Soumis à AlterPresse le 17 mai 2004
par Gary Klang [1]
Nous habitions mon frère Serge, Bobby Labrousse et moi au 34 de la rue Gay-Lussac. Un immeuble typiquement parisien, avec une minuterie qui ne donnait pas le temps de monter et, à l’entrée, une vieille concierge curieuse, suivant toutes les allées et venues comme un flic qui s’ennuie. Au-dessous, Madame Paul Fort, la femme du poète, jeune fille de 85 ans.
Pourquoi cette digression sur le 34 ? Parce que les événements ont commencé juste devant notre immeuble. C’est là exactement qu’a été érigée la première barricade.
Dans la nuit du 10 au 11 mai 1968, le Quartier latin se trouva soudain en état d’effervescence. Les étudiants surgissaient de partout et se concentraient dans notre rue. Près du jardin du Luxembourg, les CRS attendaient en piaffant. Je me trouvais devant le 34 avec Madame Paul Fort, Bobby Labrousse, Serge, Ernst Wilson, O’Garro et Gérard Aubourg (dont la barbe de faux clochard s’étalera peu après en première page du journal Minute, forçant notre homme à se mettre au vert pendant deux mois).
Mais 68 commença sans préméditation. Quelqu’un proposa de dépaver la rue et d’élever des barricades, afin de se protéger des CRS appelés SS. Tout s’enchaîna ensuite très rapidement. En peu de temps, notre rue se trouva mise à nu, puis arriva Daniel Cohn-Bendit, acteur principal de ce film sans producteur.
Je fus témoin d’une scène inoubliable. Un journaliste essayait sans succès de photographier la première barricade.
Camarades, laissez-le. Il fait son boulot, leur dit Dany en souriant.
Cette seule phrase suffit à calmer les étudiants et l’homme de la presse put prendre ses photos. Trente-six ans après, je revois Dany le Rouge s’en allant nonchalamment, riant de tout et s’amusant comme un gamin.
Vers minuit, les CRS attaquèrent. Ce fut le signal de ce qui demeure un de mes souvenirs historiques les plus frappants avec la prestation de serment de Don Antonio Guzman à Saint-Domingue en 1978.
La police croyait faire peur. Elle aggrava les choses. En plus de dépaver, les étudiants se mirent à brûler toutes les voitures qu’ils rencontraient sur leur passage. Celles de notre rue furent transformées en bûchers. Un voisin en brûla quatre et un de nos amis perdit la main gauche dans cette nuit folle. Un CRS lui avait balancé une grenade « non offensive » !
Lorsque la police arriva à hauteur du 34, nous avions installé chez nous une infirmerie improvisée. Nous soignâmes cette nuit-là nombre de blessés. Je me souviens d’un homme qui eut le tympan crevé et de l’appartement plein comme une salle de bal. Tous mes amis s’y trouvaient ainsi que Jules Badeau (surnom donné à un locataire de l’immeuble) qui avait passé la soirée chez nous et dans le nez duquel Bobby introduisit une plume d’oie prise dans un vieux coussin, harassé qu’il était d’entendre déconner Jules. Sans oublier Tête de Poisson, autre surnom qui qualifiait une stalinienne pleine d’enthousiasme pour des lendemains chantant des airs de balalaïka.
Nous passâmes la nuit sur pied, respirant à pleins poumons les gaz que nous lançaient les CRS.
Je ne me rappelle plus à quelle heure nos amis rentrèrent chez eux. O’Garro resta avec nous pour ne pas être pris dans une rafle, et n’ayant pas assez de lits, nous dûmes le laisser sur une chaise où il dormit, assis, tant bien que mal.
Le lendemain, notre rue était un champ de bataille : voitures brûlées, chaussée dépavée, barricades aplaties après la nuit de bagarre.
A partir de ce jour, le quartier se referma sur lui-même.
Interdit d’interdire !
L’imagination au pouvoir !
Après l’expérience de la terreur macoute, j’allais vivre l’utopie réalisée. Et ici je prie le lecteur de croire que je pèse chaque mot et que rien n’est exagéré. Pendant plusieurs jours, dans ce quartier où il n’y avait plus ni loi, ni police, je sus ce que voulait vraiment dire le mot Fraternité. L’homme n’était plus un loup pour l’homme, mais un frère au sens le plus fort. On adressait la parole à n’importe qui et chacun partageait ce qu’il possédait. J’ai vu de vieux messieurs, qui avaient guerroyé en 14, tutoyer les jeunes et se faire tutoyer par eux spontanément, comme si la chose allait de soi. J’ai vu des cercles se former dans les rues avec des gens qui ne se connaissaient pas la veille. Pour qui a vécu parmi les Parisiens, gens parfois raides et compassés, on comprendra sans mal ce que cela signifiait. C’est à cette époque qu’O’Garro me dit que, pour une fois, il ne souffrait d’aucun racisme. En abolissant la loi et les contraintes, en chassant la police du Quartier latin, on avait comme par magie rendu l’homme vrai et libre. Au lieu d’une meute d’enragés, Mai 68 avait fait de nous des Frères. J’affirme que c’est la seule fois où j’ai connu un sentiment de bonheur absolu. Je vivais enfin dans une société humaine. Il n’y avait ni stress, ni agressivité. Aucune barrière entre les hommes. Tous ces murs invisibles et absurdes qu’ils mettent entre eux pour mieux souffrir. Mai 68 avait tout balayé.
Levés à n’importe quelle heure, nous nous rendions dans la rue, notre royaume.
Pour refaire le monde.
Nous nagions dans le farniente, sans nous demander ce qui se passerait lorsque le général de Gaulle réagirait, et l’utopie nous semblait naturelle. C’est ainsi qu’il fallait vivre et non stressés, pressés, aigris contre le monde entier.
En plus de discuter, nous allions à des réunions improvisées à la Sorbonne. Un jour, le Pape nous rendit visite, je veux dire Jean-Paul Sartre en personne. Il voulait dialoguer avec les jeunes. Une autre fois, Aragon lui aussi daigna se déplacer. Mais il n’eut pas la chance du photographe, car Cohn-Bendit l’interpella en lui disant que ce n’était pas la place d’une crapule stalinienne.
Le mot fit mouche comme beaucoup d’autres. De ce jour, les communistes devinrent des crapules staliniennes, et je date de 68 la dégringolade du parti de Georges Marchais, le début de la fin des nostalgiques du palais d’hiver.
Mai, ce fut le refus de toutes les dictatures, qu’elles fussent de gauche ou de droite. Désir absolu d’harmonie.
Sous les pavés la plage !
Si grande était notre joie qu’un de nos amis perdit toute peur des macoutes à partir des événements de 68. Il était arrivé à Paris, traumatisé par un séjour à la prison-mouroir de Fort-Dimanche. Il se retournait en marchant, de peur d’être suivi, et ses nuits étaient hantées par des cauchemars.
Il fut guéri par l’Utopie et jamais plus ne fit de rechute.
Mai 68 fut la psychothérapie la plus formidable qu’on pût imaginer. Les habitants du Quartier latin comprirent d’un seul coup qu’il y avait autre chose dans l’existence que l’aigreur et le ressassement. Autre chose que l’exclusion.
Le bonheur était possible !
La fête dura quelques jours, mais pas assez. La vie « normale » reprit le dessus, autrement dit le stress, les engueulades, l’écart entre les hommes. De Gaulle se ressaisit, décidé à se défaire de la chienlit. André Malraux défila sur les Champs-Elysées, et tout « rentra dans l’ordre ». La fête avait pris fin. La terre est une vallée de larmes. Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front.
Je compris alors que tout gouvernement, fût-il démocratique, n’était qu’un pis-aller. Le bonheur est dans l’absence de contraintes. Oh, je sais bien qu’on ne pouvait pas toujours vivre de la sorte. Il fallait que « business as usual », que les usines tournent et que les enfants aillent à l’école. Mais je sais aussi que cela n’est pas le bonheur.
J’ai appris également (corollaire de ce qui précède) que Rousseau a raison. L’homme naît bon, la société le déprave. Ou plutôt, l’homme naît neutre. Durant la période utopique de Mai, tous ceux que j’ai côtoyés étaient devenus bons. Spontanément.
Ici les mots me manquent pour dire ce que j’ai ressenti. Il est des expériences inexprimables.
Comme le disait si bien Rimbaud, vrai fils de Mai avant la lettre :
« Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher et la réalité rugueuse à étreindre. Paysan. »
En mai 2004, le Rêve est mort.
L’imagination au rancart !
Sous les pavés, la haine !
Voici venu le temps des petits hommes.
Gary Klang
[1] Romancier, poète, dramaturge et essayiste, Gary Klang est né à Port-au-Prince en 1940. Il a fait des études de lettres à la Sorbonne, puis a émigré à Montréal en 1973.