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Souveraineté nationale ou souveraineté populaire ?

Haïti, une nation qui se cherche encore

Par Marc-Arthur Fils-Aimé

Extrait de la revue Rencontre du CRESFED, No 28-29, mars 2013

Titre originel : « L’idéologie nationaliste et l’État de droit au service de la nation oligarchique »

Repris par AlterPresse le 22 avril 2013

Introduction :

Si le Congrès du Bois Caïman du 14 août 1791 a été un moment d’unification de manière plus organisée et plus structurée de la lutte des esclaves contre le mode de production esclavagiste qui alimentait le capitalisme naissant en Europe notamment en France, ces derniers n’ont, à aucun moment, accepté leur état de déshumanisation. Dans des conditions matérielles difficiles mais dotées d’une conscience politique inébranlable, ils ont forgé la nation haïtienne.

« Toute nation moderne est un produit de la colonisation ; elle a toujours été à quelque degré colonisatrice ou colonisée, parfois l’un et l’autre. » [1]

La nation haïtienne n’a pas fait exception à cette règle tracée par l’Histoire récente. Ce nouvel État postcolonial est né en 1804 dans une atroce douleur contre un système sociopolitique et économique abhorré par les nouveaux libres. Ces derniers ont ainsi gagné dans une alliance avec une classe possédante composée d’anciens affranchis mulâtres et noirs une première bataille pour leur libération définitive.

« Après 1793, pour reprendre les paroles d’Alix Lamaute, les nouveaux libres se rendaient de plus en plus compte que l’abolition de l’esclavage ne serait définitivement acquise qu’avec le départ des Blancs de la colonie. Les anciens libres, de leur côté, furent amenés à la conclusion que leurs aspirations à la propriété et à l’extension de leur pouvoir économique ne pouvaient trouver leur consécration que dans l’expropriation des Blancs et dans l’abolition de leur suprématie. De la conclusion de ces intérêts divergents naquit l’embryon de solidarité nationale, dont le déroulement des évènements (expéditions militaires françaises, menaces de réintroduction de l’esclavage, lutte pour l’Indépendance) devait accélérer le développement. » [2]

En effet, de grands propriétaires fonciers ont édifié une nation au service du capitalisme international pendant que paradoxalement, par leur conception, leur comportement politique et leur mode de vie, ils se sont mis à construire un système hybride au mépris des règles et des principes du capitalisme. L’objectif du capitaliste le contraint à investir son capital pour produire et reproduire la richesse au détriment du prolétariat. Les nouveaux riches, eux, se sont jetés dans la spéculation foncière et marchande en exposant la petite paysannerie à l’extorsion la plus abjecte. En réalité, le capitalisme n’en a pas trop souffert grâce à sa capacité de s’adapter à d’autres modes de production plus ou moins avancés que lui. Sa coexistence avec le modèle chinois dit’’ socialisme de marché’’ a montré un autre aspect de cette capacité.

Le nouvel État-nation dans le sérail des nouvelles classes dominantes

L’héroïque contribution de ces vaillants soldats à la réussite inusitée de cette unique épopée au monde ne les a pas empêchés de tomber dans le fossé d’un néocolonialisme violemment antipopulaire. C’était sous la férule de la nouvelle classe dirigeante qui commençait à se constituer politiquement, économiquement et militairement depuis l’époque coloniale. Ces classes sociales aux intérêts opposés sont constitutives de l’État haïtien. La nation qui se forme à mesure que s’érige l’État qui l’a précédée a épousé la même nature de classes. À la suite de toutes les lois exclusivistes et des mesures répressives qui ont accompagné ces lois que les gouvernements de Dessalines, de Pétion et de Christophe ont adoptées et que celui de Boyer a légiférées quelques années plus tard, le nouvel État-Nation s’est détaché progressivement des masses paysannes pour se mettre au service des nouvelles classes dominantes [3]. Alix Lamaute a écrit que :

« La Nation haïtienne, une fois constituée, la conscience nationale mobilisa ses énergies pour la défendre. Cependant elle prenait de plus en plus les contours de l’idéologie de la classe dominante, celle des seigneurs féodaux d’alors. Nous en voulons pour preuve’’ l’expédition de l’Est’’ de Jean-Pierre Boyer, dont les mobiles d’accaparement et d’extension des propriétés féodales se retrouvent en filigrane de l’idéologie messianique de libération qui servait de paravent à cette expédition. Les aventures belliqueuses de 1844, menées par Rivière Hérard, et de 1849 menées par Faustin Soulouque contre la république Dominicaine n’auront pas d’autres fins. » [4]

Ce cas n’est pas exceptionnel car :

« L’État-nation réfère donc aussi à une idéologie. Il est l’État d’une nation particulière. Plus exactement, il est l’État d’une classe particulière d’une nation particulière. » [5]

Les anciens libres dont la plupart d’entre eux ont composé les nouvelles classes dominantes et dirigeantes ont totalement instrumentalisé en leurs propres intérêts la bravoure des masses esclaves pour accoucher d’une nation et d’un État antipopulaires. C’est le début d’une lutte entre deux visions de classes distinctes.

« Ainsi, à mesure que l’unité originelle des particularités se perd, et que la culture originellement commune est recouverte et décomposée par les éléments de culture venus après elles, les masses du peuple perdent progressivement l’unité nationale. Ce qui constitue la nation n’est plus l’unité de sang et l’unité de culture, mais l’unité de la culture des classes dominantes qui se trouvent placées au-dessus de ces masses et profitent du travail de celles-ci. » [6]

La nation et l’État haïtiens oligarchiques sont des produits de l’Histoire à un certain moment où le capitalisme devait s’assurer un territoire pour écouler sa production et comme point d’appui pour élargir son marché. Le nationalisme ou l’idéologie nationale est le ciment indispensable pour le maintien de l’État et de son pendant qu’est la nation.

Le nationalisme ou l’idéologie nationaliste

« Le nationalisme dans l’optique de Gramsci en tant qu’idéologie est ce facteur qui ‘’ unifie et cimente le bloc social’’, disons, dans notre cas, les classes dominantes haïtiennes. Leurs multiples composantes en l’occurrence les féodaux, les différentes factions capitalistes et régnantes de la petite- bourgeoisie n’hésitent jamais à soulever le nationalisme dès que leurs intérêts immédiats se trouvent menacés dans leurs conflits internes, secondaires avec l’impérialisme, notamment l’impérialisme américain. Car, depuis 1915, celui-ci occupe, en comparaison avec les autres étrangers une position de monopole dans les relations sociales, politiques et économiques haïtiennes. Et même dans le domaine culturel, cette tendance s’affirme chaque jour davantage au grand dam des Français. » [7]. Cependant, le nationalisme, ce phénomène réactionnaire en son essence, ne se présente pas à l’état pur. Il se modifie selon le moment historique et d’après la conjoncture politique, religieuse et juridique. Ce qui signifie que son contenu est polysémique et manipulable dépendant de l’objectif visé et des classes sociales qui le soutiennent. La nation pour se perpétuer a sécrété son idéologie : l’idéologie nationaliste ou le nationalisme.

En Haïti, cette idéologie a toujours été très vivante. Elle se développe sous la couverture de la souveraineté nationale. Le pouvoir politique haïtien n’a jamais cessé de l’agiter comme un véritable paravent pour bafouer les masses laborieuses même quand il rampe piteusement devant les puissances impérialistes ou quand il leur cède par des pans entiers toute la richesse du pays. De 1957, pour nous arrêter dans cette tranche d’Histoire, avec François Duvalier jusqu’à aujourd’hui avec Michel Martelly, qu’est-ce qui est resté au pays de souveraineté nationale ? La question de couleur sert à tour de rôle de point d’appui au nationalisme pour le rendre plus complexe aux yeux des masses et à ceux de la petite- bourgeoisie les moins avertis. Les occupants se mêlent de tout même des faits divers. Ils n’ont pas caché leur morgue pour organiser les élections, choisir leurs vainqueurs et leurs perdants. Même la publication d’une liste de policiers corrompus et criminels appartient à leurs ressorts. Depuis quelques jours au cours de ce mois d’octobre 2012, la MINUSTAH a glissé dans les médias une liste de 79 officiers de la Police nationale de grades divers en contravention avec les règlements et l’éthique de ce corps. Les responsables de cette institution se sont résignés à endosser le coup après avoir maugréé. Etienne Balibar a expliqué que :

« L’idéologie nationaliste camoufle donc non seulement la division sociale, mais aussi la division nationale et ethnique, d’un État donné. » [8]

Le concordat de 1860 et la consolidation de la nation oligarchique

La souveraineté de la nation et de l’État haïtiens n’a jamais été vécue de la même façon par les différentes classes et couches sociales. Prenons en exemple la façon complètement différente dont ont réagi le gouvernement de Pétion et celui de Christophe, lors des multiples tentatives de la France pour ramener Haïti dans son giron. Les réponses molles du premier et les mesures radicales du deuxième n’ont pas uniquement coïncidé au caractère dit débonnaire de l’un et impétueux de l’autre. Elles ont correspondu à leur vision et d’après leurs rapports sociaux avec la nation dans le même projet de classe. Boyer est tout simplement resté fidèle à sa fraction de classe en abdiquant aux demandes de Charles X. Plus loin, le président Geffrard en signant avec Rome en 1860 le concordat qui a concédé à l’église catholique une part importante de notre souveraineté, pensait conforter ses intérêts particuliers mais aussi ceux de toute l’oligarchie. On s’est toujours plu à analyser la concession de la souveraineté nationale au profit des grandes puissances économiques et militaires et on a souvent sous- estimé ou oublié la portion accordée au Vatican. Pourtant, l’église catholique joue au niveau de la superstructure un rôle idéologique mais aussi profondément politique. Le père spiritain Cabon n’a pas nié cette réalité. Voici comment, en quelques mots, il l’a expliquée :

« Le Concordat, en effet, était considéré comme l’œuvre capitale de Geffrard, ou du moins comme celle qui résumait le mieux les tendances de sa politique. Ceux qui n’osaient l’accuser tout haut d’avoir engagé le pays dans un système favorable avant tout à l’étranger, se sentaient tout aises de lui reprocher au moins d’avoir suscité dans l’État un nouveau pouvoir, exercé par des prêtres étrangers, et capable de contrarier la marche de l’État lui-même ». [9]

Il s’avère intéressant de rappeler un fait qui à mes yeux semble emblématique. Le deuxième archevêque de Port-au-Prince, Mgr. Alexis Jean-Marie Guilloux, alors qu’il était encore seulement vicaire général de l’Archevêque du Cosquer, le premier évêque envoyé par Rome suite au Concordat, est parvenu à influencer une assemblée constituante pour faire prévaloir les droits de l’église catholique sur ceux de l’État haïtien. Lisons la protestation du vicaire général Guilloux, suite à la décision d’une instance souveraine du pays :

« Ce fut le 3 juin seulement, écrit M. Guilloux, que je pus me procurer un exemplaire du Moniteur officiel, où avait paru le projet en question, et je savais que dans peu les débats devaient s’ouvrir. Je m’empressai de signaler à M. le Président du comité de rédaction et à plusieurs membres influents de l’Assemblée, ainsi qu’à M. le Secrétaire d’État des Cultes, les points qui me paraissaient compromettants pour l’Église, et, dès le 5 juin, j’adressai à MM. les membres de l’Assemblée Constituante, par l’organe de M. le général Normil, leur président, une dépêche dans laquelle je réclamais les modifications nécessaires pour rassurer le clergé et les consciences catholiques. »

« L’Assemblée accueillit avec grande bienveillance les suggestions du vicaire général, en modifiant ainsi ce qu’il suit… » [10]

L’intervention de François Duvalier auprès du Vatican a pu changer quelques morceaux de ses prérogatives sans en n’avoir pu en rien modifier la nature. Le développement de différentes sectes protestantes d’origine, en grande majorité, américaines à travers les coins les plus reculés du pays a diminué la puissance de l’église catholique. L’éruption des masses populaires sur la scène politique depuis le 7 février 1986 a aussi égratigné un peu de son pouvoir sans totalement l’émasculer. Si l a religion catholique a perdu un peu de son autorité, la religion en tant que superstructure étend de plus en plus et même de façon pernicieuse une influence contraire à la théologie de la libération surtout sur les classes appauvries ou sur celles en cours d’appauvrissement du pays.

La souveraineté nationale et l’État de droit au service de la nation oligarchique

Pouvons- nous nous contenter de parler de l’État, de la nation sans considérer un autre volet qui leur est inhérent ? Nous voulons évoquer cette parole galvaudée par plus d’un : l’État de Droit. Celui-ci fait partie de l’autre élément qui forme un triptyque indissolublement lié c’est-à-dire la nation, l’idéologie nationaliste et l’État de droit, ce concept qui charrie aussi toute une charge politique et idéologique et qui est empreint aussi d’un caractère de classe. La Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen du 25 août 1789 se veut sa première sortie publique et officielle dans un moment euphorique de la première grande révolution bourgeoise en Europe notamment en France. D’après, Jacques Delos :

« C’est la révolution de 1789 qui la première attribue la souveraineté à la nation et pose la pierre d’angle des futurs régimes démocratiques et nationaux. Phénomène inconnu des autres âges, semble-t-il, le nationalisme est la force politique la plus considérable du XIXème siècle. » [11].

L’idéologie dominante parle de l’État de droit comme d’un principe qui régirait toutes les citoyennes et les citoyens d’une nation à un degré égal. Elle veut faire accroire que l’État de droit signifierait le respect absolu des lois en vigueur par l’ensemble de la société sans aucune discrimination. Ainsi, l’État de droit équivaudrait-il à la stabilité politique et au reflux des masses populaires des rues quand elles se mobilisent à la recherche d’une vie digne. C’est dans cette optique que divers courants même de gauche ont accolé les épithètes d’État faible, d’État chaotique, d’État ingouvernable, d’État paria à Haïti Pour parler de l’État de droit, il faudrait en réalité se demander à quelle classe sociale cet État s’est- il adressé ? Existerait-il une classe sociale au pouvoir qui édicterait des règles neutres en faveur de toutes les classes sociales d’une nation ? Quelle bouffonnerie de crier sous tous les toits l’indépendance et la cécité de la justice dans un État de classe ! La justice canadienne vient de condamner Gabriel Nadeau Dubois, ce jeune étudiant qui coordonnait la juste lutte de ses pairs contre toute augmentation des frais universitaires, pour outrage au tribunal. Les corrompus qui gangrènent l’administration canadienne de leur côté jouissent de tous leurs droits civils et politiques. L’affaire Charbonneau qui défraie les chroniques depuis quelques semaines dans cette vaste région nord-américaine nous est venue en témoin. Clifford Brand ne peut pas partager les mêmes cellules infectes que les prisonniers ‘’ ordinaires’’. L’ancien président du Pérou, Fuji Mori, emprisonné pour des crimes odieux contre sa patrie, se relaxent dans une salle où il a pu planter plus de cinq cents rosiers. Même dans les pays capitalistes les plus riches, cette inégalité devant la loi persiste par le jeu des relations personnelles, des cabinets d’avocats cossus, par les méandres indébrouillables par la grande majorité des non initiés et même par des novices en Droit des Codes de procédure et par toutes sortes de mesures envisagées par les gouvernements et par l’État. Karl Marx n’a- t-il pas raison de parler de droit inégal ?

Le problème de la langue ici en Haïti est posé mais avec l’affranchissement progressif du créole de tous les préjugés postcoloniaux, il est presque devenu secondaire comparativement aux difficultés ci-dessus énoncées.

Un premier accroc qui doit attirer notre attention. C’est la priorité des lois, des conventions internationales sur celles des Etats dits souverains. Comme si ces lois, ces conventions se révélaient indifférentes à tout rapport de force. La pratique de ces dernières années nous éclaire bien sur les personnalités jugées par la Haute Cour de Justice Internationale. Ce ne sont ni Georges W Bush, ni Dick Cheney mais des chefs d’État africains. L’État de droit est conçu par les classes dirigeantes et ne saurait ne pas exprimer leurs intérêts de classe. Le conseil des Nations-Unies nous a imposé, pour protéger les intérêts des puissances impérialistes et leurs suppôts locaux, une force armée d’occupation. Est- ce que l’occupation d’un pays par des forces étrangère peut faire bon ménage avec la souveraineté nationale ou l’État de droit ?

L’impossibilité d’établir un État de droit sous des bottes étrangères

Non, la réalité quotidienne a toujours démenti cette fausse conception. Dans tout système politique donné, le fonctionnement des tribunaux est la condensation de tout le pouvoir entre les mains des classes dirigeantes. Il est l’expression directe des rapports sociaux et l’une des formes que prend la lutte des classes dans toute société de classe. Aucune classe au pouvoir n’édicterait des lois contraires à ses intérêts. L’Union soviétique n’avait pas signé la Charte des Nations-Unies pour ne pas être en porte-à-faux avec ses principes socialistes. L’une des premières mesures du gouvernement Chavez dès son accession au pouvoir a été non pas d’amender mais d’appeler la majorité populaire à voter une Constitution qui répond à ses principes et ses aspirations révolutionnaires. Cependant, il est important de faire la différence entre une nouvelle Constitution à vocation révolutionnaire et la vieille habitude des présidents d’Haïti de faire au peuple ingurgiter de force une loi- mère faite sur mesure personnelle. Si les Constitutions font montre d’une durée de vie plus longue dans les pays riches, c’est parce que malheureusement, contrairement aux prévisions de Marx et d’Engels, leur classe ouvrière n’a pas encore saisi le chemin de la révolution.

L’État de droit est inséparable de la souveraineté nationale si l’on s’enferme dans la logique de la démocratie bourgeoise. C’est au nom de cette démocratie qui devient de plus en plus ploutocratique que les puissances impérialistes s’arrogent le droit de piétiner la souveraineté des pays moins militairement armés. Elles prétextent emmener ou remmener ces pays à l’Etat de droit. Voilà dans quelle maille s’est retrouvée Haïti depuis 2004. Cet État de droit est-il compatible avec l’occupation du pays par des forces d’occupation ? Les mesures néolibérales qui ont ouvert le marché haïtien aux appétits des capitaux étrangers s’inscrivent dans la même logique de mondialisation

Comme nous l’avons écrit plus haut, l’État de droit est inséparable de la souveraineté nationale. Pourtant, un courant important de ladite société civile véhicule l’idée de dresser Haïti sur le plateau de l’État de droit sous la coupe de la Mission des Nations-Unies pour la stabilité d’Haïti (MINUSTAH). Bien des membres de cette société civile ont troqué consciemment la souveraineté nationale contre la mise en index des masses populaires. Celles-ci doivent se croiser les bras pour se laisser parasiter par l’oligarchie conservatrice locale et les capitalistes étrangers.

Le Conseil de Sécurité des Nations- Unies a confié à des troupes ‘’internationales’’ une mission incompatible avec la souveraineté internationale. Le rôle majeur de la MINUSTAH est d’aider Haïti à devenir un État de droit qui dans l’optique bourgeoise signifie le respect absolu de la Constitution et des lois. La contradiction saute aux yeux quand une force étrangère qui piétine la souveraineté du pays s’avise à lui instruire les principes de l’État de droit. Il n’existe aucune magie capable de cacher la souveraineté du pays sous le boisseau pendant que parallèlement certaines forces étrangères alliées à des classes sociales anti- nationales créent ou pensent créer un Etat de droit même dans les limites démontrées tout au cours de cette analyse. Les masses populaires souffrent de toutes sortes de difficultés semées par l’oligarchie et la classe politique à sa solde. En vivotant dans des conditions infrahumaines, elles ne sont pas à la portée de cet État de droit qui se construit sur leur dos. Elles sont invitées à participer à des élections qui, en suivant les traces de la démocratie bourgeoise occidentale, sont en train d’ériger une ploutocratie. Le fait de s’appauvrir de plus en plus par le néolibéralisme, leur chance de s’améliorer socialement et économiquement s’amenuise de plus en plus à travers ces genres d’élections, en réalité, exclusivistes par leur nature. Ces masses sont-elles, enfermées dans la camisole de force de la nation bourgeoise, contraintes de se croiser les bras et de se livrer poings et mains liés à leurs ennemis de classe ?

Comment la nation oligarchique peut se mettre au service des luttes populaires

Le matérialisme dialectique nous a aidés à démêler l’écheveau. L’État-nation et son idéologie, le nationalisme, sont gros aussi de leur contraire. Les masses populaires peuvent retourner l’arme idéologique de l’oligarchie contre elle. C’est cette éventualité que Franklin Midy a évoqué dans son article ‘’La question nationale : 1804-1915’’ :

« Le nationalisme territorial est un nationalisme d’État, qu’il faut distinguer du nationalisme des peuples. On a affaire dans un cas à une politique étatique nationaliste, dans l’autre à un mouvement de libération nationale. » [12]

Pour que cette éventualité se concrétise, il faudra le support d’une conscience adéquate, cette condition subjective pour répéter Lénine qui doit accompagner les conditions objectives. Celles-ci, au cours des ans, ont changé de forme mais pas de nature. Cette conscience adéquate requiert un long et patient travail révolutionnaire pour remplacer : « la conscience nationale (qui) dans une société de classes est en général la représentation que se font les classes dominantes de la Nation. Elle porte obligatoirement caractère de classe. » [13]

Le nationalisme sous le contrôle idéologique et politique des masses populaires est devenu dans une perspective de libération un outil de grande importance. Les paysans pauvres, le prolétariat malgré sa faiblesse numérique qu’il ne faut pas confondre avec sa capacité idéologique, l’ensemble des couches, des fractions de classes sociales intéressé à la révolution a besoin d’un lien géographique pour lutter et d’un Parti révolutionnaire pour dépasser le nationalisme qui dans sa nature demeure bourgeois. Ils ont la tâche de construire la nation qui répond à leur situation de classe. Marx nous a indiqué la bonne route Écoutons-le : « Il va absolument de soi que, ne fut-ce que pour être en mesure de lutter, la classe ouvrière doit s’organiser chez elle en tant que classe et que les pays respectifs sont le théâtre immédiat de sa lutte. C’est en cela que sa lutte de classe est nationale, non pas quant à son contenu, mais, comme le dit le Manifeste communiste, quant à sa forme. » [14]. Cette phase préliminaire dans lutte révolutionnaire des classes exploitées et dominées épousera certes une forme démocratique qui diffèrera de la démocratie bourgeoise même si elle aura à ramasser une part importante de son contenu. La souveraineté populaire pour reprendre une expression heureuse de Richard Poulin, se substituera à la souveraineté nationale au fur et à mesure que les masses maîtriseront les rennes de leur pouvoir. Cette tâche, s’il existait une bourgeoisie nationale, serait plus facile puisque les principales décisions qui seront prises correspondront à celles que toute bourgeoisie intéressée à une certaine indépendance dans son fonctionnement, devrait prendre même pour garantir sa propre existence. Malheureusement, Haïti n’a jamais bénéficié de cette fraction capitaliste pour les raisons que nous n’avons pas à développer ici.

En guise de conclusion : Haïti, comme nouvel État, a imposé sa place dans le concert des nations modernes. Mais, c’est pour se retrouver dans les mailles d’une contradiction antagonique entre les anciens libres et les nouveaux libres. Cette contradiction qui persiste de nos jours sous des formes différentes ne sera absorbée que par la victoire des classes exploitées et dominées sur les classes dominantes et dirigeantes.

Haïti, dans cette perspective, est une nation qui se cherche encore. Plus précisément, la nation des masses populaires qui a été étouffée dans l’œuf par le pouvoir issu directement de la longue guerre de l’Indépendance se cherche encore. Les masses ne sont pas encore parvenues à récupérer leur autonomie politique et organisationnelle, la condition sine qua non pour créer leur propre État-nation dans la première phase de la révolution socialiste. Donc, malgré son caractère atrophié, la nation haïtienne qui se veut plutôt comme toute nation un corollaire de l’État moderne, du capitalisme et de son pendant, l’impérialisme, n’a pas été gravée dans le marbre. Les forces révolutionnaires anti-esclavagistes se sont transformées en leur contraire par la récupération totale de la lutte des anciens marrons, identifiés désormais comme des vagabonds, par une fraction non négligeable des anciens affranchis noirs et mulâtres. Celle-ci a construit un État et une nation qui méritent d’être déconstruits par les classes sociales victimes de leur exclusivisme. D’où l’urgente nécessité de bâtir le Parti du camp du peuple dans l’unification de tous les partis de gauche en devenir et de toutes les militantes et les militants progressistes révolutionnaires. La tâche s’avère davantage urgente. Car, jamais dans notre Histoire de plus de deux cents ans, la pauvreté n’a autant englobé de couches importantes de la petite- bourgeoisie et s’est autant épaissie. Jamais, les puissances internationales n’ont marqué comme elles le font aujourd’hui leur empreinte sur le pays avec une telle arrogance.

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[1Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein : Race, Nation, Classe. Édition. Année. P.121

[2Alix Lamaute : La bourgeoisie nationale une entité controversée. CIDIHCA. P.64

[3Le vodou n’a pas été épargné de ces mesures répressives. Presque tous les gouvernements haïtiens, y compris Toussaint avant l’indépendance, Dessalines jusqu`à François Duvalier récemment, à l’exception de Soulouque, ont essayé de stigmatiser le vodou et d’interdire sa pratique par le peuple alors qu’ils (Toussaint, Dessalines etc.) s’ y adonnaient. C’était tout simplement pour éviter que ce dernier ne profite de la capacité subversive de cette religion comme ce fut le cas lors de la lutte anticoloniale. Déjà, pendant la célébration du premier anniversaire de notre indépendance dans l’après-midi du 31 décembre 1804 à l’aube du 1er janvier 1905, une décision drastique contre le vodou a été déclarée par les principaux membres organisateurs de cet évènement : « ...À 4 heures, 400 tambours et autant de fifres firent entendre l’Assemblée Générale... Aussitôt qu’on eut battu la retraite, des danses africaines de toutes espèces commencèrent à s’exécuter tant sous les tentes qu’en plein champ ; la danse du vaudou seule était proscrite. » Jean Fouchard : La meringue, danse nationale d’Haïti. Editions Henri Deschamps. 1998. P 42

[4Alix Lamaute : ibid. 65

[5Richard Poulin : La déraison nationaliste : conflits nationaux, pays ‘socialistes’ et marxisme. L’Interligne> P31 année 2000. Canada.

[6Otto Bauer : Les marxistes et la question nationale Le Concept de la nation in ‘’ les marxistes et la question nationale 1848-1914 ’’. Ensemble de textes préparés par Georges Haupt, Michael Lowy, ClaudIe Weill. P.241. Éditions l’étincelle 1974

[7Marc-Arthur Fils -Aimé : La crise du nationalisme haïtien. En Haïti, le peule peut- il compter avec une bourgeoisie nationale. Publication Institut Culturel Karl Levêque ICKL. P 5

[8Étienne Balibar : ibid P

[9Père A. Cabon’’ Mgr. Alexis Jean-Marie Guilloux 2èmeArchevêque de Port-au-Prince(Haïti) 1929 P.117]

Plus loin, à la même page, en dépit du fait qu’il s’est montré un très grand défenseur du Concordat et des actes attentatoires des responsables de l’Église à notre souveraineté, il a pu reconnaître quoique de manière subtile le bien-fondé de tous les opposants à ce Concordat :

« Il faut bien l’avouer, le régime inauguré par le Concordat, en rendant à l’Église sa liberté, sapait un des plus chers axiomes du Gouvernement haïtien. En Haïti, comme dans beaucoup de petits pays exposés aux exigences des grandes nations, l’État tient à réserver son omnipotence dans les questions d’ordre intérieur avec d’autant plus de jalousie qu’il est, en d’autres matières, exposé à subir la loi du plus fort »[[ Père A.Cabon ibid. P117-118

[10Père A.Cabon ibid. P120-121

[11J. T. Delos : Le problème de Civilisation : La nation. Nationalisme et l’ordre de droit. Edition de l’Arbre, 1964. P.7. TII

[12Franklin Midy : ‘’La question nationale : 1804-1915’’. Chemins Critiques. Volume 3 No1-21-2 décembre 1993. P 82

[13Alix Lamaute : ibid. P.63

[14Marx, Engels : Critique des programmes de Gotha et d’Erfut. Editions Sociales. P36