu’en 1858. Geffrard continuera les prélèvements exagérés du droit d’exportation d’une piastre 85 centimes sur les 100 livres que Salnave augmentera à 3.35 piastres sur les 100 livres, sans compter l’assujettissement à nouveau à l’impôt du quart en nature.
Le pouvoir d’achat des paysans baissait d’autant plus qu’ils étaient payés avec des gourdes qui se dépréciaient au point d’atteindre 5,000 gourdes pour un dollar américain. Les problèmes engendrés par le populisme salnaviste sur le plan monétaire conduiront les économistes libéraux (Edmond Paul, Boyer Bazelais, Hannibal Price) à mettre l’accent sur la réforme monétaire au lieu de la réforme fiscale. Encore une fois les cultivateurs paysans seront mis à contribution. Ainsi la plus grande réforme monétaire jamais réalisée en Haïti eut lieu en 1870-1872 grâce aux cultivateurs. Ce fut la fusion de l’impôt territorial et du droit d’exportation en un seul taux de 2.50 piastres les 100 livres avec un surplus de 20% devant servir au retrait du papier monnaie. À l’époque, le dollar américain avait cours légal en Haiti et les cultivateurs n’étaient pas payés en monnaie de singe.
(à suivre)
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* Économiste, écrivain
[1] Gazette politique et commerciale d’Haïti, numéro 37, Cap-Haitien, 22 août 1805, p. 146.
[2] Ibid.
[3] Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, Tome III, op. cit. p. 282.
[4] Ibid.
[5] Beaubrun Ardouin, Études sur l’histoire d’Haïti, Deuxième édition, Tome Sixième, Livre Sixième, Chapitre V, (Paris, 1856), P-au-P, 1958, p. 26.
[6] Gazette politique et commerciale d’Haïti, numéro 43, Cap-Haitien, 6 novembre 1806, p. 169.
[7] Louis-Joseph Janvier, Les Constitutions d’Haïti, Paris, Marpon et Flammarion, 1986, p. 74.
[8] Zélie Navarro, « Espace résidentiel et intégration sociale : le cas des administrateurs coloniaux de Saint-Domingue au XVIIIe siècle », Les Cahiers de Framespa, numéro 4, 2008.
[9] Leslie Péan, Aux origines de l’État marron (1804-1860), P-au-P, Editions de l’Université d’Etat d’Haïti, 2009, p. 154.
[10] Tadeusz Lepkowski, Haïti, Tomo II, Casa de las Américas, La Habana, Cuba, 1969, p. 118. Lire aussi Vertus Saint-Louis, « Commerce extérieur et concept d’indépendance (1807-1820) », op. cit., p. 289.
[11] Carlo Avierl Célius, « Le contrat social haïtien », Pouvoirs dans la Caraïbe, numéro 10, 1998.
[12] Jared Diamond, Collapse : How Societies Choose to Fail or Succeed, Viking Penguin, 2005.
[13] Keane Bhatt, « On Haiti, Jared Diamond Hasn’t Done His Homework », New-York, NACLA, August 20, 2012.
[14] Frédéric Marcelin, Haïti et l’indemnité française, Paris, Imprimerie de Kugelmann, 1897, p. 27.
[15] Beaubrun Ardouin, Histoire d’Haïti, Tome VII, Chapitre V, op.cit., p. 11. Lire aussi Armand Thoby, Les finances d’Haïti sous le président Salomon : le budget des recettes et les impôts, P-au-P, 1890, p. 35-39.