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Haïti : des casques bleus pour 2004 !

Par Giscard BOUCHOTTE

Soumis à AlterPresse le 2 juin 2004

L’année du Bicentenaire de son indépendance, Haïti reçoit des casques bleus. Après les ravages d’une avalanche sans précédent, il ne reste plus qu’un radeau de méduse que de lourds cargos armés vont essayer de mener à bon port. Mission accomplie pour cette première intervention étrangère, parue alors tellement imminente pour la communauté internationale au lendemain de la démission-enlèvement d’Aristide ! Comme si elle s’était soudain rendue compte que tout allait mal dans ce pays et qu’il lui fallait panser illico des plaies qu’elle avait vues se former.

Voilà donc notre Premier Ministre (NDLR : Gerard Latortue), faisant fi de la brûlante question de la restitution de la dette de l’indépendance, mais devenu par contre globe-trotter en quête de bailleurs de fonds, qui souhaiterait que le président français visite le pays, comme une grande première. Même si l’image d’une Haïti « tombeau des Caraïbes » persiste de l’extérieur- les dossiers télévisés de la presse étrangère y travaillent excellement- ce gouvernement intérimaire se donne le défi de prouver que le pays ne sera plus le « tonneau des Danaïdes » de l’argent. Le message est clair : la survie et le développement d’Haïti-Toma dépendraient aujourd’hui d’investissements massifs, surtout au niveau des infrastructures.

En 1994, les Américains, en ramenant Aristide au pouvoir, dépêchèrent un contingent de 20000 militaires, histoire de faire régner la démocratie en Haïti. Dix ans après, dans le même esprit, une force de l’ONU de quelque huit milles hommes auront le même objectif, face à une situation encore plus précaire. Le dernier rapport d’Amnesty International parle encore de « guerre civile ».

Mais comment faire comprendre à l’Amérique - l’« ancien » occupant 1915-1934- et à la France- l’ancienne métropole pendant des siècles- que toute intervention (armée ou amie) serait mieux interprétée par les haïtiens si elle avait eu lieu l’année dernière ? Car ici, comme nulle part ailleurs, la guerre du détail et l’importance accordée au symbolisme dépassent toute logique humaine. Si pour les haïtiens, 1804 renvoie à l’expulsion de plusieurs Français de Saint-Domingue pour accéder à l’indépendance, 2004 représenterait quelques parts la réplique en douce, donc diplomatique.

Trop proche des autres colonies françaises, espagnoles ou anglaises, Haïti était peut-être un mauvais exemple avec son premier triomphe de révolte d’esclaves aux yeux des métropoles du monde et en tout état de cause, fallait-il bien qu’un tel modèle de réussite échoue. Sans doute aussi, propre à toute victoire obtenue dans des contextes aussi complexes, un tel triomphe avait tout l’air de se laisser piéger dans la spirale de sa propre gloireÂ…

Mais les Haïtiens, ont-ils aujourd’hui une Haïti tout à fait forgée et méritée ? Certes, ils n’ont toujours pas fait suite au rêve de Dessalines qui, en proclamant la République, voulait une nation libre et unie. Mais c’est dans la première République nègre indépendante qu’on retrouve le plus de dépendance économique en Amérique aujourd’hui. Haïti offre une singularité historique et culturelle qui arrange les reportages à sensation et dérange les politiques. On ne parle ni de guerre d’ethnies, ni de religion, catholiques et vodouisants se côtoient sans souci. Mais au pays qu’on voudrait francophone à quelques kilomètres de la Floride, alors qu’on pourrait regarder CNN et BBC, on capte Rfi, regarde le journal de 20h et on peut assister le soir à « Qui veut gagner des millions ? »

Haïti, mémoire de l’Histoire universelle, semble rattrapper les failles des traités universels et des codes de couleur ! Voilà qui renvoie aux puissants gouvernements de ce monde la caricature la plus parfaite de leur politique étrangère, selon leurs priorités respectives : étendre leur suprématie, faire rayonner leur culture, tout en révisant sévèrement le quotat des visas de sortie et en maîtrisant de plus en plus le flux des boat-people. Comment annoncer à mon petit frère que même si on lui parle de Bonaparte à l’école, Haïti elle, ne fait pas partie de l’Histoire de France. Que lui dirai-je ? Trop loin ? Oubliée par hasard ? Comment lui expliquer que la France du dedans n’est pas celle du dehors, qu’Haïti est un minuscule puzzle de terre sur le grand échiquier du monde qui, même s’il « n’existes pas », ne nuira pas au chef-d’œuvre ?

En attendant les retombées positives des voyages inter-ministériels et les suites d’un rapport Debray, Haïti devra renaître de ses cendres. Avec tous les risques encourus : les éternels gouvernements intérimaires qui se succèdent, le retour sur la scène des anciens nostalgiques du pouvoir, le retour à l’oligarchie, le mépris des revendications populaires et surtout, l’arrivée de nouveaux imposteurs.

Car notre justice d’état, pour prouver aux créanciers qu’elle va bien faire son travail, exclut déjà la demi-mesure : tu es diable ou Bon Dieu et « si ce n’est toiÂ… ». Alors, pour venger ses morts, elle soupçonne, interpelle, inculpe à tort et à travers, comme une Amérique qui, au matin du 11 septembre, se rendit compte tout à coup qu’elle n’était pas si invincible qu’elle l’a toujours crû et qui se veut aujourd’hui sans pitié pour les bourreaux. Légitime défense ou loi du Talion ? « Il y a si longtemps que cela dure et il n’y pas de raison que cela cesseÂ… » disait Jean Dominique.

Sous des masques anonymes, chacun avait déjà pris sa place pour le grand bal masqué quand Haïti arriva. Ici des humbles serviteurs, là -bas des cow-boys souverains. Trébuchant dans leur danse macabre et sans merci, chacun se tient la main juste par conformisme, dans une hypocrisie générale effarante. Les règles du jeu : humanitaire, charitable, pourvu que les intérêts économiques des grands ne soient jamais lésés. Et nous voilà aujourd’hui, comme hier les grandes croisades, les invasions barbares et les chasses aux sorcières, en proie à de multiples interventions de sécurité dites « d’accompagnement » au seul prétexte de démocratie.

Tant que les Haïtiens ne comprennent pas que le changement devra venir d’eux-mêmes d’abord, tant que l’individualisme de chacun préfigure aux notions de citoyenneté, tant que l’identité se construit à travers une famille, on risque d’attendre souvent d’autres casques bleus. La nature elle-même engendre ses cyclones et ses inondations sur cette portion d’île, pourtant qui ose compter sur elle pour réparer les dégâts ? Une société qui attend réparation pour avancer reste tout simplement une société qui n’avance pas. Haïti aujourd’hui pose un problème tout simplement humain. Souhaitant que les rapports, loin d’être sur une base de « commandeur commandé » se font dans une franche collaboration, les Haïtiens comprendront désormais qu’ils ont un pays à construire, non des châteaux forts, en prenant comme modèle l’homme de Kipling qui, sans dire un mot, se mettait toujours à rebâtir son ouvrage détruit.