Par Wilson Décembre *
Soumis à AlterPresse le 8 février 2013
« Je suis toujours hasardeux et toujours nécessaire parce que je suis l’histoire et la marche du temps. Je m’appelle Laquedem, Fussӓnger, Ahasvérus, Carthaphilus, Luis de Torres, Omar Ibn Battûta, Hiuan-tsang, Démétrios ou Ragnar le Savant : les hommes sont des poèmes récités par le destin. Je suis surtout anonyme et toujours collectif. Parce que, avant d’être un homme, un voyageur, un maudit, un héros de roman – quelle horreur ! -, je suis d’abord un mythe. Vous comprenez ? Je traîne dans tous vos souvenirs, vos fantasmes, vos peurs, vos espérances. Je suis tout ce que vous avez fait et aussi et surtout que vous ne ferez jamais. […] Je ressemble au monde et à la vie. J’aurais pu ne pas être. Mais maintenant que je suis, personne ne m’effacera plus. Vous avez devant vous l’image même de l’inutile qui, par la grâce de l’être, est devenu nécessaire » [1].
C’est ainsi que se définit le héros du roman de l’écrivain français, Jean d’Ormesson.
Le Juif errant est un homme multiple, un homme-monde qui a le redoutable privilège d’être affranchi et des limites de l’espace et de celles du temps. Seul véritable cosmopolite, il est aussi le seul homme qui a le droit de dire à l’humanité : je suis vous. Je suis votre passé, votre présent et votre avenir. Je suis le dépositaire en marche de votre expérience. Plus que cela, je suis l’incarnation de l’absurde même qui caractérise l’existence. Votre existence.
Mais qu’est-ce qui justifie un statut si particulier pour un être humain ?
Pour le comprendre et pour apprendre à le re-connaître (puisqu’il est maintes fois passé parmi vous), il faut consentir à se rendre à Jacmel (Sud-Est).
Vitalité littéraire et carnavalesque du juif cosmopolite
Car, personnage mythologique, le Juif errant est aussi une figure carnavalesque. C’est-même, dans une certaine mesure, la figure emblématique du carnaval jacmélien, le plus créatif du pays.
Le Juif errant jouit d’un don d’ubiquité qui lui permet d’occuper tout l’espace et le temps humains.
A Jacmel, à l’époque du carnaval, le magnifique et « vénérable » vieillard est partout : à tous les carrefours, à tous les coins de rue…
Une barbe démesurément longue ; des cheveux drus surmontés d’une mitre ornée de l’étoile de David ; il marche, il marche, il marche… vêtu d’une redingote à l’ancienne, tantôt traînant son lourd et grand bâton, comme Jésus traînant sa croix, tantôt le portant avec une élégance rédemptrice. Il marche, il marche, il marche… Il ne peut pas s’arrêter.
Mystère ?!
Il vous dira volontiers qu’il avait déjà plus de douze ans à la naissance du Christ. Et ce sera un indice de grande valeur, car l’incroyable destin du vieillard est lié à la Passion.
Le carnaval n’est en réalité que l’occasion pour lui d’exhiber sa propre « passion », son châtiment, servant malgré lui de « témoin vivant contre les Juifs et les incrédules », dit une ancienne version de la très vieille légende.
Il s’agit donc de l’illustration théâtro-carnavalesque des survivances d’un mythe socio-religieux, d’une légende pieuse à visée propagandiste.
Ce mythe est mondialement connu et sur son thème, la littérature universelle a brodé toutes sortes de variations faisant du Juif errant une figure complexe, polysémique, multidimensionnelle, positive ou négative, selon le contexte socio-politique, ethnique, mais aussi selon la sensibilité philosophique ou théologique de l’interprète.
Il est impossible de réduire la figure du Juif errant à un schéma idéologique figé.
Il est le type même du personnage symbolique ouvert. Il n’a pas de famille. Pas de patrie. Pas de maison. En fait, pas de possessions. Pas d’intérêts non plus. Donc, peu d’opinions.
Il parle toutes les langues. Mais il est celui qui ne juge pas.
Il est témoin de la pluridimensionnalité incommensurable de la vie. Il est l’homme qui fait incessamment le tour des perspectives. Il ne s’arrête à aucune d’entre elles.
D’où l’impossibilité, pour la littérature mondiale, de coller une épithète réductrice définitive à cet homme-énigme qui, lui-même, change de nom, en fonction des époques et des lieux qu’il visite : les poètes allemands le nomment « le Juif éternel », les Anglais en font « le Juif vagabond », alors que pour les Espagnols il est le « Juif qui attend Dieu ».
Et lui, il continue sa route sur toutes les routes, sans porter attention à aucune de ces nominations, avec lesquelles on voudrait emprisonner sa marche.
Il est tout ça, sans être rien de tout ça. Oui. Le Juif errant est une figure extraordinairement plastique, une errance pluridirectionnelle qui nous interpelle.
La légende et son évolution
Remontons à l’origine.
Que dit la légende ?
C’est l’histoire d’un homme, dont la vie est la mort. Un homme qui ne peut pas perdre la vie, parce qu’il a perdu la mort.
« Je meurs de ne pas mourir » dit le personnage de d’Ormesson. [2].
Il erre inlassablement. Il enjambe les mers, les rivières, les fleuves, les canyons, les forêts, les déserts, les montagnes, les continents…
Il ne peut pas s’arrêter. Il est condamné à tout voir, à tout contempler, indifféremment, sans y prendre part : la peine et la détresse des hommes, leurs joies, les fêtes, les guerres, les naissances, les morts et les renaissances…
Il erre. Il ne peut pas s’arrêter.
Terminus : la fin des temps. Pourquoi ?
En 1259, un moine bénédictin, Mathieu Pâris, relate dans sa chronique le récit que lui fit un évêque arménien en visite au monastère de St-Albans (en 1228). Le moine atteste la présence d’un certain Cartaphile qui aurait repoussé le Christ sur le chemin du calvaire et qui, pour ce fait, serait condamné à errer jusqu’au jugement dernier. Citons l’évêque :
« Lorsque Jésus fut entraîné par les Juifs hors du prétoire pour être crucifié, Cartaphilus, portier de Ponce Pilate, le poussa par derrière avec le poing, en lui disant d’un ton de mépris : « Jésus, marche plus vite. Pourquoi t’arrêtes-tu ? »
Alors, le Christ, arrêtant sur cet homme un regard triste et sévère, lui répondit : « Je marche comme il est écrit, et je me reposerai bientôt ; mais toi, tu marcheras jusqu’à ma venue » » [3].
La légende va se répandre en Europe au début du XVIIe siècle, à la faveur des récits de voyage des pèlerins qui rebaptisent le personnage de tous les noms.
Mais, c’est en Allemagne que la légende va connaître sa deuxième version importante.
Lors de la Réforme, l’auteur d’une lettre anonyme rapporte le récit d’un évêque allemand, Paul d’Eitzen, qui affirme avoir rencontré, dans une église de Hambourg, non pas le portier romain de la tradition, mais un cordonnier juif très vieux, Ahasvérus, qui affirme être condamné à marcher jusqu’à la fin des temps en témoignage de la vérité chrétienne. [4]
La légende évolue jusqu’à sa troisième et dernière grande étape, dont le carnaval de Jacmel va joyeusement et artistiquement hériter, grâce aux fils de la ville qui, ayant étudié en Europe, ont rapporté le mythe dans leurs bagages.
Dans la Ballade brabantine de 1774 [5] – ballade dont tout Jacmélien qui se respecte connaît au moins deux ou trois strophes par cœur- le Juif errant porte un nouveau nom : Isaac Laquedem. Il est de passage à Bruxelles (Jacmel) et on l’invite à prendre un verre dans une auberge :
« Un jour près de la ville
De Bruxelles à Brabant
Des bourgeois fort dociles
L’Accostèrent en passant
Jamais ils n’avaient vu
Un homme aussi barbu
[…]
Entrez dans cette auberge
Vénérable vieillard
D’un coup de bière fraîche
Vous prendrez votre part
Nous vous régalerons
Le mieux que nous pouvons »
Véritable opéra populaire, cette pièce émouvante - à laquelle on peut assister au petit bonheur (ou sur commande), dans l’ambiance luxuriante du carnaval jacmélien - mérite d’être connue.
Passer du juif soumis à l’Homme révolté : plaidoyer pour une transmutation
Isaac Laquedem parle toutes les langues. Il connaît tous les coins et recoins de la terre. Il ne compte plus les tours du monde qu’il effectue.
Mais il n’est rien « sur la terre qui soit plus surprenant que la grande misère du pauvre juif-errant », dit la chanson.
La Ballade brabantine adopte, d’emblée, la conception négative du Juif errant.
Laquedem, c’est le damné, l’antéchrist qui n’a pas assez de grandeur pour que son sort puisse inspirer autre chose que la pitié ou la compassion. Le dialogue avec la clientèle bourgeoise de l’auberge est joliment misérabiliste.
Mais, questionnons cette légende plus profondément. Car, selon nous, le vieillard a de la noblesse à revendre.
Ne nous attardons pas sur cette réaction trop humaine (la vengeance), attribuée au Christ, au point d’être en contradiction flagrante avec le profil psychologique du crucifié, tel qu’il est présenté dans le nouveau testament (« Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font »).
Ce qui, normalement, enlève toute crédibilité historique et toute validité théologique (du point de vue chrétien) à cette histoire.
Nous nous tairons aussi sur la motivation antisémite qui a animé sporadiquement l’évolution de ce mythe. Nous ne nous intéresserons qu’au symbole, dans sa dimension philosophique.
Le Juif errant semble objectiver en lui, notamment à travers l’interprétation brabantine, le second péché principiel après la transgression adamique.
Mais, à nos yeux de Jacmélien - qui refuse ce symbole-ressentiment d’un peuple qui, ayant rejeté ce que d’autres considèrent comme le messie, serait condamné à un exode ou un exil perpétuel (la diaspora juive) -, la figure du Juif errant pourrait très bien être interprétée comme l’image ou l’allégorie d’une errance plus fondamentale, plus radicale, plus existentielle : celle que représente la déréliction humaine.
Au lieu d’y voir une errance d’obédience chrétienne, qui, alors, aurait du compte à rendre, celle des brebis égarées qui refuseraient d’emprunter le « vrai chemin » (qui est aussi « la vérité et la vie »), nous saisissons cette errance comme un ballotement existentiel qui fait du personnage mythologique l’incarnation, dans l’ordre de l’imaginaire, de la condition humaine.
En fait, Isaac Laquedem ne se contente pas d’occuper l’espace physique (Bruxelles, Jacmel ou ailleurs). Il est aussi présent en creux dans Les Frères Karamazov de Dostoïevski, dans En attendant Godot de Beckett, dans Le Mur de Sartre, dans La Peste de Camus… dans la complainte de l’Haïtien qui, aujourd’hui encore, se demande pourquoi ses trois enfants - qui s’appelaient tous Innocence - sont ensevelis sous les décombres de son habitation détruite en cet après-midi de janvier 2010.
La figure du Juif errant est donc le signe dramaturgique de ce besoin désespéré d’absolu que Pascal éprouve avec effroi dans « le silence éternel » des « espaces infinis ».
C’est cette même errance qui motive l’essentiel de la production philosophique occidentale, depuis Platon - qui a cru en avoir trouvé la solution- jusqu’à Heidegger, Sartre et Cioran en passant par Schopenhauer et toute la philosophie dite tragique.
Cette errance est quête résolue d’absolu et de sens. Mais il faut qu’elle soit innocente. Créative et innocente.
Le Juif errant cesse alors d’être l’image symbolique et chrétienne d’une errance coupable (« témoin vivant contre les Juifs et les incrédules ») - qui attend son dénouement dans un très hypothétique dernier jour -, pour être le héros de cette transcendance humaine (le fait que l’homme peut questionner l’être ainsi que son être) qui s’assume tragiquement, mais positivement.
Il faut que cette errance soit innocente pour que le Christ puisse être lavé de cette image de rancunier qui ne fait que le rabaisser, d’une part ; et, d’autre part, pour que le vieux Juif, parce qu’il est homme, puisse gagner en dignité. Il faudrait sans doute, pour cette raison, réécrire la Ballade brabantine et transmuer le Juif errant en Homme errant.
Tout simplement.
Ainsi, du coup, son image deviendrait-elle libératrice. Car l’errance créatrice peut bien être sa propre fin, sa propre justification, sa propre satisfaction. Le Juif errant doit être plus proche de Sisyphe : une sensibilité de révolté joyeux et non un pathos de soumis geignard.
Rien ne nous empêche de voir, dans le Juif errant, un personnage conceptuel qui actualise le nomadisme de Deleuze. Laquedem est celui qui rejoint le monde, qui se confond avec le monde.
C’est l’homme qui va vers « mille plateaux » afin de connaître des milliers et des milliers d’états affectifs, assumant ainsi le plus d’humanité possible, embrassant ainsi le maximum de temporel et de spatial. [6]
Il faut donc l’imaginer heureux. Il devient l’homme qui, ne pouvant trouver d’explication finale à sa route, fait alors, de cette route, une grande joie et, de chaque étape de cette route, sans destination ultime, une folle raison de continuer à marcher, car quand la marche est créative elle est nécessairement auréolée d’un plaisir rédempteur.
Oui. Le Juif errant peut très bien être interprété comme la figure éclatante, positive et créative d’une affirmation terrestre : un oui à cette vie.
Ad semper, Isaac !
Jacmel et le Juif errant, c’est une grande et belle histoire d’amour.
Entré à Jacmel pour la première fois dans la première moitié du XIXe siècle avec des étudiants jacméliens revenus d’Europe [7], Isaac Laquedem a la courtoisie de visiter Jacmel-Carnaval tous les ans.
Et tous les ans, il nous rappelle, par son errance créative, que, fondamentalement, il n’y a pas grand-chose de nouveau sous le soleil. Il est bien placé pour le savoir : « Chacun meurt à son tour, mais moi, je vis toujours » nous dit-il.
Mais, nous, nous voulons qu’il trinque avec nous et surtout qu’il rie. Ad semp, Isaac !
…………….
* Professeur à Pace University, New York. Auteur de Vitalité et Spiritualité : Apologie du rapport-au-monde afro-haïtien. Paris : Editions L”Harmattan, 2009.
Notes
[1] Jean d’Ormesson. Histoire du Juif errant. Paris : Gallimard, 1990.p.p. 521,522.
[2] Cf. Idem, p. 191
[3] Cf. Marie-France Rouart. Le Mythe du Juif errant. Paris : José Corti. Dans L’Histoire du Juif errant de d’Ormesson, le Juif maudit est Ahasvérus, un cordonnier qui, amoureux de Marie de Magdala, aurait refusé un verre d’eau à Jésus et l aurait sommé de marcher. Jalousie ! Jalousie ! Cf. p.p.74-76
[4] C’est cette version qu’a retenue d’Ormesson. Cf. Idem.
[5] D’Ormesson accorde une place considérable à la Ballade brabantine dans son roman. Le texte de la Ballade y est reproduit in extenso. Cf. Idem, p.p. 526 et seq.
[6] Cf. Gilles Deleuze. Mille plateaux. Paris : Ed. de Minuit, 1980.
[7] Cf. Jean Elie Gilles et al. Jacmel : Sa contribution à l’histoire d’Haïti. Port-au-Prince : Ed. des Antilles, 1993, p.206