Par Javier Zuñiga, conseiller spécial d’Amnesty International
Soumis à AlterPresse le 21 février 2013
Déférer à la justice des chefs d’État, qu’ils soient encore en exercice ou non, est toujours très complexe sur le plan juridique et politique, mais c’est faisable.
À de multiples reprises, nous avons vu d’anciens dictateurs et auteurs de violations des droits humains être jugés et condamnés dans des pays d’Amérique latine et du monde entier.
En Haïti, cependant, où la justice continue à pâtir d’un certain nombre de défaillances structurelles – vestiges, pour la plupart, des années de dictature –, traduire en justice Jean-Claude Duvalier (connu comme « Baby Doc »), pour sa responsabilité présumée dans des crimes, tels que des actes de torture, des meurtres et des disparitions, commis alors qu’il était au pouvoir, semble relever de l’impossible.
L’ancien dirigeant a fait preuve de mépris à l’égard de la justice et des victimes en refusant de comparaître lors de deux précédentes audiences, afin de répondre de son rôle présumé dans ces crimes. Il est censé se présenter de nouveau devant la cour jeudi 21 février.
Encore plus inquiétant, le comportement des autorités haïtiennes dans le cadre de cette procédure indique qu’elles ne sont pas réellement déterminées à amener Jean-Claude Duvalier à répondre de crimes contre l’humanité devant la justice.
Dans plusieurs déclarations publiques, le président Martelly a laissé entendre que Jean-Claude Duvalier pourrait être gracié.
Parallèlement, l’ancien dirigeant haïtien a continué à prendre part à des manifestations publiques, bien qu’il ait été placé en résidence surveillée, le temps que les accusations portées contre lui fassent l’objet d’une enquête.
Il s’est récemment vu délivrer un passeport diplomatique.
Ce sont là des signes clairs que les autres pouvoirs de l’État sont favorables à ce que l’ancien dictateur bénéficie d’une immunité de poursuites.
Je suis, pour ma part, convaincu qu’il existe suffisamment d’éléments permettant d’engager des poursuites contre Jean-Claude Duvalier pour le grand nombre de détentions arbitraires, d’actes de torture, de morts en détention, d’homicides et de disparitions ayant eu lieu, alors qu’il était au pouvoir.
Je n’oublierai jamais la visite que j’ai effectuée en Haïti en 1983. Jean-Claude Duvalier était au pouvoir depuis plus d’une décennie, et nous recevions de nombreuses informations, selon lesquelles de terribles violations des droits humains étaient commises à travers le pays.
Une des personnes, que j’avais rencontrées sur place, était Yves Richard, alors secrétaire général de la Centrale autonome des travailleurs haïtiens.
Il avait été arrêté le 22 décembre 1980, car on le soupçonnait d’« activités politiques et subversives ».
Pendant notre conversation, il m’a décrit les sévices qu’on lui avait fait endurer.
« Je fus définitivement séparé des autres ouvriers et transféré dans une cellule souterraine, cachée sous le Palais national, qui ne recevait pas la lumière du jour. Grâce à la lampe électrique des gardiens, j’ai pu cependant apercevoir des squelettes, probablement ceux d’anciens prisonniers, étendus sur le sol. Il me semblait vivre un cauchemar à l’intérieur d’une immense tombe sous le Palais national », avait-il expliqué.
Comme nous l’avions constaté à l’époque, durant les années au pouvoir de Jean-Claude Duvalier, les violations perpétrées contre les prisonniers politiques en Haïti commençaient généralement par l’arrestation arbitraire de la victime, se poursuivaient par un placement prolongé au secret sans inculpation ni procès, et s’achevaient parfois par une exécution extrajudiciaire ou une disparition.
Certains ont été torturés en prison, dans des casernes militaires et des postes de police. Des responsables locaux de la police dirigeaient même des centres de détention de taille réduite, parfois à leur propre domicile.
Certains détenus recevaient des coups de bâton, étaient forcés à se tenir debout, pendant de longues périodes, ou étaient attachés dans une position connue sous le nom de « perchoir du perroquet » -, où la victime est suspendue à une barre avec les poignets et les chevilles liés (les tortionnaires de l’époque appelaient cette position le « djak »).
De nombreux prisonniers politiques sont morts en détention, la maladie, la faim et l’absence d’installations sanitaires étant des problèmes répandus.
Il est possible que le cas de Jean-Claude Duvalier soit un casse-tête pour la justice haïtienne, mais il révèlera, par ailleurs, dans quelle mesure celle-ci est crédible et indépendante.
Traduire en justice les responsables présumés de violations passées des droits humains garantira que personne ne bénéficie de l’impunité pour des crimes de ce type, même à l’heure actuelle.
Malgré les retards accumulés, je veux encore croire dans la capacité de la justice haïtienne à accomplir ce que presque tout le monde estime impossible.
Le fait que la cour ait, lors de la dernière audience en date, reconnu aux plaignants la qualité de victimes et celle de partie civile à leurs avocats, malgré la demande expresse de n’en rien faire, déposée par l’avocat de Jean-Claude Duvalier, est une avancée modeste, mais encourageante dans la bonne direction.
Des gens comme Yves Richard sont là pour témoigner des terribles souffrances qu’ils ont dû endurer. Les tribunaux haïtiens n’ont qu’une chose à faire : laisser les victimes parler.
Renoncer à agir, du fait des pressions ou des ingérences, condamnera les générations passées, présentes et futures de Haïtiens à un monde d’injustice.