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Haiti : La nécessité d’un examen de conscience du secteur démocratique haïtien (partie 2)

Débat

Par Leslie Péan*

Soumis à AlterPresse le 30 janvier 2013

Les militants qui ont préparé et rendu possible 1986 semblent maintenant condamnés à assister en spectateurs impuissants à l’ultime descente aux enfers de la nation. Pourront-ils jamais inverser la tendance ? Le devoir d’inventaire a pour eux valeur de test. Sinon, ce sera le retour à la case départ. Le retour vers le futur. L’opposition démocratique, toutes tendances confondues, joue son va-tout dans sa capacité de procéder à cet inventaire. Sans concessions. Il s’agit de faire un tour d’horizon en appelant à l’autocritique sur la démesure et les erreurs commises. Et elle doit le faire en évitant toute attitude qui pourrait ressembler à une posture de victime. Monnaie courante chez ceux et celles qui maudissent le ciel pour toutes leurs infortunes et refusent de regarder la réalité en face.

En étudiant, comme la conjoncture l’exige, la réalité des projets de société et des tentatives de sauvetage qui ont échoué, les forces démocratiques auront peut-être des chances de mettre fin à leur quotidien de grisaille et à leurs incessantes pérégrinations. De sortir aussi de l’agitation stérile actuelle qui ressemble à une foire où l’on trouve de tout : des éléphants, des barbus, des corps sans tête, des têtes sans corps, des hypnotiseurs, des lilliputiens, des créatures de cirque et d’authentiques géants. Essentiellement, les forces démocratiques qui ont lutté contre la dictature duvaliériste se retrouvent dans une position de grabataires. Comme deux bandes de desesperados se glissant mutuellement des peaux de bananes sous les pieds. Sous les coups d’œil complices d’une troisième bande participant aussi à ce jeu de massacres dont la constante principale est que tout s’emmêle. Dans un environnement où la seule constante est l’à-peu-près.

Ce sont justement ces chevauchements, répétitions et bégaiements qu’il faut absolument arrêter. En assurant pour une fois le triomphe du savoir, de l’inventivité et de la capacité d’innover. Pour des lendemains meilleurs. Sinon Haïti restera marquée à tout jamais par le paradoxe qu’elle choisit toujours les moins doués de ses enfants pour la diriger. Il s’agit là de la condition fondamentale qu’un authentique front démocratique devra remplir pour renouveler sa force de frappe et redonner confiance aux masses populaires.

Les réflexes totalitaires

Nous en appelons à un sens des proportions pour une analyse sérieuse des raisons qui ont fait triompher l’absurdité et l’insignifiance conduisant à l’impasse actuelle. Tous les doigts sont pointés sur l’armée qui a manifesté son irrespect des valeurs démocratiques au point de refuser toute impartialité et toute autonomie dans le fonctionnement des institutions. Mais, en fait, on oublie que l’armée n’a été que l’exécuteur des basses œuvres du statu quo national et international. On oublie aussi qu’elle était constamment sollicitée par des leaders civils peu convaincus de leur popularité. Le jeu des influences de l’oligarchie locale associée aux forces internationales encourage l’accession au pouvoir des gouvernements complètement absurdes dans bien des pays en développement.

Il importe de s’arrêter un moment à la promotion de l’idiotie par la communauté internationale. Consciente du fait qu’elle a aliéné systématiquement les chercheurs de pouvoir dans ces pays, la communauté internationale se permet tout et le contraire de tout. Être invité par l’ambassadeur américain ou français dans leurs salons respectifs le 4 et le 14 juillet devient un signe de distinction pour les pauvres d’esprit que nous sommes devenus. Sa pi rèd ! Aliénation mystifiante avec pour conséquences des pollutions qui emmurent vivants nombre d’individus. Ceux qui se croient les plus malins se disent qu’entre la torpeur et la grisaille, il faut tenter de tirer son épingle du jeu. Face à l’ambigüité d’une classe politique qui se recherche, ils se disent que c’est mieux d’être les valets du Blanc que de se laisser domestiqués par de ridicules concitoyens. D’où leur démarche consciente de restavek de ces diplomates accrédités en Haïti. On comprend donc que ces diplomates aient la partie belle pour intervenir dans les affaires haïtiennes se faisant complices du pouvoir ou de l’opposition, avec toutes sortes d’énoncés incantatoires en commençant par Bourik chaje pa kampe.

L’influence de la communauté internationale dans le mal haïtien n’est donc pas négligeable. L’ex-major Patrick Henry Bastien l’a amplement documenté au cours de la période 1986-1994 dans son ouvrage Une carrière inachevée , publié aux Edition C3 en 2012 en Haïti. Une tendance lourde qui remonte à l’esclavage. Une influence stupéfiante qui a même étonné le général américain Waller en 1916 quand il a constaté, par-delà la résistance armée des Cacos et de l’Union Patriotique, comment les Haïtiens s’offraient volontairement pour être des espions pour les troupes d’occupation. « À Cuba pendant longtemps, dit le général américain Waller, je n’ai pas pu recruter un espion. Aux Philippines, la seule fois qu’un homme s’est offert, c’était un agent des rebelles, mais à peine avions-nous débarqué à Port-au-Prince que des citoyens s’engageaient dans notre service d’espionnage. Volontairement. Comment ne pas les mépriser ! [1] »

Faut-il croire que c’est sous l’effet du parfum de nuit enivrant d’Haïti que le général Waller livre sa pensée ? Se pourrait-il que cette affirmation du nationaliste caco Antoine Pierre-Paul (qui livra l’offensive armée de janvier 1916 contre les marines à la capitale), rapportée par Michel Soukar ne soit pas fondée ? Berthoumieux Danache donne la réponse avec ce mot du même Waller qui déclare plus tard « Depuis que je suis ici, je chasse les espions par la porte, il en vient d’autres par la fenêtre [2]. » Une obsession démentielle. Sa rèd nèt ! Un comportement consistant à fermer les yeux pour ne pas voir, boucher les oreilles pour ne rien entendre, et bâtir de ses propres mains sa propre prison matérielle et spirituelle. Cette maïeutique de la perdition s’est reproduite jusqu’aux actions gratuites aboutissant à l’occupation d’Haïti qui dure depuis 1994.

Une floraison d’actes barbares

La promotion de la bêtise s’organise à partir des moyens de communication moderne, de l’internet et des réseaux sociaux qui sont mobilisés par les milieux conservateurs pour décerveler les populations. Pour contrôler l’esprit public. On y écrit n’importe quoi et on véhicule vérités et mensonges à partir de la technique fasciste de l’agit-prop et de la répétition. Lors des derrières élections de 2011, n’a-t-on pas vu une compagnie téléphonique violer la loi en envoyant le jour du scrutin des SMS demandant de voter pour le candidat de son choix ? Et bon nombre d’électeurs lisant sur leur portable le message avec fascination se sont exécutés car cela venait de la machine avec laquelle ils ont un rapport qu’on peut qualifier de « magique » et d’affectif. Ce jeu est très subtil et pernicieux. Enfin, cette puissante arme au service du statu quo est utilisée par les services secrets pour déterminer ce que les citoyens lisent et écrivent. Les techniques fascistes de répétition du mensonge de Goebbels mises au goût du jour sont l’ultime refuge des forces conservatrices soucieuses de barrer la route aux partisans du changement. Mais malgré tout, ces forces échouent souvent comme on l’a vu en Tunisie, en Egypte et dans nombre d’autres pays où ces armes ont été retournées contre le statu quo.

Les dérives commencées en 1986 sont dues au refus du secteur conservateur de l’armée de cheminer vers la démocratie. Ce secteur pro-duvaliériste s’est non seulement opposé à tout nettoyage des écuries d’Augias, mais il a également voulu cadenasser la société en instituant « un duvaliérisme sans Duvalier ». En effet, l’influence stupéfiante du duvaliérisme dans l’armée saute aux yeux quand on pense aux massacres effectués lors des élections du 29 novembre 1987, à la tuerie perpétrée à l’église Saint Jean Bosco le 11 septembre 1988, à la répression exercée sur les militants Marino Etienne, Evans Paul, et Jean Auguste Mesyeux lors de la Toussaint en novembre 1989 et sur Serge Gilles en janvier 1990. Cette floraison d’actes barbares par l’ossature militaire a fait éclater en plein jour les répressions brutales vécues en silence par le peuple haïtien.

Les vrais dindons de la farce

En voulant combattre les injustices sociales n’importe comment, le pouvoir Lavalas a flétri ses propres lauriers et donné aux militaires des alibis qu’il leur fallait pour interrompre le processus démocratique en 1991. Le changement de pouvoir n’a réussi à transformer ni les rapports de production ni les rapports sociaux qui en découlent. Il a tout au plus semé la peur dans les rangs des classes possédantes. Et elles se sont organisées pour défendre leurs intérêts en actionnant l’armée. On connaît les tragiques résultats. De toute façon, comme Tolstoï l’écrivait dans son journal en 1898, « Même si ce que Marx a prédit arrivait, la seule chose qui arrivera, c’est que le despotisme continuera. Maintenant les capitalistes font la loi, mais alors, ce seront les chefs des travailleurs qui feront la loi [3]. »

Dans la conjoncture haïtienne, ce ne fut même pas le cas. L’affrontement entre Lavalas et le statu quo est allé dans le sens du suicide des deux antagonistes, mais surtout dans celui du hara-kiri spectaculaire fait sur Haïti en 1994. Lavalas et l’armée ont été les vrais dindons de la farce. La méconnaissance par les protagonistes de leur identité et de leurs objectifs a fait qu’ils ont tous deux raté leur cible. Ruptures, entrecroisements et combines ont abouti aux privatisations sauvages et aux politiques hétéroclites des années 1995-2000 sur fond de détérioration des rapports de pouvoir au sein du mouvement Lavalas. Le feu ne brûle plus. Et Haïti est justement allée là où les deux protagonistes n’avaient pas prévu d’arriver. Ils sont tous deux passés à côté de ce qu’ils voulaient être. Le dévergondage des mœurs a suivi celui de la pensée. À l’aveuglette.

Doutes et certitudes se sont télescopés depuis 1986. Le moindre état des lieux indique que les forces de la décrépitude combinées à l’instinct de la débauche ont pu venir à bout de la soif de changement, du désir de liberté et des aspirations à la démocratie. Certaines des forces du changement se sont laissées pervertir par les délices du pouvoir, l’adulation des foules et les mirages de la gloire. En ridiculisant les vertus du savoir, le populisme de pagaille a appauvri le mouvement démocratique et lui a causé un tort réel. La catastrophe était contenue en germe dans l’approche sectariste de classe que certains ont propulsé pour combattre le projet du front démocratique qui était nécessaire à la réorganisation du pays après la chute du duvaliérisme.

Chaque acteur est donc invité à analyser les événements de cette période à la lumière de sa vision personnelle, des actes qu’il a posés, des données non divulguées qu’il détient et apporter ainsi un éclairage nouveau. Du tableau global qui en ressortira, il sera possible de dresser un diagnostic de l’état de santé du patient et de rechercher la thérapie appropriée. Brisons le miroir fêlé qu’est devenu notre pays pour que brillent ensuite tous ses fragments. Si l’examen de conscience envisagé se fait avec « le ferme propos », permet de comprendre les dérapages d’hier et indique des voies à suivre pour les éviter à l’avenir, le peuple haïtien aura de nouveau le droit d’espérer. Il pourra sortir de cette nébuleuse factice qui piétine allègrement les conquêtes démocratiques en mélangeant les bobines du show-business et de la politique.

Seul cet examen de conscience pourra crédibiliser les forces démocratiques et rétablir les liens de confiance avec le peuple. Nous devons effectuer cet exercice sans artifices, en y mettant tous les moyens à notre disposition. En acceptant la contribution de tous ceux et celles qui acceptent de s’asseoir sur le divan. Avec moue, mine frondeuse ou encore assurance feinte et gravité nonchalante. Tous, sans exception. Le pays n’attend rien de moins de ses enfants. Un exercice d’introspection qui comporte bien des exigences sur le plan de la pensée et de l’éthique. Dans le meilleur des cas, les chances de reconstruction sont bonnes. Dans le pire, nous perdrons jusqu’à l’illusion d’avoir encore une nation.

Voir partie 1

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* Économiste, écrivain


[1Michel Soukar, La vérité des jours, Montréal, Mémoire d’Encrier, 2012, p. 219. La citation est tirée de l’ouvrage d’ Antoine Pierre-Paul, La première protestation armée contre l’occupation américaine, P-au-P, Imprimerie Panorama, 1967.

[2Berthoumieux Danache, Le Président Dartiguenave et les Américans, P-au-P, Imprimerie de l’État, 1950, Reproduction Fardin, 2003, p.55.

[3Leon Tolstoï, « Even if that which Marx predicted should happen, then the only thing that will happen, is that despotism will be passed on. Now the capitalists rule, but then the directors of the working people will rule. », The Journal of Leon Tolstoï, Vol I, 1895-1899, Alfred A. Knopf, 1917, New-York, p. 248.