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L’étude de l’autoritarisme haïtien : un cas d’espèce pour l’avancement des sciences humaines en Haïti ?

Par Jn Anil Louis-Juste [1]

Soumis à AlterPresse le 11 juin 2004

Nous sommes tous des enfants de choeur ; nous sommes tous des enfants de l’esclavage. En fait, l’Occident nous accuse de tous les péchés du monde, mais rares sont des occidentaux qui suggèrent la piste de la civilisation du capital comme lieu de déshumanisation moderne du monde, et temps de personnalisation autoritaire des relations interindividuelles. Qui plus est, nous entonnons le jugement comme à l’église ou subissons l’affront comme s’il s’agissait de remontrances proférées sur des plantations coloniales.

A chaque crise politique, la culture autoritaire d’Haïti est avancée comme étant responsable de la situation dite souvent chaotique. Mais, on ne se pose jamais la question des sources socio-historiques de l’autoritarisme politique haïtien. On préfère se rabattre sur l’analphabétisme des couches majoritaires de la population ou leur moindre degré de « civilisation », etc. Très hâtivement, on conclut que l’Haïtien est anti-démocratique, comme s’il existait une âme haïtienne. On oublie volontiers que le projet le plus démocratique qu’ait connu l’Amérique latine au XVIII siècle, a été conçu dans la colonie de Saint-Domingue : le cri de guerre « Vivre libre ou Mourir » résumait en quelque sorte, la liberté pleine de production, de création, de jouissance, etc.

De Toussaint Louverture à Jean Bertrand Aristide, nous n’avons connu que des chefs d’Etat autoritaires, mais souvent, on fait porter aux classes populaires, la responsabilité des actes despotiques des gouvernements ; on feint d’oublier que les premières n’ont pas encore accédé au pouvoir. Quelle que soit la capacité de perversion des classes dominantes et dirigeantes, il leur sera difficile d’alléguer que le régime lavalas a été un pouvoir populaire : le seul fait de mener une politique néo-libérale durant près de 10 ans et d’utiliser l’arme de cooptation pour s’attribuer des services de contrôle de la population par des leaders de quartiers populaires, suffit à objecter que tel n’est pas le cas. Car, la libéralisation aussi bien que la cooptation restent des pratiques économico-politiques qui agissent contre la libération humaine. Quand Toussaint Louverture traitait avec Maitland au sujet du commerce entre la Colonie de Saint-Domingue et l’Angleterre, c’était aussi pour mieux asseoir sa politique de domination personnelle sur des soldats-cultivateurs. Aristide n’en demandait pas mieux pour utiliser des couches appauvries de la population haïtienne aux fins de construire son pouvoir personnel sur l’ensemble de la société.

L’autoritarisme haïtien est construit dans les plantations coloniales ; il s’est modernisé à l’école suivant la relation verticale de l’instituteur aux élèves, du professeur aux étudiants pour mieux reproduire l’orientation extravertie de l’économie post-indépendance et la dépendance servo-capitaliste [2]. Dans les deux cas, l’Occident reste la source de cette construction. L’esclavage moderne est une production de l’Europe avide de développer son industrie ; l’éducation scolaire haïtienne est marquée du sceau de l’Eglise catholique, qui veut toujours continuer l’œuvre de « colonisation-civilisation » : les Frères de l’Instruction Chrétienne pèsent encore sur nos épaules, en dépit de notre relecture de la Révolution de 1791 ou de la prise d’armes de Jean Jacques Accaau. La pédagogie jusque-là utilisée dans nos écoles, s’apparente à celle inventée par Coménius : un professeur anime plusieurs salles de classe et est le seul interprète des leçons contenues dans les manuels. Cette pratique didactique développe la personnalité autoritaire, puisqu’en dernière analyse, c’est le maître qui sait tout, l’élève étant pris pour un ignorant.

L’école « ficienne » discipline l’élève pour le travail, et tout écart est sanctionné sous forme de châtiment corporel ou de vexations psychologiques. La joie ou la félicité n’est pas une composante de l’organisation scolaire haïtienne ; le travail scolaire est conçu sous forme d’efforts qui seront récompensés dans la vie pratique. Au moment de « subir » des évaluations, l’élève est sous le poids du stress et donc psychologiquement incapable de participer à l’évaluation des connaissances acquises [3]. On peut se demander si les échecs répétés ne sont pas liés à l’aliénation des relations pédagogiques à l’école haïtienne. Ceux qui s’y adaptent, sont classés intelligents et sont présentés comme des modèles de l’effort.

L’idéologie de l’effort prépare des êtres qui se croient supérieurs aux autres, pour avoir réussi à se montrer dociles durant tout le processus de « disciplination ». L’adaptation s’appelle alors intelligence, et la rébellion, déviance. C’est dans ces conditions que la pratique de l’autoritarisme se justifie dans la société haïtienne : l’intelligent peut s’arroger le droit de violer, de voler et de tuer, parce qu’il avait consenti tant de sacrifices scolaires pour mériter de la nation ! La pratique des abus devient alors le mode de satisfaction personnelle par excellence.

Tout comme les plantations coloniales et l’économie servo-capitaliste, l’école haïtienne ne cultive pas la liberté. Il suffit d’observer les comportements autoritaires des prêtres haïtiens pour s’en convaincre : la féodalité est encore présente dans la gestion des paroisses ; les fidèles sont sous la dépendance « personnelle » des curés. La même observation peut s’opérer dans les relations pédagogiques : les élèves vénèrent les directeurs et professeurs comme si c’étaient leurs parents. Les maîtres d’école souffrent selon Max Horkheimer, du syndrome de professeurs-parents. Ils représentent dès lors, l’autorité absolue dans l’éducation des enfants. Il n’y a pas donc de traitement égalitaire réel entre l’élève et le maître ; la vraie communication sociale est loin de se réaliser dans les conduites haïtiennes.

Nos ancêtres ont déjà opposé la liberté pleine à l’autoritarisme de l’économie de plantation ; il nous reste, nous autres, à la réaliser effectivement. Une possibilité de réalisation se dessine dans une révolution culturelle en Haïti : le pluralisme idéologique est à s’opposer à la pensée unique du néo-libéralisme ; la dictature du marché est à renverser dans les relations sociales. En fait, il s’agit de promouvoir la socialisation de l’économie et de la politique dans la sphère culturelle : l’esprit des enfants à scolariser doit se développer dans la liberté, à partir de leur propre expérience quotidienne de la dépendance servo-capitaliste. L’école haïtienne aura donc une place certaine dans la libération de la société.

L’enseignement supérieur des Sciences Humaines en Haïti a intérêt à investiguer sur l’activité psychique du lettré haïtien, qui tend, à notre avis, vers la reproduction autoritaire de la direction socio-politique de l’ordre servo-capitaliste. Sa personnalité semble être fortement marquer par les limites naturelles de la base matérielle de sa réalisation en tant qu’ « individu supérieur ». L’étudiant haïtien contemporain me parait être le digne représentant de cette psychologie dominatrice. Durant toute son éducation scolaire, il intériorise la norme de la prétendue supériorité de la conscience philosophique sur l’expérience commune. Quand il est invité à réfléchir sur le contenu sociale de son activité psychique, il devient brusquement intolérant, tant qu’il lui parait insensé de transiger avec son avenir personnel. Ce qui est intéressant, c’est qu’il voulait auparavant se présenter comme le champion de la tolérance et de l’intransigeance.

Qu’est-ce qui a motivé l’étudiant haïtien dans ses comportements humains ? Comment la base servo-capitaliste haïtienne influence-t-elle la formation de la personnalité autoritaire des lettrés haïtiens ? Ce sont là , des questions qui puissent amener à discuter la dominance de la biologie et de la neuro-physiologie dans l’enseignement de la psychologie en Haïti. En ce sens, les apports de Lucien Sève et de Mikhail Bakhtine [4] nous seront très utiles pour aborder l’étude de l’autoritarisme haïtien dans les Sciences Humaines.


[1Professeur à l’Université d’Etat d’Haiti

[2Je qualifie le rapport social dominant dans l’Haïti indépendante, de dépendance servo-capitaliste, parce que la relation commerciale dominante subordonne les rapports de production semi-féodaux, qui prédominent dans le milieu rural : le bord de mer draine les richesses produites dans les campagnes, à travers la spéculation de denrées et le monopole commercial sur les produits manufacturés à l’étranger. La bourgeoisie haïtienne est foncièrement une classe courtière, dépourvue de l’esprit d’autonomie. Elle dépend tant de la bourgeoisie internationale que de la classe des grandons pour se reproduire comme force sociale.

[3Il est à noter que l’école haïtienne ne connaît pas encore le processus de production de connaissances. La récitation à l’écrit ou à l’oral reste la forme dominante d’évaluation scolaire.

[4Lucien Sève (in Marxismo e teoria da personalidade) a émis l’hypothèse de la personnalité comme système vivant de relations sociales entre des individus, en partant de la découverte du matérialisme historique. De même, Bakhtine (in Le marxisme et la philosophie du langage) a montré que le fait de langage est un phénomène social lié à la structure globale de la société.