Débat
Par Leslie Péan
Soumis à AlterPresse le 2 mars 2013
L’idée d’écrire le présent article m’est venue de la lecture de certains commentaires qui circulent depuis quelques jours sur la toile concernant mon papier « Économie d’une langue et langue d’une économie » [1]. J’ai écrit mon premier texte d’économie sous le titre « Kèk nòt sous balans-peman pandan diktati Divalié Yo (1957-1975) » dans la revue SEL niméro 30-31, jounal ayisyin aletranje, publiée en été 1976, à Brooklyn, New-York, par les prêtres en exil du Petit Séminaire Collège Saint Martial. Il s’agissait d’un nimero especial ekonomi dans lequel contribuèrent Joj Anglad, Jan-Iv Urfie et d’autres. Les gens de bonne foi qui veulent mettre leurs pendules à l’heure sur ce sujet en prendront connaissance dans une anthologie de mes articles qui sortira l’an prochain.
Cet article sur la balance des paiements n’a jamais fait l’objet du moindre commentaire de la part des auteurs et promoteurs des textes écrits en créole. La déception des chercheurs qui publient dans les langues minoritaires est bien connue dans le monde entier. Quand ils publient en anglais ou en français, ils reçoivent beaucoup plus de commentaires leur permettant d’approfondir leurs recherches. Le choix qu’ils font de la langue de publication n’a absolument rien à voir avec un quelconque mépris de la langue maternelle. Ce premier texte d’économie écrit en créole n’a jamais reçu aucun feedback, alors que mes textes écrits en français ont déjà fait l’objet de multiples commentaires à travers le monde.
Depuis lors, j’ai toujours appuyé la lutte pour la promotion du créole sans démagogie. J’ai exprimé en clair mon opinion sur les questions de qualité de la langue écrite en Haïti dans la préface de l’ouvrage d’Eddy Cavé Typographie et correction d’épreuves pour tous, reproduite dans Le Nouvelliste du 21 novembre 2012 et dans AlterPresse le 30 novembre 2012. Je disais alors :
« Il faut aussi espérer que, sur cette lancée, la typographie du Créole haïtien avancera pour que l’on puisse la codifier également et mettre sur pied une industrie du livre créole. La standardisation de la graphie est maintenant chose faite. Il n’y a pas de doute que l’initiative d’Eddy Cavé est de nature à relancer le projet d’une typographie créole, auquel devra se colleter une éventuelle académie créole d’Haïti. C’est la seule façon de mettre fin au nou ekri sa nou pi pito jan nou vle (Nous écrivons ce qui nous plaît et comme cela nous plaît) et au tout voum se do (Traduction libre : toutes les formulations se valent en Créole). »
J’approfondis cette question et certaines autres liées au créole dans la préface du livre intitulé Le langage clair et simple : un passage obligé qu’Eddy Cavé s’apprête à publier. Je partage en tous points l’opinion de l’auteur sur la nécessité de simplifier la langue de communication dans notre société qui pratique un bilinguisme officiel à plusieurs vitesses et où l’analphabétisme est une plaie séculaire. Je suis donc attentif à la question linguistique non pas dans un sens figé (d’une langue contre une autre) mais plutôt dans le sens de l’apport de la langue dans la diffusion du savoir. Pour la maîtrise de nombreuses questions pour lesquelles la connaissance d’une autre langue est indispensable, du fait même que certains mots n’existent pas dans la langue maternelle. Mais surtout pour combattre le refus de recherche d’excellence qui caractérise notre société. Un refus qui a ses fondements dans le piège du pitit-soyétisme , ce pike kole d’où l’on sort toujours perdant.
J’avais déjà terminé la rédaction du texte « Économie d’une langue et langue d’une économie » quand le chercheur américain Eric D. Hirsch Junior [2] a publié les résultats d’une étude montrant qu’au-delà d’un certain seuil, la simplification du langage et des manuels scolaires devient un obstacle à l’égalité des chances dans une société. L’auteur indique que, dans la société américaine, la tranche la plus aisée de la population est celle qui investit le plus dans la formation universitaire, possède le vocabulaire le plus riche et en tire les revenus les plus élevés. Ce n’est donc pas dans l’éducation au rabais et le tout voum se do que se trouve la clé du succès ou de l’accès à l’égalité des chances. C’est plutôt dans l’évaluation sans complaisance de ses faiblesses et l’effort constant et délibéré déployé pour les corriger. Dans ce sens, l’étude de Hirsch apporte des arguments de poids aux thèses que Cavé et moi soutenons dans la campagne pour le relèvement de la qualité du livre haïtien, la quête de l’excellence et une meilleure diffusion du savoir.
D’aucuns seront tentés de croire que l’étude de Hirsch contredit les idées d’Eddy Cavé sur la nécessité d’implanter le langage clair et simple dans la communication écrite en Haïti ou mes propres habitudes en matière de conceptualisation et d’écriture. Cela est faux. Au stade initial de démocratisation du savoir, la simplification de l’écrit est une condition essentielle et c’est à ce stade que se situe le gros de notre population. En revanche, cette exigence ne saurait servir d’incitation à la paresse, au laisser-aller et au refus de consulter même un dictionnaire pour préciser l’orthographe et le sens d’un mot qu’on ne connaît pas.
Bref, je ne vois pas comment on peut de bonne foi assimiler à de la condescendance, à de la suffisance ou encore moins au pédantisme les invitations à réfléchir sur nos faiblesses séculaires ou nouvelles et sur les moyens de les surmonter. Je suis convaincu qu’il faut expliquer un certain nombre de choses aux jeunes, même au risque d’être mal compris. Par exemple, qu’il existe des raccourcis pour se procurer des biens matériels (l’avoir) ou pour accéder jusqu’aux plus hautes fonctions de la prise de décision (le pouvoir), mais qu’il n’en existe aucun pour l’acquisition de connaissances et de compétences (le savoir). Par définition et par nature, le savoir est l’aboutissement d’un processus d’apprentissage cumulatif patient, douloureux et méthodique. Et cela, il ne faut pas hésiter à l’expliquer aux jeunes du monde entier.
Un court rappel historique
Le chaos et le déclin de la société haïtienne n’ont-ils pas leur origine dans la politique éducationnelle de nos aïeux qui n’ont même pas consacré 1/2 % (un demi pour cent) du produit intérieur but (PIB) à l’éducation ? Les budgets de l’époque sont annonciateurs des priorités du gouvernement et de la société. Par exemple en 1838, sur un budget totalisant 3.356.963 gourdes, l’armée absorbe 1.639.292 gourdes soit 49% ; puis vient le paiement de la dette pour un montant de 1.083.194 gourdes, soit 32% et toutes les autres dépenses représentent 634.473 gourdes, soit 19%. Les dépenses d’éducation ne représentent que 16.000 gourdes, soit un demi pour cent des dépenses totales [3]. En janvier 1841, Schœlcher écrit : « On pourrait résumer le gouvernement d’Haïti en deux lignes de son budget, l’armée absorbe deux millions de gourdes, l’instruction publique en prend 1200 !!! [4] » Aujourd’hui l’éducation reçoit moins de 1.5% du PIB avec en plus un fort pourcentage de professeurs non qualifiés [5].
La politique de production d’ignorance est une constante dans notre histoire de peuple et explique la dictature de la médiocrité qui dirige Haïti depuis des temps immémoriaux. Une dictature d’ignorance qui a fait école. Un petit groupe de personnes ayant fait main basse sur le pouvoir et l’avoir pensent qu’il est aussi facile de faire de même avec le savoir. Or le hic, c’est que dans ce domaine, il n’y a pas d’improvisation. Les chemins de la connaissance sont durs à gravir et personne ne peut le faire en un matin. Lire et écouter des bêtises sont tellement devenus dominants que les qualifier comme telles est offensant pour certains. L’agression quotidienne de la bêtise doit être acceptée et il ne faudrait pas heurter la sensibilité de ceux qui disent n’importe quoi, écrivent sans se soucier des règles élémentaires de la grammaire, de l’orthographe des mots, bref des procédures élémentaires de la pensée. La pauvreté matérielle qui caractérise Haïti se reflète au niveau des idées.
Kidonk, depi nan tan benbo gen yon diktati salopri kap kraze Ayiti. Yon diktati vakabon kap donnen. Yon ti group ki fè dap piyanp sou pouvwa ak lajan peyi a e ki kompran yo ka fè menm bagay avèk konesans. Tout jwèt se jwèt, kwochèt pa ladan l. Ou ka dòmi pov e leve rich nan volè ak nan pran pouvwa, men ou pa kapab gen anyen nan zo bwa tèt ou konsa. Ou pa ka leve yon maten epi ou tou konnen. Fòk ou pase lekòl, fòk ou etidye anpil e fòk ou tande kritik. Sa ke vakabon pa vle fè. Nou tèlman tande ak li salopri ke fòk ou pa di se salopri pou yo ka gade w byen. Nou pòv nan lespri pi mal pase nan vant nou !
Cette ignorance ne se propage pas uniquement en milieu populaire ou paysan. Elle part de l’élite qui l’encourage pour des raisons de pouvoir. Qu’on se rappelle qu’un cadastre des terres n’a jamais été fait depuis 1804 car les propriétaires ne veulent pas qu’on sache l’étendue de leurs terres afin de ne pas payer d’impôt foncier. Quand les Américains finirent par faire un cadastre sous l’occupation en 1926, un incendie éclata dans l’immeuble où étaient sauvegardés les résultats comme par hasard la veille de leur publication et brûla tous les microfilms [6]. Qu’on analyse le président Salomon livrant les finances haïtiennes au groupe français Société Générale de Crédit industriel et Commercial en 1880. Or les économistes libéraux haïtiens ayant à leur tête Edmond Paul venaient de réaliser en 1870-1872 la plus grande réforme monétaire de l’histoire d’Haïti et avaient présenté un projet de création d’une banque haïtienne pour gérer nos finances.
D’ailleurs la décision de Salomon devait provoquer deux soulèvements armés, celle du général Mentor Nicolas à Saint Marc le 22 novembre 1880 et celle, un an plus tard, du général Desormes Gresseau le 8 décembre 1881. Qu’on pense à J. C. Pressoir et Louis Ethéard, qui se sont succédés au ministère des Finances en 1922, déposant les fonds du Trésor public à la filiale haïtienne de la City Bank et renonçant aux intérêts [7]. Le motif de ce choix est qu’ils désiraient avoir accès à ces montants à n’importe quel moment et ne voulaient pas que la banque prête l’argent à des entrepreneurs. Curieux choix pour des financiers prétendument compétents ! De 1804 à nos jours, à l’exception de Christophe, la nullité financière des élites haïtiennes est époustouflante. Cet abêtissement des élites prendra de gigantesques proportions sous les Duvalier. Ce fut le prix à payer pour rester en vie. Pito nou lèd nou la ! Justification de la médiocrité que l’écrivain Frankétienne de passage au Canada en 1998 pour jouer la pièce Kavalié Polka a justement dénoncé au cours d’une entrevue radiodiffusée en disant : Si w lèd ou pa fèt pou la !
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[2] Eric D. Hirsch Jr., « A Wealth of Words », City Journal, New-York, Winter 2013, vol. 23, no. 1.
[3] Victor Schœlcher, Colonies étrangères et Haïti, Tome II, (Paris, 1843), Pointe-À-Pitre, Emile Desormeaux Éditeurs, 1973, p. 278.
[4] Victor Schœlcher, « Lettre à Madame Legouvé, janvier 1841 », cité dans Nelly Schmidt, Victor Schœlcher en son temps, Paris, Maisonneuve et Larose, 1998, p. 35.
[5] Institut Haïtien de Statistiques (IHS).
[6] Hans Schmidt, The United States Occupation of Haiti, 1915-1934, Rutgers University Press, 1971, p. 179.
[7] Paul H. Douglass, « The American occupation of Haïti II », Political Science Quarterly, Vol. 42, No. 3, September 1927, p. 386-387.