Par Edner Fils Décime*
Soumis à AlterPresse le 3 mai 2013
1. Introduction Générale et problématique
Inspiré du modèle posé par Montesquieu depuis le XVIIIème siècle, les démocraties fonctionnent sur la base de trois pouvoirs : législatif, exécutif et judiciaire. Cependant, avec l’avènement de la presse et le rôle de plus en plus déterminant qu’elle joue dans la formation de la conscience citoyenne, on parle d’un quatrième pouvoir beaucoup plus indépendant, possédant un regard plus critique, plus distancié sur les trois autres. Aussi parle-t-on de la presse comme quatrième pouvoir. Toutefois, un auteur comme Ignacio Ramonet, fait une lecture différente de ce qui se passe dans le
grand schéma industriel conçu par les patrons des entreprises de loisir, [car] chacun constate que l’information est avant tout une marchandise, et que ce caractère l’emporte, de loin, sur la mission fondamentale des médias : éclairer et enrichir le débat démocratique (Ramonet, 1999, p.10)
Plus loin l’auteur de la tyrannie de la communication, en s’appuyant sur la connivence existant entre le pouvoir politique et les médias, soutient que des doutes planent sur la fonction critique du quatrième pouvoir (p.71).
Par rapport à la considération de la presse comme quatrième pouvoir, Ramonet questionne l’existence en tout temps et en tout lieu des trois pouvoirs traditionnels et la hiérarchie les organisant telles que pensées par Montesquieu car :
En réalité, le premier pouvoir est aujourd’hui clairement exercé par l’économie. Le second (dont l’imbrication avec le premier apparait très forte) est certainement médiatique – instrument d’influence, d’action et de décision incontestable -, de sorte que le pouvoir politique ne vient plus qu’au troisième rang.
L’économie comme premier pouvoir joue donc une mission déterminante dans la direction à donner à la société globale et les autres champs de l’espace social pour parler Bourdieu. Aujourd’hui, avec les grands bouleversements qui se sont opérés dans le domaine de la communication et dans les manières d’informer, le journaliste devient capable d’informer sur le vif. Au point qu’on remarque de nos jours, une course aux « flash, sur le vif, direct », etc. L’utilisation de la messagerie des téléphones Black Berry (Bbm), les réseaux sociaux rajoute une nouvelle donne en ce qui concerne la rapidité de la communication d’une information. Ce bouleversement technologique amène aussi une uniformisation de l’information, média répétant média. Un zapping sur la bande FM à Port-au-Prince ne peut que confirmer cette situation. La majeure partie des éditions de nouvelles ne sont que la répétition des dépêches d’agence en ligne. Au point où certains journalistes s’amusent à enregistrer des comptes rendus en ne citant même pas les sources. Ramonet n’a-t-il pas raison de dire qu’aujourd’hui on ne peut même plus faire la distinction traditionnelle entre les différents médias : presse écrite, radio et télévision. Ils sont désormais enchainés les uns aux autres (RAMONET, 1999, p.70). Toutefois, à quel que soit le type de médias appartient le journaliste, son travail se réduit-il à collecter, traiter et publier des informations ? C’est quoi informer au juste ? Pour une auteure comme Florence AMALOU :
Informer c’est aussi agir sur les événements. La diffusion d’une information amplifie son importance et peut à son tour provoquer d’autres événements. A l’inverse le silence sur cette même information aura l’effet contraire. (Ainsi est posé le problème de la position du journaliste, il n’est pas seulement témoin ou rapporteur objectif d’un fait, il agit aussi inévitablement sur la réalité par les choix qu’il opère dans les faits et l’importance respective qu’il leur donne). [1]
Dans le milieu journalistique, il est courant d’entendre ressasser à longueur de journée un discours sur l’objectivité. D’ailleurs les différents codes d’éthique connus reposent généralement sur trois piliers majeurs : impartialité, exactitude et l’objectivité. A bien comprendre la conception ayant libre cours de l’objectivité dans la presse haïtienne, on dirait que le producteur d’informations qu’est le journaliste doit s’effacer totalement du processus. Autrement dit le journaliste devrait tuer sa subjectivité. Mais, ne se rappelle-t-on plus que devant le flot d’informations qui arrive chaque jour dans les salles de nouvelles, dans les rédactions ou qui existe tout simplement dans la réalité dans ses aspects politique, économique, social, ou culturel ; le journaliste opère un tri ? Ce tri ne peut être compris en dehors de l’horizon éducatif et idéologico-culturel du travailleur de la presse. Parlant de cette objectivité – exigence éthique du travail du journaliste – il importe de souligner qu’ « il n’existe pas de critères permettant de définir une information objective, ni un barème susceptible de donner à chaque information la place qui lui revient de droit [2] ». Ce qui donne sens à la responsabilité du journalisme, évoquée d’ailleurs dans la Charte des devoirs et des droits des journalistes ou Charte de Munich [3] dans son préambule. « La responsabilité des journalistes vis-à-vis du public prime tout autre responsabilité, en particulier à l’égard de leurs employeurs et des pouvoirs publics » souligne la Charte de Munich.
Cette conception de la responsabilité nous fait penser à la notion de la liberté de la presse comprise comme la liberté du journaliste de professer en dehors de toute contrainte mais aussi le droit pour les citoyens d’être informés des événements qui modulent leur situation et motivent leur quotidien. Il est d’importance de cerner la liberté de la presse comme un long processus et non comme un acquis. Pour s’épanouir, elle a besoin de conditions concrètes. Ce qu’ont compris les rédacteurs de Munich en soulignant que : « ces devoirs [du journaliste] ne peuvent être effectivement respectés dans l’exercice de la profession du journaliste si les conditions concrètes de l’indépendance et de la dignité professionnelle ne sont pas réalisées ». [4]
En Haïti, objectivement la constitution de 1987, dans un article et trois alinéas, trace un minimum de cadre de fonctionnement de la pratique du journalisme sur le sol national. Ce sont l’article 28 et les alinéas 28-1, 28-2 et 28-3. En gros, on parle de la garantie de la liberté d’expression des citoyens ; le droit d’exercice de la profession de journaliste sans pression ni censure ; la responsabilité du journaliste de diffuser des informations fiables, vérifiées et de qualité sans contrainte de révéler ses sources. Ceci compris, on peut dire que la constitution haïtienne de 1987 en consacrant la liberté de la presse fait aussi du journaliste le responsable plein et entier des informations qu’il publie.
Dans le sillage constitutionnel, tout journaliste haïtien devrait professer à l’abri des pressions gouvernementales et financières et le public détient le droit d’accéder à une information libre, de qualité et pluraliste. Dans son mémoire de sortie, en département de sociologie à la faculté des Sciences Humaines, sociologie de la pratique du journalisme à Port-au-Prince, Franck Séguy souligne que « la liberté d’expression concerne également le droit pour les citoyens d’exprimer leurs points de vue selon leurs grés et de pouvoir se faire écouter dans l’opinion publique. Liberté d’expression, citoyenneté, pluralisme : voilà des instruments de mesure du travail du journaliste » [5] Toutefois, un auteur comme Erik Neveu dans son livre sociologie du journalisme, met en garde car « l’existence d’une presse libre ne garantit en effet pas mécaniquement un égal accès au débat public de tous les points de vue, de toutes les composantes de la société. » [6]
Tenant compte de la précarité des conditions de vie des journalistes haïtiens liée à la précarité du salaire, des pratiques de marchandage d’espace médiatique, de la marchandisation de l’information, de la formation initiale de nos journalistes, de la connivence de l’économique et du médiatique, etc. n’est-on pas en droit de se demander si la pratique du journalisme à Port-au-Prince ne se retrouve pas coincée entre un journalisme de marché et la question d’éthique ? C’est ce que nous nous proposons d’élucider ici.
D’abord nous préciserons les concepts d’éthique et de journalisme de marché, ensuite nous tiendrons compte d’anecdotes d’auteurs et de notre expérience dans le milieu pour comprendre la relation ou la lutte quotidienne entre les questions d’éthique et le journalisme de marché dans la pratique du journalisme à Port-au-Prince.
2. Précisions conceptuelles
Nous ferons le point sur deux concepts clés. Ce sont : journalisme de marché et éthique. Commençons par le deuxième.
2.1. Ethique
Selon Pierre Verdier dans son texte morale, éthique, déontologie et droit publié dans les colonnes du numéro 276/277 de la revue Les Cahiers de l’actif, l’éthique, c’est « l’ensemble des principes qui sont à la base de la conduite de chacun ». Cette définition de Verdier laisse à supposer que les conduites d’un individu sont fondamentalement éthiques. Mais ces principes ne proviennent pas du ciel, ils ne sont pas simplement déposés dans l’individu. Comme si l’appropriation de certains principes serait naturelle ? Le parcours historico-culturel de notre individu joue une part assez importante dans l’appropriation de ces principes devenant la base de sa conduite. Appliquant cette réflexion au niveau de la pratique journalistique, nous serons tenté de dire que l’éthique est un ensemble de principes partagés implicitement ou explicitement par les journalistes et qui se retrouvent comme fil conducteur de leur pratique.
Tentant un parallèle entre l’éthique et la morale, l’auteur croit que « l’éthique est plus théorique que la morale ; elle se veut davantage tournée vers une réflexion sur les fondements de la morale. Elle s’efforce de déconstruire les règles de conduite qui forment la morale, les jugements de bien et de mal qui se rassemblent au sein de cette dernière [7] ». En ce sens, l’éthique est comprise comme une entreprise de déconstruction de la vision manichéenne de la morale. L’éthique est donc une « métamorale » qui déconstruit et refonde au sein de la morale.
Elle concerne la théorie et la fondation, les bases même des prescriptions ou des jugements moraux [8].
On comprend aussi que l’éthique d’un journaliste ne saurait se former uniquement dans la pratique exclusive de la profession, mais dépend aussi de la position idéologico-politique du sujet, découlant de l’ensemble des relations qui participent à la construction de sa personnalité.
Ceci dit pour comprendre une position éthique ou non-éthique d’un journaliste haïtien pratiquant à Port-au-Prince, il ne faut pas seulement se référer au code d’éthique journalistique, à la déontologie, etc. mais aussi donner à l’action, au choix du journaliste toute sa « politicité ». Toutes les actions de l’homme et de la femme étant essentiellement politiques puisqu’elles visent soient à transformer l’humanité dans le sens du bien-être ontologique ou plutôt à garder le statu quo marqué par le Capital en sa domination politique, son exploitation économique et sa discrimination culturelle.
2.2. Journalisme de Marché
Le deuxième concept à préciser est celui de journalisme de Marché. Ce dernier fait donc du marché, la médiation dans l’orientation de la pratique journalistique. Parler de journalisme de marché revient à dire aussi que l’information comme produit sur lequel travaille l’individu-journaliste est destiné à un marché. Donc l’information est marchandise. En tant que telle, elle est vendue, achetée puis consommée. Nonobstant, on ne saurait lui retirer sa portée de message.
D’après Franck Seguy (2006),
Le concept de journalisme de marché est travaillé par Serge Halimi dans son livre « les nouveaux chiens de garde [9] » consacré à l’analyse de la pratique du journalisme en France. Pour Halimi, la presse française est prise dans l’étau d’une double dépendance : »révérence face au pouvoir (et) prudence devant l’argent ». Cette double dépendance l’enfonce dans ce que l’auteur croit bon de considérer comme un « pluralisme rabougri ». Partant de là, Halimi fait remarquer que les journalistes se contentent [assez souvent] de répéter la même dépêche d’agence ou la même nouvelle parue dans un journal de « référence » (…)Et cette manière de pratiquer le métier conduit la plupart des journalistes des médias dominants à accorder toute leur attention à une partie de la réalité- pas nécessairement la plus importante- la détournant ainsi du reste. D’où la pensée unique dont la volonté est de traduire « en termes idéologiques à prétention universelle les intérêts du capital international », c’est-à-dire le marché. [10]
Il suffit de lire la veille des dépêches sur les sites des agences en ligne haïtiennes et d’écouter les stations de radio dans leurs éditions de nouvelles du matin pour se rendre compte que 60 à 75 % des informations diffusées proviennent des agences en ligne. De plus, le journaliste les présente sans modification. La position de Halimi rapportée par Seguy colle correctement à la situation dans les médias de Port-au-Prince. « Le journalisme est donc un journalisme de classe, régi par la loi du marché qui structure l’économie globale et en vertu de laquelle les investisseurs arrivent à se substituer aux citoyens ».
Selon Halimi, le journaliste se retrouve pris entre plusieurs étaux dont ceux de son rédacteur en chef, son audimat, sa précarité, sa concurrence et ses complicités croisées [11]. La liberté dont jouit le journaliste qui est si souvent évoquée n’existe donc seulement quand l’information-marchandise correspond aux intérêts du patron. Cela signifie pour Halimi que seuls les intérêts du patron détermineraient la possibilité de diffusion d’une information et conséquemment pousseraient les journalistes à se soumettre aveuglement au marché.
Selon les observations qui nous ont été permises de faire dans la pratique du journalisme, nous nous pensons que l’auteur Franck Seguy [qui a été journaliste également] n’a pas tort quand il cerne le journalisme de marché à Port-au-Prince :
Le journalisme de marché n’est donc pas seulement le règne de l’audimat et des intérêts du patron sur l’information. C’est aussi, à Port-au-Prince, l’utilisation du journaliste par des acteurs sociaux et fabricants d’événements capables de payer pour avoir accès au public sans passer par le patron ou le rédacteur en chef. C’est également le fait par les journalistes d’échanger leur espace médiatique contre de l’argent, ce qui entraine, entre autres, comme conséquence, que les acteurs qui n’ont pas de pouvoir d’achat n’accèdent qu’exceptionnellement à l’opinion publique. Ceci, on doit l’ajouter, se fait quelquefois avec la complicité du patron qui tolère cette pratique quand il ne l’encourage pas tout simplement. [12]
N’a-t-on pas le droit de comprendre que dans les espaces médiatiques de Port-au-Prince c’est l’argent qui constitue le fameux sésame ouvrant la porte à l’opinion publique ? C’est comme cet animateur de compas qui clame haut et fort sur la bande FM : « Men Konpa w ban m lajan m ». Journaliste, il dirait « men enfòmasyon w banm lajan m ». Fort souvent pour justifier ce comportement, les journalistes utilisent le prétexte des salaires qui ne leur permettent pas de répondre à leur besoins. On pourrait se demander pourquoi ne pas choisir une autre source de revenus éthiquement correcte ?
Nous n’entendons pas dans ce travail sombrer dans l’économicisme, cette tendance à vouloir tout expliquer par des facteurs économiques comme si l’individu et sa réalité seraient en essence qu’économique. Aussi nous nous référons à la pensée de Bourdieu pour croire qu’
« (…) il y a des objets qui sont imposés aux téléspectateurs parce qu’ils s’imposent aux producteurs ; et ils s’imposent aux producteurs parce qu’ils sont imposés par la concurrence avec d’autres producteurs. Cette sorte de pression croisée que les journalistes font peser les uns sur les autres, est génératrice de toute une série de conséquences qui se retraduisent par des choix, des absences et des présences » [13]
3. Les journalistes de Port-au-Prince dans la pratique
Nous présentons ici la pratique des journalistes à Port-au-Prince selon deux postes d’observations. Le premier est le nôtre, eu égard à notre expérience dans le milieu ou plutôt le champ journalistique pour parler Bourdieu. Le deuxième se trouve dans les faits rapportés par des auteurs ayant abordé ce thème.
3.1. La pratique journalistique vue par notre expérience personnelle
Avant même de rentrer dans ce secteur à titre de journaliste professionnel, nous avons été amené à côtoyer les travailleurs de la presse. Ainsi, en novembre 2009, dans le cadre de notre travail comme officier de communication d’un projet de réduction de la violence en milieu urbain à Cité Soleil, nous devrions contacté des journalistes sportifs devant assurer la couverture d’un tournoi de dominos organisé entre les jeunes de Cité Soleil et les policiers du commissariat de ce bidonville. Le premier journaliste contacté nous a clairement expliqué qu’il n’a aucun problème avec nous [14] et qu’il est prêt à nous donner un coup de pouce pour une plus grande médiatisation de l’évènement. Cependant, pour mobiliser d’autres confrères, « fòk ti kò w bon wi mayestro. Fò w foure men w nan pòch patnè pa m » nous a-t-il confié. En effet après plusieurs heures de négociations avec les autres journalistes, on a pu arriver à une entente : l’organisation s’engage à assurer leur transport aller-retour sur la place « fierté » de Cité Soleil, à leur donner à manger et à leur gratifier d’une carte de recharge téléphonique. Une fois l’accord conclu, ils ont promis à notre journaliste-médiateur d’accorder une place à l’évènement dans leur journal sportif du lendemain. Avec toute leur froideur, comme si c’était la chose la plus normale, la plus éthiquement correcte, ils se mettront en file indienne à la fin de l’activité pour recevoir leur carte de recharge téléphonique après avoir menacé de ne pas diffuser le reportage car le responsable qui devait leur rendre leur butin avait un peu de retard.
On réalisera que c’est une pratique courante à Port-au-Prince en surprenant de jeunes confrères en parler et s’en vanter à voix haute au cours de plusieurs conférence de presse que nous avons été amené à couvrir pour l’agence en ligne où nous vendons notre capacité de travail. D’ailleurs, l’un d’entre eux ne s’est pas gêné de s’adresser à un dirigeant d’un parti politique en ces termes « Patron, votre reportage est prêt depuis 8 jours mais je ne peux le diffuser puisque la dernière fois vous ne m’avez rien donné. Même pas un pappadap ! » et à une autre de renchérir « Dirigeant, passez à la caisse ! », pour enfin essayer de se justifier par un « que veux-tu qu’on fasse puisque les propriétaires gardent leur argent et nous exploitent ? ».
Est-ce vraiment la seule voie du salut ? Si les journalistes sont conscients de leur exploitation par les patrons des médias, pourquoi ne grèvent-ils pas ou ne s’organisent-ils pas en groupe de pression pour exiger un meilleur traitement de la part de leur employeur ?
Le salaire qu’on offre à un journaliste-reporter est certes dérisoire et ne pouvant assurer un minimum de reproduction de l’individu, mais marchander l’espace médiatique comme alternative constitue un sérieux problème voire un crime de lèse-éthique. Car en acceptant le poste et le salaire qui va avec, le journaliste a engagé sa personnalité à travers le contrat, les rares fois qu’il a pu en signer un – sinon on peut toujours le considérer comme tacite.
De toute façon, on comprend la primauté de la loi du Capital sur l’éthique dans le champ journalistique. Ce qui permet au journaliste d’utiliser les mêmes contraintes qui lui sont imposées par l’entreprise de presse pour pouvoir mieux marchander l’information qui devrait être un service public ou service au public, pour reprendre Halimi.
Un autre espace dans les médias où le journaliste se trouve coincé entre journalisme de marché et l’’ethique est l’espace des invités du jour. Il est aisé de remarquer que généralement les journalistes présentant ces rubriques sont ceux et celles menant un train de vie incompatible avec leur salaire. De surcroît, on ne leur connait pas d’autres activités parallèles plus rentables. Et là encore, nous allons nous référer à une expérience personnelle.
Au mois de mars 2011, des étudiants de la faculté d’ethnologie, de l’Ecole Normale Supérieure et de l’Institut d’Etudes et de Recherches Africaines d’Haïti (Ierah/issers) ont entamé une grève de la faim pour réclamer de meilleures conditions de fonctionnement à l’université, la mise en branle du processus de réforme universitaire et la réintégration de 6 de leurs camarades estimés injustement mis à la porte de l’Ueh. Faisant partie, d’une commission de mobilisation sur la question et chargé de contacter des journalistes pouvant nous recevoir comme invité, nous avons sollicité un travailleur de la presse dont l’émission est très écoutée. Comme seule réponse, il nous a dit sur un ton ironique « ti mesye, m gen bil pou m peye wi…nou pa gen lajan epi nou p ap rale lajan sou jazz la ».
Avec une telle pratique du journalisme, comment peut-on être objectif, impartial et exact ? Trois piliers de tout comportement éthique. C’est de l’information, de l’espace médiatique au plus offrant. Encore un autre exemple où l’éthique journalistique a perdu la face devant le journalisme du marché.
Ce texte ne suffirait pas si nous voudrions nous attarder sur les exemples. Nous rajouterons seulement que les acteurs sociaux, les leaders politiques, les chefs d’entreprise, en gros la majorité de ceux et celles visant à avoir accès à l’opinion publique se font complice de cette pratique déshonorante. Elle devient une règle tacite dans le secteur au point que le journaliste qui refuse une enveloppe en contrepartie d’un espace médiatique est vu comme un danger, une brebis galeuse par ses paires et les autres acteurs de l’information. L’éthiquement correct dans la pratique du journalisme à Port-au-Prince devient ces derniers temps l’exception en lieu et place de la règle.
3.2. Pratique du journalisme à Port-au-Prince : que rapportent les auteurs ?
Nous soulignons l’apport de deux auteurs fondamentaux dans le cadre de cet article. Il s’agit des professeurs Vario Sérant [15] et Jn Anil Louis-Juste [16].
3.2.1. Vario Sérant : sauver le journalisme « des brebis galeuses » et des « soudoyeurs »
Dans son livre média et responsabilité sociale [17] publié au mois de mai 2009, Vario Sérant, dans un texte titré Il faut sauver le Journalisme en Haïti [18], croit avec Dominique Wolton que
Pour regagner la confiance du public, la profession doit mieux faire connaitre ses pratiques et sa diversité, refuser d’être assimilée aux quelques stars qui tiennent le devant de la scène et casser son apparente unité. Tant que les journalistes n’arriveront pas à casser cette fausse unité, le public restera sceptique à leur égard. [19]
Evitant de mettre tous les journalistes dans le même panier et sachant que « la critique du journalisme est une bonne chose pour la démocratie [20] », l’auteur constate que « de plus en plus de journalistes haïtiens soucieux un tant soit peu des principes de savoir-vivre et d’éthique professionnelle se plaignent de l’atmosphère prévalant sur les lieux de collecte d’informations [21] ».
Dans ce texte, Sérant souligne deux exemples éloquents du règne du journalisme de marché au détriment de l’éthique.
Le premier met en exemple la pratique « sèvi (debours) » qui assure sans faute le passage à l’antenne :
Il y a moins de trois semaines [le texte est écrit en novembre 2005], un meeting électoral d’un candidat à la présidence dans l’aire de l’aéroport international Toussaint Louverture, au nord de Port-au-Prince, n’a bénéficié d’aucune couverture. Trois jeunes confrères de radio, qui étaient sur place, ont décidé de s’en aller après avoir échoué dans leurs « négociations » avec le candidat en question. Avant de partir, ils ont dit à un cameraman pigiste qui continuait à faire son travail : « Sa wap ret fè, misye pa sèvi » (Pourquoi vous restez, il n’a rien déboursé). [22]
Il y a lieu de souligner que ce sont de jeunes journalistes qui ont agi de la sorte. Ceci ne nous permet-il pas de penser si ces messieurs restent dans le métier, on peut comprendre comment cette pratique va perdurer et transmise à d’autres confrères pour enfin s’ériger en règle ?
Le deuxième exemple montre comment les acteurs acceptent la situation et s’y conforment :
Pas plus tard le week-end écoulé, un candidat à la députation d’un parti politique qui était en campagne à Carrefour, banlieue sud de Port-au-Prince, a, par pitié, remis mille cinq cents gourdes (environ 35 dollars américains) à un jeune confrère que ce dernier devait partager avec deux autres complices. Le candidat en question venait d’assister aux « négociations infructueuses » de ces jeunes « journalistes » avec le numéro 1 du parti. [23]
Ce que Sérant appelle « la pratique des enveloppes » gagne en ampleur dans le champ journalistique. Ce qui est plus navrant c’est que ceux qui ont un discours virulent anti-corruption sont les premiers « soudoyeurs » des journalistes. On y compte les partis politiques et candidats « vantant souvent les vertus de la démocratie et promettant d’enrayer la corruption plus que séculaire gangrenant l’appareil d’Etat, s’ils parviennent au pouvoir [24] ».
Le journalisme de marché s’érige tellement en pratique normale que les marchands de micro et d’espace médiatiques n’ont aucune mauvaise conscience de parler de leurs forfaits au vu et au su de tout le monde. Il semblerait que les fautifs n’aient même pas conscience qu’ils commettent un acte de lèse-éthique.
Ces brebis galeuses au sein de la corporation ne se privent pas de se présenter sous leur vrai jour, de raconter leurs exploits et cueillettes quotidiennes à des confrères, taciturnes, mais réputés honnêtes, aux fins de provoquer, éventuellement, un effet d’entraînement. La précarité n’excuse pas ces pratiques abominables. Mais on ne peut s’empêcher de penser qu’elle y constitue un terreau propice. [25]
3.2.2. Jn Anil Louis-Juste : Journalisme en Haïti, pratique prostituée
Dans un texte publié le 29 décembre 2004 à la rubrique Alteforo sur le site de l’agence d’informations en ligne AlterPresse www.alterpresse.org sous ce titre-question : Pourquoi la plupart de nos travailleurs de la presse n’éduquent pas pour le libre développement ?, le professeur Jn Anil Louis-Juste a illustré ce qu’il appelle « la pratique prostituée » des journalistes à Port-au-Prince par pas moins de 3 cas de figures, nous ne retiendrons que deux dans ce travail.
Jn Anil estime que les « pratiques de journaliste reporter manquent terriblement d’empathie, de civisme et d’éthique [26]. »
le 5 décembre 2004, la Plateforme Haïtienne de Plaidoyer pour un Développement Alternatif (PAPDA) organisa, de concert avec le Mouvement de Revendication des Planteurs de l’Artibonite (MOREPLA), une mobilisation pour la défense de notre production rizicole, parce que le gouvernement venait de signer un contrat avec une compagnie états-unienne pour la mise en sachet et la vente de riz états-unien sur tout le territoire national. Etant donné l’importance vitale de l’événement pour l’avenir du pays, les organisateurs voulaient lui donner une large couverture. Aussi pensaient-ils prendre en charge, les frais de transport et d’alimentation des reporters délégués par des entreprises de presse. (…) Les journalistes désignés revendiquèrent un per diem, arguant que le Groupe 184 les a toujours payés pour la couverture de ses activités de caravane dite de l’espoir [27].
Cet exemple est très évocateur du règne de la vénalité comme plaie de l’exercice de la profession de journaliste en Haïti. Même une question nationale n’a pas pu retenir l’attention du journaliste au profit d’une activité plus mercantile. On serait même tenté de croire que dans leur formation de base ou dans leur formation sur le tas, les journalistes n’ont jamais croisé avec les notions d’éthique. On pourrait prétexter le fait qu’il n’existe pas un code de déontologie du métier en Haïti. L’histoire infirmerait notre hypothèse car malgré la signature d’un code le 8 décembre 2011 le journalisme de marché continue à faire son chemin. Nous avons pu l’observer car nous professons encore ce métier.
Trois articles du code du 8 décembre traitent des questions du rapport entre publicité et information, des gratifications et de la rémunération. Ce sont les articles 17, 18 et 19.
L’article 18 pour nous témoigne que les rédacteurs sont au courant de cette pratique dans le métier et pour cela ils essayent de mettre des gardes-fous. L’article en question stipule que
Les médias et les journalistes refusent tout cadeau ou gratification pouvant compromettre leur impartialité. Ils refusent que des entreprises, des institutions ou des organisations les paient pour couvrir des événements [28].
Comme pour conjurer l’esprit malin de l’excuse généralement évoquée par les journalistes de marché, le code appelle à la contribution des entreprises de presse, dans l’article 19 :
En vue de contribuer à assurer ou à valoriser le statut professionnel du journaliste, les responsables des médias devront s’efforcer d’offrir une rémunération permettant aux journalistes de mener une vie digne et décente. [29]
Le dernier exemple choisi par le professeur Louis-Juste démontre qu’en ce qui a trait au comportement de racketteur des journalistes en Haïti, ils n’épargnent même pas ceux qui évoluent dans le secteur avec eux.
Le 18 décembre 2004, un groupe d’initiateurs organisa une assemblée composée de délégués venant de groupements paysans de 7 communes de la Grande Anse. Des journalistes étaient invités pour couvrir l’événement, d’autant plus que l’un des organisateurs, professe aussi dans la presse. En plus de batailler aux heures de restauration pour accaparer les meilleurs morceaux de viande, les journalistes participants exigent des honoraires en vue de la diffusion de reportages sur l’événement. Embarrassé, leur collègue de la Fédération des Paysans de Mackandal (FEPAM) ne pouvait que confirmer à ses autres camarades initiateurs, l’existence de la prostitution dans la pratique journalistique en Haïti.
4. Pour Conclure
Depuis que le journalisme a perdu son caractère d’activité citoyenne autrement dit qu’il a perdu de son engagement et que les médias se sont érigés avant tout comme entreprises commerciales vendant un produit appelé information – d’où le concept d’information-marchandise- et visant la rentabilité les lois du marché ont intégré le champ journalistique. Ce qui n’est pas contraire tout de même à ce qui se passe au niveau de la société globalement où les rapports sociaux sont médiatisés par l’argent.
Le penchant d’une grande majorité de journalistes à Port-au-Prince à vouloir marchander leur espace médiatique est explicable par plusieurs facteurs notamment : le manque de formation, rémunération insuffisante, la corruption généralisée prévalant dans la société haïtienne, etc.
Cette primauté du marché sur l’éthique ne peut être comprise en dehors de la genèse et du développement des entreprises de presse. D’aucuns parlent même depuis la distance du journalisme de l’opinion et de la littérature. La question de l’objectivité est même comprise comme une stratégie pour rendre l’information plus vendable, plus achetable, plus consommable.
Comment le journaliste de Port-au-Prince arrivera-t-il à sortir du coincement entre le journalisme de marché et l’éthique ? Autrement dit comment arriver à un triomphe de l’éthique sur le journalisme de marché ?
L’acquisition d’une conscience critique par le journaliste est un pas important dans le dépassement de cette contradiction. Mais il faut surtout agir sur les rapports sociaux dominants dans la société globale sans oublier de résoudre des problèmes cruciaux liés à la formation des journalistes et à leur rémunération. Au niveau du système éducatif haïtien, il faut penser une éducation rompant avec les rapports patrimonialistes.
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* Étudiant finissant en communication sociale à la Faculté des Sciences Humaines de l’Université d’Etat d’Haïti, journaliste-rédacteur à AlterPresse
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Bibliographie sélective
1. Dominique Wolton, il faut sauver la communication, Ed. Flammarion, Paris, 2005.
2. Franck SEGUY. Sociologie de la pratique du journalisme à Port-au-Prince, mémoire de sortie, Fasch, septembre 2006.
3. Henri Pigeat. Médias et déontologie : règles du jeu ou jeu sans règles, PUF, Paris, 1997.
4. Ignacio Ramonet. Tyrannie de la communication, Ed. Galilée, 2001.
5. Jn Anil Louis-Juste. « Pourquoi la plupart de nos travailleurs de la presse n’éduquent pas pour le libre développement ? » 29 décembre 2004 consulté sur www.alterpresse.org le 24 février 2012
6. Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Ed. Raisons d’agir, Paris, 1996.
7. Pierre, Verdier, « morale, éthique, déontologie et droit » in Les Cahiers de l’actif no 276/277.
8. Serge Halimi, les nouveaux chiens de garde, Liber, Paris, 1997.
9. Vario Sérant, Médias et responsabilité sociale, imp. Média-Texte, Port-au-Prince, 2009.
10. Code de déontologie des médias et des journalistes d’Haïti consulté en version électronique sur http://www.alterpresse.org/spip.php?article12076
[1] Florence AMALOU, « Indépendance, déontologie et objectivité », in Le Monde, 07 janvier 2002. Article consulté en version électronique sur www.mapage.noos.fr le 7 juillet 2005 et cité dans Franck SEGUY, Sociologie de la pratique du journalisme à Port-au-Prince, mémoire de sortie, Fasch, septembre 2006. P.1
[2] Ibid.
[3] Rédigée à Munich les 24, 25 novembre 1971. Elle a été adoptée par la Fédération Internationale des Journalistes (FIJ) et par beaucoup de syndicats de journalistes européens.
[4] Lire le préambule de la Charte.
[5] Franck Seguy, Sociologie de la pratique du journalisme à Port-au-Prince, mémoire de sortie, Fasch, septembre 2006. P.3.
[6] Erik Neveu, sociologie du journalisme, La découverte, Paris, 2001, p.4.
[7] Pierre, Verdier, « morale, éthique, déontologie et droit » in Les Cahiers de l’actif no 276/277
[8] Ibid.
[9] Serge Halimi, les nouveaux chiens de garde, Liber, Paris, 1997.
[10] Franck Séguy,Sociologie de la pratique du journalisme à Port-au-Prince, mémoire de sortie, Fasch, septembre 2006. pp.12-13.
[11] Serge Halimi, op. cit. p.11
[12] Franck, Seguy, op. cit. 15
[13] Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Ed. Raisons d’agir, Paris, 1996, p.44
[14] Au fait, il est quelqu’un qu’on a connu depuis l’école secondaire.
[15] Licencié en communication sociale à la Faculté des Sciences Humaines et journaliste professionnel depuis plus d’une vingtaine d’années.
[16] Détenteur d’un diplôme en journalisme politique de Educatel France. Il a aussi pratiqué le journalisme pendant environ une dizaine d’années. Ce professeur a été assassiné le 12 janvier 2010 peu de temps avant le tremblement de terre.
[17] Ce livre est une compilation le texte déjà publiés sur le site de AlterPresse www.alterpresse.org géré par le Groupe Médialternatif dont l’auteur est membre du conseil d’administration.
[18] Ce titre nous rappelle le texte de Dominique Wolton, il faut sauver la communication
[19] Dominique Wolton, il faut sauver la communication, Ed. Flammarion, Paris, 2005.
[20] Vario Sérant, Médias et responsabilité sociale, imp. Média-Texte, Port-au-Prince, 2009, p.94
[21] Ibid. p. 95
[22] Vario Sérant, op.cit. pp.96-97
[23] Ibid.
[24] Ibid.
[25] Ibid.
[26] Jn Anil Louis-Juste, « Pourquoi la plupart de nos travailleurs de la presse n’éduquent pas pour le libre développement ? » 29 décembre 2004 consulté sur www.alterpresse.org le 24 février 2012.
[27] La plupart des journalistes haïtiens se seraient transformés en pigistes, vu l’insuffisance de leur traitement salarial à couvrir les frais de leur reproduction sociale. D’une part, les patrons de presse surestiment le travail des journalistes en les faisant accroire qu’ils sont des êtres supérieurs et de l’autre, ils le sous-évaluent, en rendant possible la pratique de prébende. Un travail parallèle payé à la tâche, devient une source financière de revenu complémentaire. En même temps que ce marché ne lie pas le journaliste à son média, il fait partie cependant, du fonctionnement organique de ce dernier. Certains directeurs de presse sont obligés de tolérer cette pratique malsaine bien que celle-ci démasque de manière radicale, l’idéologie de la presse indépendante. Quand un journaliste ne cache pas qu’il est toujours payé à la pige, par le Groupe 184, en guise d’argumentation contre toute couverture professionnelle d’événement, il considère que son attitude participe de la déontologie de la profession. Sinon, il aurait autrement défendu sa position. De même, s’il craignait la révocation pour lèse-éthique, son comportement serait autrement affiché.
[28] Code de déontologie des médias et des journalistes d’Haïti consulté en version électronique sur http://www.alterpresse.org/spip.php?article12076
[29] Ibid.