Message du Conseil Exécutif de l’Université d’Etat d’Haïti à l’occasion de la Fête du Drapeau et de l’Université
Soumis à AlterPresse le 20 mai 2004
« Nou gen on drapo tankou tout pèp, se pou n renmen l, mouri pou li ».
C’est ce qu’avait compris la jeunesse estudiantine haïtienne, quand dans un bel élan de générosité, de courage, de témérité même, elle s’est lancée corps et âme dans la lutte contre l’arbitraire, la corruption, le crime institutionnalisé, en un mot, contre l’Inacceptable.
En cela, cette jeunesse s’est montrée digne continuatrice d’une tradition d’avant-garde qui remonte aux générations des années vingt (20), avec le mouvement des Etudiants de l’Ecole moyenne d’Agriculture de Damiens en 1929, qui s’est poursuivi à travers les luttes estudiantines de 1946, de 1956, de 1960 avec l’UNEH (l’Union Nationale des Etudiants Haïtiens), de 1986 - 1991 avec la FENEH (Fédération Nationale des Etudiants Haïtiens.
Pour une victoire acquise, la guerre est encore à gagner. Les étudiants qui ont accompagné le mouvement démocratique, contribuant de manière décisive au renversement de cette tyrannie anachronique des années 2000, ne doivent pas dormir sur leurs lauriers. Il leur faut identifier les déficiences organisationnelles de tous ordres, acquérir de nouveaux instruments d’analyse, combattre les pulsions négatives, individualistes et anarchiques qui guettent le mouvement estudiantin, éviter les chants de sirènes d’où qu’ils viennent et les chemins faciles.
Un mouvement estudiantin fort demeure une condition indispensable à une réforme universitaire réussie et une participation citoyenne soutenue, dans le cadre de la reconstruction de notre pays.
Les éducateurs pour leur part, ont une lourde et délicate tâche à abattre, celle de guider la jeunesse estudiantine non seulement dans l’acquisition du savoir académique, mais aussi celle de les aider à retrouver les repères qui tendent à se perdre dans la trame d’une crise de trop longue durée, à renouer avec les valeurs traditionnelles les plus positives de dignité, d’intégrité et de solidarité sociale pendant qu’elle apprend à en créer de nouvelles à la mesure des défis à relever.
Cette commémoration de notre bicolore ce 18 mai 2004, année symbolique par excellence, année du bi-centenaire de notre indépendance, place le peuple haïtien dans une situation paradoxale. Paradoxe d’une délivrance teintée d’amertume. Amertume d’une nouvelle présence sur le sol haïtien de troupes étrangères y compris françaises.
L’hymne national nous rappelle cependant :
« Se pa kado blan te fènou
Se san zansèt nou yo ki te koule »
Mais Oswald Durand, notre barde national, prophète en son temps, écrivait déjà au XIXe siècle :
« L’Indépendance est éphémère
sans le droit à l’égalité. »
Si aujourd’hui en l’an de grâce 2004, des troupes étrangères sont déployées sur tout notre territoire, nous devons interroger notre manière de vivre ensemble ; nous devons questionner la responsabilité des élites économiques, politiques et intellectuelles qui ont échoué à construire un pays pour tous ses fils et ses filles. Les élites haïtiennes doivent avoir le courage - une fraction commence à s’en rendre compte et reconnaît la nécessité d’un nouveau contrat social - d’admettre l’échec du modèle d’apartheid social structuré à partir de l’exclusion des grandes masses paysannes et des vastes couches bidonvilloises urbaines. Une exclusion qui s’est perpétuée dans la dichotomie droit urbain / droit coutumier, moun lavil / moun andeyô, français / créole, chrétien / vodouisant, avec pour corollaire des inégalités de plus en plus criantes dans la répartition des richesses matérielles et intellectuelles débouchant aujourd’hui sur une insupportable pauvreté de masse, source de toutes les frustrations et de toutes les violences, de l’effondrement de l’économie nationale et de l’Etat.
Cette fracture historique est devenue une plaie béante qui doit être fermée. C’est une exigence de la jeunesse haïtienne, c’est une exigence du peuple haïtien. Et il appartient à l’Université de jouer pleinement son rôle dans la recherche de solution à cette crise globale d’incalculable profondeur. Comme disait le poète : « C’est que le temps est venu de reprendre tout l’ouvrage ». Il est temps pour l’Université d’entamer sa réforme pour permettre à toute l’école haïtienne de se réformer. Il ne suffit pas simplement à l’Université de former de « grands nègres » comme disait l’autre, capables de donner la réplique aux « grands blancs ». Il faut une autre école donc une autre Université pour Haïti. Une Université qui prône l’excellence à tous les niveaux. Une Université promotrice d’une pensée haïtienne, c’est-à -dire capable de réfléchir sur la problématique économique, politique, sociale, culturelle et institutionnelle nationale afin de trouver les réponses adéquates susceptibles de résoudre nos problèmes. L’école haïtienne, l’Université en Haïti ne doit plus continuer à produire des professionnels et des cadres en transit, étrangers dans leur propre pays, le regard perpétuellement tourné vers l’extérieur. Haïti a besoin de techniciens, de professionnels et de cadres de haut niveau : médecins, ingénieurs, agronomes, professeurs, gestionnaires Â… soucieux de faire prospérer leur patrie, soucieux de comprendre et d’améliorer leur environnement, capables de s’épanouir chez eux, au milieu de leur propre peuple. L’Université haïtienne a besoin d’inventer un nouvel art de vivre en toute simplicité, qui crée le nouveau sans renier le passé, dans ses valeurs positives s’entend. C’est une tâche ardue et de longue haleine. Aussi faut-il commencer maintenant.
Pou nou kenbe drapo nou wo
Se pou n travay, met tèt ansanm
Pou lòt peyi ka respekte l.
Mais il nous faut revenir une fois encore à cette présence étrangère sur notre sol en cette année du Bicentenaire et en ce jour de la Fête du Drapeau.
C’est pour nous l’occasion de nous adresser directement à la communauté internationale pour lui exprimer nos attentes, nos espérances et même nos exigences en cette période difficile de notre histoire.
Les maîtres-mots qui les résument sont : solidarité, générosité, coopération.
Et, disons-le clairement, nous ne voulons pas d’occupation, ni de mise sous tutelle, ni de protectorat. Nous avons nos difficultés, nos mauvais moments à penser, comme d’autres avant nous ont eu les leurs. Nous vous demandons de bien vouloir nous accompagner dans nos épreuves. Concrètement, aidez-nous à rétablir la paix civile, à relancer l’économie, à rétablir l’environnementÂ… Mais faites-le dans le respect, dans la solidarité, dans la générosité.
Il est vrai qu’à plus d’un cette demande paraîtra incongrue. Ne sommes-nous pas en matière de relations internationales ? N’est-il pas illusoire et même puéril d’évoquer ces notions qui réfèrent plutôt à la morale alors que nous savons que les Etats n’ont que des intérêts et que les relations entre eux sont régies par la notion de rapport de force ?
Pourtant, en exprimant aujourd’hui ces attentes et ces exigences, nous le faisons sans aucune honte, sans aucune gêne. Car en d’autres temps plus difficiles, notre peuple a déjà montré le chemin et a eu à nouer des relations internationales sur la base de ces critères.
Certes, pour justifier notre posture, nous aurions pu nous référer avec force détails au rôle de la communauté internationale dans nos malheurs récents et lointains. Et à ce sujet nous aurions pu citer les aveux de représentants attitrés de cette communauté internationale, dont les deux plus récents anciens ambassadeurs américains en Haïti MM. Timothy Michael Carney et Brian Dean Curran sur la participation de leurs pays et des « amis d’Haïti » au drame haïtien. Plus récemment encore, le Sous-Secrétaire d’Etat américain pour les Affaires Hémisphériques, l’Ambassadeur Roger Noriega lui-même, dénonçait certain « cynisme » dans les politiques appliquées envers Haïti. Certains observateurs croient même que cette présence étrangère visible en cette année du Bicentenaire a été planifiée de longue date comme pour en diminuer la portée et dans la plus pure tradition des mises en quarantaine qui ont été historiquement le lot de ce pays. Mais ce n’est pas le sens de notre propos du jour.
Nos attentes et nos exigences s’abreuvent aux sources les plus pures de l’action de nos aïeux, s’inspirent directement des leçons et de l’héritage légués par les Pères de la Patrie, à nous leurs fils légitimes et à toute l’humanité. Leçons en matière de relations internationales, leçons de solidarité, de générosité, de coopération.
Le fait est que, en des temps autrement difficiles, nous avons volé au secours de la Liberté et de l’Indépendance de toute l’Amérique et de toutes les Amériques, pour ne citer que cette partie de la planète.
La solidarité de l’Etat haïtien après 1804 s’est manifestée avec vigueur pour soutenir toutes les luttes de libération sur le continent américain.
En dépit des ravages économiques et des pertes énormes causés par la guerre révolutionnaire, déjà en 1805 Dessalines n’hésite pas à offrir une aide conséquente à Miranda. L’histoire nous apprend que le Vénézuélien repartit avec 500 volontaires, 15 vaisseaux, des matériels de guerre, des munitions et une imprimerie.
Le Président Alexandre Pétion prêta main forte à l’entreprise de libération du Mexique en répondant favorablement aux demandes de Javier Mina en 1808, de Don Pedro Girard et Aury en 1815.
Plus connu au plan international est le colossal appui accordé à Bolivar à deux reprises par Pétion : Conseils, bateaux, vivres, armes, hommes, argent et munitions. Le Président Pétion lui fournit lors de la deuxième expédition 15000 fusils, 15000 livres de plomb, 15000 livres de poudre. Il alla jusqu’à « défiscaliser certains comptes » pour mettre deux (2) millions de francs au service de la lutte de libération menée par Bolivar. Contribuant ainsi et de façon décisive à l’Indépendance de la Colombie, du Vénézuéla, du Pérou, de la Bolivie et de l’Equateur.
L’unique exigence de Pétion à Bolivar, exigence noble s’il en fut, se référait à la promesse de l’abolition de l’esclavage partout où ses troupes seraient victorieuses.
Après la mort de Pétion, Bolivar sollicita et reçut l’appui du Roi Henry Christophe et du Président Boyer. Ce dernier lui envoya en septembre 1820, 1000 fusils munis de leurs baïonnettes et 16000 livres de plomb.
Il importe de souligner que l’aide d’Haïti a la libération de l’Amérique espagnole dura quinze ans, de 1805 à 1820, et que Haïti a été le seul pays étranger à s’y être engagé. Oui, le seul !
Doit-on rappeler qu’Haïti fut de toutes les lutes anti-esclavagistes livrées en Amérique. La participation révolutionnaire haïtienne aux révoltes d’esclaves est patente à Porto-Rico, en Argentine, au Honduras, à Panama, à la Jamaïque, à Trinidad, à Saint-Vincent, à Cuba pour ne citer que ceux-là .
Mais c’est aussi l’impact de cette révolution anti-esclavagiste victorieuse comme source d’espoir pour les damnés de la terre où qu’ils fussent.
En 1817 les esclaves révoltés de Recife au Brésil rendaient hommage à 1804 en chantant :
« J’imite Christophe
Cet immortel haïtien
Eia ! Imitez son peuple
O mon peuple souverain. »
Autrement importante est la contribution de la Révolution de 1804 dans la redéfinition de la géographie de certains Etats et au changement de statut de maintes régions. En effet, la défaite cuisante de l’imposante armée expéditionnaire française, dérangea le grandiose projet colonial de Napoléon Bonaparte qui rêvait de posséder une bonne partie du Nouveau-Monde. Dépité, Napoléon liquida ses possessions en Amérique du Nord et vendit a vil prix aux anciennes colonies anglaises, les Etats-Unis d’Amérique plus de deux millions de km2. Ce qui leur leur permit de doubler automatiquement leur extension territoriale.
Le triomphe de la Révolution anti-esclavagiste et anti-colonialiste de 1804 permit ainsi aux Etats-Unis d’Amérique du Nord de devenir une grande puissance en ajoutant de nombreuses étoiles à sa bannière.
Mais bien avant 1804, 1500 affranchis noirs et mulâtres de Saint-Domingue étaient partis au secours des 13 colonies insurgées en difficulté lors. Parmi les volontaires : André Rigaud, Chavannes, Férou, Cangé, Henry Christophe futur roi d’Haïti âgé de 17 ans à peine.
Ils combattirent vaillamment pour l’Indépendance américaine et se distinguèrent dans la bataille de Savannah.
Par ailleurs, rappelons pour la mémoire et pour l’histoire qu’avant même de devenir un Etat à part entière, avant d’avoir créé son propre drapeau, la Perle des Antilles a nourri de ses entrailles et porté à bout de bras la bourgeoisie française grâce à ses 500,000 esclaves qui faisaient prospérer de leur sueur et de leur sang 793 sucreries, 3151 indigoteries, 3117 caféteries, 789 cotonneries. La Reine des Antilles a donc contribué en amont à l’émergence des Lumières.
Comble d’ironie, après avoir tant donné à la France, elle dut payer à prix fort la reconnaissance de son indépendance.
Bien plus, les Etats Modernes d’Europe et d’Amérique peuvent-ils gommer d’un revers de main l’extraordinaire apport de la Révolution anti-esclavagiste haïtienne de 1804 ?
La geste héroïque des masses dominguoises met « le point final à la recevabilité, à la banalité, à la quotidienneté » d’une pratique de chosification de millions d’êtres humains. La Révolution haïtienne, pour répéter l’anthropologue Rolph Trouillot, est l’impensable de son temps. Elle bouscule les horizons intellectuels de l’Occident, proclame l’égalité des hommes dans la diversité raciale et culturelle. Un affront à l’Occident esclavagiste, colonialiste et raciste.
Comment une bande d’esclaves ont-ils osé changer le cours de l’histoire de l’humanité sans la permission des Lumières ? Mais plus prosaïquement, comment ont-ils osé menacer l’ordre économique et commercial d’alors, si juteux pour les grands ?
Cela dit, tous les pays participant à la Force Multinationale des Nations-Unies ont une dette de reconnaissance à l’endroit de la République d’Haïti. Tous les pays qu’ils s’appellent la France, les Etats-Unis, le Brésil, tous les pays de la Caraïbe devraient consulter leur histoire et avoir présente à l’esprit la contribution de la Première République Noire du Monde à leur libération ou à leur prospérité. Chaque fois que leurs soldats touchent le sol national, chaque fois qu’on leur fait un appel à solidarité, ils devraient se rappeler que la solidarité haïtienne a été antérieure. Elle a été empreinte de générosité, de noblesse, de grandeur d’âme.
A aucun de ses pays que nous avons contribué à libérer ou à renforcer, nous n’avons réclamé aucun pouce de territoire, nous n’avions imposé aucune condition léonine ou humiliante. Nous nous étions contenté d’identifier avec eux les besoins du moment et nous avons mis à contribution notre sang, notre sueur, nos énergies, nos maigres ressources militaires, financières et humaines. Ce même respect, cette même solidarité, cette même générosité, nous les réclamons aujourd’hui à toute la communauté Internationale.
Identifiez avec nous nos besoins réels et ne vous faites pas prier pour participer résolument de votre sang, de votre sueur, de votre argent :
A la mise en place de conditions réelles de sécurité ;
A la scolarisation universelle ;
A la mise en place d’infrastructure durable et massive ;
A l’électrification générale du pays ;
A la généralisation des soins de santé ;
Au combat réel contre l’appauvrissement et pour le développement véritable.
Entre autres domaines
Participez-y sans arrogance, sans orgueil ; soyez heureux et honorés de pouvoir exprimer quelque chose de plus noble que les basses raisons d’état. Rendez hommage à cette vaillance qui a fait de vous ce que vous êtes. Montrez comme le dit le proverbe haïtien que « nou pa bliye premye lapli ki fè mayi nou leve . »
N’hésitez pas à suivre l’exemple de vos bienfaiteurs de 1804. Dans le fond et dans la forme.
Envers ce petit pays, votre dette est impayable. Mais vous pouvez quand même montrer que vous avez retenu l’exemple.
Et, pour montrer que vous avez compris, faites un geste symbolique. Répondez favorablement à la demande du gouvernement de libérer l’espace de l’Université de Tabarre au profit d’un lieu plus approprié.
Si cette coopération se passe bien, si nous arrivons à nous entendre, si tous les malentendus sont levés, nous vous promettons de ne pas suivre l’exemple de ceux qui, après avoir bénéficié de la sollicitude du jeune Etat, le trouvaient trop peu apte à être invité au 1er Congrès du Panaméricanisme ou à d’autres qui pensaient devoir mettre un cordon sanitaire autour de cette terre de liberté.
Nous saurons apprécier à leur juste valeur les véritables manifestations de générosité, de solidarité, de coopération et de respect.
Dans cet esprit, le Conseil Exécutif de l’Université d’Etat d’Haïti dit à toute la communauté universitaire nationale :
Bonne Fête !
Ce drapeau dont nous sommes les gardiens,
Recousons-le
Avec le fil de l’unité
Et au crochet de la liberté, de la fraternité et de l’égalité.
18 mai 2004
Fritz Deshommes, Vice-Recteur à la Recherche
Wilson Laleau, Vice-Recteur aux Affaires Academiques