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Lettre à la société haïtienne

Lettre de Sibawo

Document soumis à AlterPresse

Objet : Halte à l’indifférence

Haïtiennes et Haïtiens,

Citoyennes et Citoyens,

Membres de la communauté culturelle et politique haïtienne,

Il est un moment dans la vie d’une communauté culturelle et politique qui exige de lever la voix pour pointer du doigt une situation de désagrégation, de chute vers l’abîme. Il est nécessaire à ce moment précis que des membres appellent et rappellent à toutes celles et à tous ceux qui partagent en commun cette communauté la nécessité de changer de cap.
Qu’on le veuille ou non, nous partageons un ensemble de savoirs et savoir-faire, de manières d’être, d’agir, de sentir et de penser qui nous distinguent culturellement plus ou moins du reste de l’humanité. Nous partageons une communauté d’expériences qui nous positionnent par rapport au reste de l’humanité. Nous avons décidé par l’Acte de l’Indépendance d’Haïti de vivre ensemble, de partager une communauté de destin et d’exister en tant que communauté politique distincte en nous gouvernant nous-mêmes. Tout cela fait de nous haïtiennes et haïtiens une communauté culturelle et politique à part entière existant pour nous-mêmes et pour le monde entier, sur notre territoire attitré et dans nos contacts avec les autres communautés culturelles et politiques.

Et c’est en ce sens nous autres, qui assumons cet appel et ce rappel, inscrivons notre démarche. Concerné-e-s par la communauté à laquelle nous appartenons, nous jugeons nécessaire et urgent de dire : halte à l’indifférence à la chose publique.

Le séisme du 12 janvier 2010 devrait être vécu comme un tournant dans la vie de la population haïtienne et des institutions qui la desservent tout en la constituant comme communauté culturelle et politique. Le séisme du 12 janvier 2010 est un phénomène naturel qui s’est transformé en catastrophe naturelle, questionnant la capacité de nos institutions à garantir la vie et l’épanouissement affectif, matériel et idéel de toutes les haïtiennes et de tous les haïtiens. Pouvons-nous nous permettre de continuer à vivre comme nous vivions avant le séisme ? Nos institutions ont-elles été à la hauteur de ce pourquoi nous les avons constituées ? Ne devrions-nous pas mettre en veille ou en suspens nos institutions en vue de penser la situation à laquelle nous faisons face, en tant que population ? Telles devraient être des questions auxquelles donner des réponses immédiates mais surtout claires, précises, responsables.

Seulement 23 ans après la dernière mise en forme et en corps de nos institutions par le moyen ultime de la constitution de 1987, la transformation du séisme du 12 janvier 2010 en catastrophe naturelle a remis en cause ce pour quoi elles ont été constituées. Car à suivre le préambule de notre loi mère :

« Le Peuple Haïtien proclame la présente Constitution : Pour garantir ses droits inaliénables et imprescriptibles à la vie, a la liberté et la poursuite du bonheur ; conformément à son Acte d’indépendance de 1804 et à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948. Pour constituer une nation haïtienne socialement juste, économiquement libre et politiquement indépendante. Pour rétablir un État stable et fort, capable de protéger les valeurs, les traditions, la souveraineté, l’indépendance et la vision nationale. Pour implanter la démocratie qui implique le pluralisme idéologique et l’alternance politique et affirmer les droits inviolables du Peuple Haïtien. Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens. Pour assurer la séparation, et la répartition harmonieuse des Pouvoirs de l’Etat au service des intérêts fondamentaux et prioritaires de la Nation. Pour instaurer un régime gouvernemental basé sur les libertés fondamentales et le respect des droits humains, la paix sociale, l’équité économique, la concertation et la participation de toute la population aux grandes décisions engageant la vie nationale, par une décentralisation effective ».

Nous nous sommes trouvés avec le séisme du 12 janvier 2010 devant la nécessité de prendre une décision pour nous-mêmes haïtiennes et haïtiens, envers nous-mêmes et envers le monde entier. Car il est des événements qui arrivent dans la vie d’une population, d’une communauté culturelle et politique, qui demande de prendre une décision. Et sans cette décision, la population, la communauté culturelle et politique est condamnée à s’autodétruire. Cette communauté culturelle et politique engendre sa propre destruction.

La décision à prendre devait passer entre autres choses par notre rapport avec nous-mêmes, la forme de gouvernement qui devait suivre la fin du mandat de René Garcia Préval, et notre rapport avec les autres communautés politiques. Outre que nous avons opté, seulement dans le cadre de notre rapport avec les autres Etats, pour une solution extraconstitutionnelle qui laisse à questionner sur une mise en veille de nos institutions par la création du CIRH ; l’organisation des élections présidentielles et législatives de 2011 en vue d’un certain respect de l’alternance politique indiquent surtout que nous considérons encore nos institutions comme viables et capables d’assurer ce pour quoi elles ont été constituées : la vie et l’épanouissement affectif, matériel et idéel de toutes les haïtiennes et de tous les haïtiens. Qu’est ce que cela peut vouloir dire quant à notre rapport avec nous-mêmes ? Si nous considérons nos institutions en mesure de remplir la tâche qui leur incombe, notre rapport avec nous-mêmes ne doit-il pas s’exprimer dans notre rapport avec nos institutions ?

Et c’est surtout là que le bas blesse !

Depuis près de trois années après le séisme, notre communauté culturelle et politique est en train de vivre une série d’événements majeurs méritant l’urgence de notre attention. Des événements qui attaquent tant notre environnement physique qu’ils interrogent notre site au sein de l’humanité, un ensemble d’évènements qui font trembler tant la terre sous nos pieds que notre humanité. Depuis trois années, nous accumulons l’inquiétude par l’érosion de notre communauté culturelle et politique. Et nous sommes là à fonctionner comme si nous avons un pays de rechange, un territoire de rechange, une communauté culturelle et politique en attente, un autre site que celui de notre humanité à partir duquel nous pouvons dans un même temps nous penser et penser l’Autre. Nous somme là à fonctionner comme si nous passions par là, et qu’il ne s’agit que d’un bref instant à y passer, le temps d’aller vivre chez nous. Tant d’évènements que nous vivons sans penser que nous sommes en train de nous donner en spectacle à nous-mêmes et au monde entier. Nous les vivons avec la légèreté médiatique qui les fait passer d’une page de journal à une autre sans que nous ayons le temps d’en dégager les enjeux, sans les constituer en problème dans toute leur gravité et leur sérieux.
Pendant que nous sommes tenus par les tripes dans notre misère, ou que nous sommes drogués par nos exubérances, il y a une Haïti qui se fait et qui nous fait. Il y a une Haïti qui se corse et dont les couches sédimentaires seront très difficiles à travailler. Disons le sans nuances, nous sommes en train de vivre ensemble une Haïti qui se dégrade physiquement et humainement, sans égard pour le vivre-ensemble.

Ne possédons-nous pas ce pays en commun ? Ne possédons-nous pas ce coin de terre en commun ? Si donc nous possédons cette communauté culturelle et politique qu’est Haïti, pourquoi ne pas se soucier d’elle ? Ne sommes-nous pas jaloux de nos 4x4, des maisons, des terrains clôturés et de tous biens possédés ? Et quand nous ne possédons que nous-mêmes, ne sommes-nous pas soucieux de notre vie et de notre santé dans la mesure du possible ? Et pourquoi nous ne pouvons pas être davantage intéressés à la chose publique, aux pratiques de nos dirigeant-e-s et représentant-e-s au sein des institutions de ce pays que nous partageons en commun ? Cette communauté culturelle et politique n’est-elle pas la condition de possibilité des 4x4, des maisons, des terrains, des biens de toute sorte, mais avant tout de nos vies et de notre santé ?

Il ne s’agit pas de faire simplement et banalement opposition à un pouvoir en place. Il s’agit surtout et avant tout d’exiger de nos élu-e-s, de nos représentant-e-s, de nos dirigeant-e-s d’être à la hauteur de nos institutions. Il s’agit d’exiger de nos représentant-e-s et dirigeant-e-s de faire montre d’une certaine décence. Il s’agit de leur demander de garder un peu de hauteur.

Pas simplement parce qu’ils sont élu-e-s, représentant-e-s et dirigeant-e-s ; mais bien entendu parce que nous sommes aussi dans cette communauté culturelle et politique que nous partageons toutes et tous au même titre, et parce qu’il-elle-s sont représentant-e-s et dirigeant-e-s en raison d’un certain accord de notre part en tant qu’il-elle-s sont même théoriquement l’émanation de notre volonté générale. Et quand par leurs actions et leurs pratiques, il-elle-s instituent des valeurs contraires à celles portées par nos institutions, il-elle-s participent à fabriquer une image de nous-mêmes à nos yeux et aux yeux du monde entier. Et leurs actions et pratiques disent beaucoup des rapports que d’autres communautés culturelles et politiques établissent avec nous, sur notre territoire et quand nous sommes chez elles. Leurs pratiques et actions nous terrassent et participent à notre délocalisation continue de notre Haïti natale. Leurs pratiques et actions nous suivent à tous les niveaux chez les autres communautés culturelles et politiques, dans les usines, dans les bureaux, dans les sales boulots, à l’école et à l’université, dans les supermarchés et les rencontres au hasard. Nous sommes toujours appréhendé-e-s au prisme des stéréotypes dont nos pratiques donnent la matière. Il s’agit donc de rappeler à nos représentant-e-s et dirigeant-e-s que leurs pratiques agissent sur nous ici en Haïti et ailleurs.

Deux cents neuf ans depuis que nous avons affirmé à la face de nous-mêmes et du monde entier notre volonté de constituer une communauté politique à part entière.
Deux cents neuf ans depuis que nous avons confirmé pour nous-mêmes, haïtiennes et haïtiens, et pour le monde entier que nous formons une communauté culturelle.
Deux cents neuf ans depuis que nous nous efforçons de mettre sur pied des institutions capables de garantir cette communauté culturelle et politique que nous formons.
Nous voici, face à la responsabilité de membres de la communauté culturelle et politique haïtienne de nous inquiéter de notre situation, où nous sommes pris entre deux options : celle de continuer d’exister en vivant autrement, ou celle de continuer à nous autodétruire.
Nous voici, face à la responsabilité de membres de cette communauté culturelle et politique, de rappeler que la vie d’une communauté politique et culturelle dépend avant toute chose de l’investissement affectif, matériel et idéel de ses différents membres. Ce qui doit s’exprimer dans leur rapport aux différentes Institutions constituées.

Nous voici donc, face à la responsabilité de rappeler que la gangrène d’une communauté culturelle et politique commence par l’indifférence de ces membres à la chose publique et mène à son autodestruction.

Nous sommes une petite communauté comparée à l’étendue du territoire occupée par d’autres communautés, leur puissance militaire, politique et économique.

Mais nous sommes une grande communauté par nos rendez-vous manqués avec le bien-être et l’émancipation !

Nous sommes une grande communauté par les luttes pour l’émancipation que nous avons inspirées et que nous continuons d’inspirer malgré nous !

Nous sommes une grande communauté par la charge subversive des frustrations des opprimés-exploités-dominés !

Nous sommes grands malgré nous par l’ensemble des contradictions qui nous traversent et nous constituent continûment !

Que vivent les promesses de bien-être et d’épanouissement de toutes et de tous faites par la République !

Obligeons la République à respecter ses promesses. Ainsi nous serons en mesure d’évaluer les limites de la République.

Anathème à la déchéance !

Anathème à l’assistanat !

Anathème à l’indifférence !

Que vive Haïti, le pays d’Indépendance !

Le 1er Janvier 2013.

L’an 209ème de l’indépendance d’Haïti.

Pour Sibawo :
Jean-Léon Ambroise
Politologue