Par Leslie Péan
Soumis à AlterPresse le 29 novembre 2012
Le samedi 10 novembre 2012, l’auteur de De mémoire de Jérémien : Ma vie, ma ville, mon village signait, à Miami, un ouvrage qui marque un changement de cap spectaculaire par rapport à ses contributions habituelles à la préservation de la mémoire collective.
Cette nouvelle orientation ne devrait toutefois guère surprendre ceux qui ont suivi son parcours de traducteur, de rédacteur et d’animateur d’ateliers de formation sur l’écriture, la traduction et la correction d’épreuves.
Quoi qu’il en soit, le livre qu’il vient de publier par les soins de la maison d’édition Kiskeya Publishing, de Serge Fanini Lemoine, devrait faire date dans les tentatives de relèvement de la qualité du livre haïtien.
C’est donc, avec plaisir, que j’ai accédé à la demande d’Eddy de préfacer ce premier volet de l’œuvre en quatre temps, qu’il commence, ce mois-ci, à publier sur les grands défis, auxquels est confrontée l’industrie contemporaine du livre, à savoir : la révolution du numérique, qui menace jusqu’à la survie du livre traditionnel ; l’obligation d’une plus grande lisibilité, qui découle de la vogue croissante des liseuses électroniques et des tablettes de lecture ; le maintien, sinon le dépassement, des hauts niveaux de qualité atteints par le livre à la fin du 20e siècle.
Comme le titre l’indique, Typographie et correction d’épreuves pour tous vise à démythifier et à vulgariser certaines techniques, fort simples, qu’on n’enseigne malheureusement nulle part, mais sans la connaissance desquelles on ne peut pas produire des ouvrages de qualité.
Eddy s’est lancé dans cette tâche avec enthousiasme, conviction et surtout un sens remarquable de la méthode. L’industrie haïtienne du livre lui saura gré d’avoir pris ce pari que, selon toute probabilité, il devrait gagner.
En recommandant ce livre aux lectrices et lecteurs qui n’en ont pas encore entendu parler, je me contente de reproduire certains des passages de ma préface qui me semblent particulièrement pertinents.
Ma rencontre avec Eddy Cavé remonte à l’époque où je préparais le collectif intitulé « Entre savoir et démocratie : Les luttes de l’Union Nationale des Étudiants haïtiens sous le gouvernement de Duvalier », afin de commémorer le 50e anniversaire de la grève déclenchée le 22 novembre 1960.
Connaissant sa participation à cette confrontation spectaculaire des étudiants avec la dictature naissante de François Duvalier, je lui proposai alors d’écrire un témoignage sur cet événement, peu connu des générations montantes. Une grève, qui a été, en fait, la seule levée de boucliers à forcer Duvalier à capituler sur un point, du moins dans un premier temps. Eddy accepta, volontiers, de partager avec nous ses « souvenirs de militant jérémien » de l’époque : c’était important de consigner, par l’écriture, la mémoire de cette grande bataille à armes inégales.
Je reçus la première ébauche de son texte en janvier 2010 et depuis nous n’avons jamais cessé d’échanger autour de l’écriture de cet événement majeur et des autres grandes crises qui jalonnent notre histoire de peuple.
Je vais, ainsi, découvrir, chez Eddy, un collectionneur de choses jérémiennes et haïtiennes. De choses banales et importantes, de photographies de toutes sortes et de documents illustrant notre quotidien, les courants d’idées de diverses époques, des promesses qui ont mal tourné ou abouti, des choses inconnues ou méconnues. Un passionné de l’aventure écrite, avec de vrais déclics visant à prévenir l’amnésie collective, à éveiller ou à réveiller les consciences...
Le hasard a voulu que nous soyons assis, côte à côte, à Livres en folie, cuvée 2011.
Entre la signature de dizaines d’ouvrages, nous avons pu aménager quelques bonnes heures de discussion sur les arcanes de l’édition et la nécessité d’offrir, à nos jeunes auteurs, un certain nombre d’outils
susceptibles de les guider dans l’art de l’écriture.
Durant l’atelier de deux jours, qu’Eddy a donné à Port-au-Prince sur la correction d’épreuves après cette extraordinaire journée du livre, il promit aux participants de ramener, à son prochain voyage, au pays, une
version de son Guide de rédaction de 2003, rajeunie et adaptée aux besoins des auteurs de la génération du numérique.
À l’évidence, la tâche n’a pas été facile, mais il a commencé à honorer la promesse. Dans un langage calibré qui colle à toutes les attentes. Y compris celle de l’économie de l’écriture numérique avec son codage binaire 0,1.
Dans ce domaine, comme dans d’autres, la régulation est incontournable, comme achève de le prouver, aux États-Unis d’Amérique, la crise de la titrisation des dettes immobilières.
Le processus de production de l’écriture a des règles à suivre pour arriver à exécuter la tâche d’écrire qu’on s’est assignée.
Une croisade pour le livre haïtien
Depuis plus de quinze ans, Eddy Cavé souligne inlassablement, dans le privé comme dans ses conférences, ses ateliers et ses écrits, l’impérieuse nécessité de relever la qualité des publications haïtiennes.
Aujourd’hui, il joint le geste à la parole en lançant Typographie et correction d’épreuves pour tous, le premier moment d’une œuvre en quatre temps qu’il promet de terminer dans les six prochains mois.
Les trois autres ouvrages seront respectivement : une initiation au langage clair et simple ; une contribution à la maîtrise du pouvoir des mots, assortie d’une pratique raisonnée de la grammaire ; une analyse des promesses et des enjeux qui accompagnent les bouleversements engendrés par le numérique dans l’édition.
Nous prévoyons d’ores et déjà que, le travail terminé, on commencera à désigner l’ensemble de l’œuvre par un titre que, par modestie, Eddy ne penserait jamais à lui donner, « Le Cavé de l’édition ».
Dans le parler des artisans qui ont construit les grandes cathédrales européennes du Moyen Âge, on dirait que le Cavé, qui nous dévoile aujourd’hui les recettes de la typographie, a visiblement été apprenti, compagnon, puis maître.
Ayant blanchi sous le harnais, riche d’une pratique de 40 ans bien comptés et préoccupé par le laisser-aller qui s’installe insidieusement dans la pratique de cet art, il s’assoit pour en parler aux jeunes et aux non-initiés. Pour leur exposer les normes, les règles, les usages et les interdictions de ce métier menacé de disparition.
À l’instar des anciens artisans de l’imprimerie et de la linotypie, le Cavé, qui ouvre aujourd’hui sa boîte à outils au grand public, a appris son métier sur le tas ; Et c’est avec passion qu’il y initie les jeunes auteurs et leurs auxiliaires.
Maintenant que la Linotype a disparu, que les plombs ont été éliminés des imprimeries et que les anciennes matrices ont fait place à l’ordinateur, ce sont les auteurs eux-mêmes qui s’acquittent d’une bonne partie des anciennes fonctions des typographes.
C’est dans le but de les aider à entreprendre le fastidieux apprentissage, que cela exige, qu’Eddy Cavé a décidé de commencer à concrétiser son projet d’écriture avec la publication de ce premier livre.
La nécessité d’un code haïtien du livre
En commençant son projet d’écriture par le titre Typographie et correction d’épreuves pour tous, Eddy Cavé traite de questions relevant des deux extrémités de la chaîne du livre, de deux maillons qui se touchent presque : la typographie, dont l’auteur, qui saisit directement ses textes par ordinateur, doit maîtriser au moins les rudiments et les règles de base ; la correction d’épreuves, étape ultime d’une opération, dont ce dernier n’a pas nécessairement suivi le déroulement, mais dont on lui demande d’approuver le résultat en signant le bon à tirer.
Comment un éditeur ou un imprimeur peut-il, en toute logique, demander à un auteur - qui ignore jusqu’aux rudiments de la typographie et de la correction d’épreuves - de signer une autorisation d’envoyer sous presse ?
Comment un auteur, conscient des implications de cette signature, peut-il accorder cette autorisation avec un minimum d’assurance, surtout si on lui transmet les épreuves par internet et que l’imprimeur attend immédiatement sa réponse ?
D’autant plus que cet auteur n’a aucune chance de voir les fautes qu’il a lui-même commises, ainsi que celles qui lui ont échappé à la lecture des ébauches précédentes.
Cela se fait, pourtant, tous les jours. Avec les résultats que l’on connaît : des milliers d’ouvrages envoyés, chaque année, sous le pilon à papier, parce qu’ils sont bourrés de coquilles et de fautes graves, échappées à la vigilance des auteurs et des correcteurs ; les interminables récriminations d’éditeurs, d’imprimeurs et d’auteurs qui se renvoient la balle à cause des évidentes lacunes du produit fini.
Compte tenu de la nécessité de mettre fin, le plus rapidement possible, à ces pratiques aberrantes, le calendrier de production des livres, qu’Eddy Cavé nous promet, répond à une logique qui ne manque pas de rigueur.
Le contenu du livre
Eddy Cavé part du principe que tout ce qui mérite d’être fait mérite d’être bien fait et il en recommande l’application à toutes les étapes et dans tous les aspects de la production du livre.
Pédagogue, il enseigne, avec la clarté et la simplicité qu’il préconise partout, l’essentiel des règles à observer pour le plaisir d’écrire et de publier une œuvre conforme aux normes de qualité les plus élevées.
Des règles qui donnent, à celles et à ceux qui les maîtrisent, au moins un début d’autonomie dans le processus de maturation de l’écriture.
En ce sens, le livre, que nous appellerons « Le Cavé de l’édition », sera un outil essentiel pour les jeunes et les moins jeunes intéressés à publier, pour les journalistes, les élèves des classes terminales, les étudiants.
Pour les lectrices et lecteurs aussi, à qui il dévoile les recettes de la cuisine du livre pour entretenir le plaisir de lire.
Eddy aidera considérablement à réduire le délai entre la soif d’écrire et sa satisfaction, ainsi que la durée de l’apprentissage d’un métier qu’on n’enseigne nulle part, mais que tout le monde croit pouvoir pratiquer d’instinct, sans aucun risque ni danger.
Pour produire une œuvre de qualité, il faut pourtant connaître les règles présidant, par exemple, à l’utilisation efficace de chaque signe de ponctuation, à la présentation des appels de note et des notes de bas de page, à la bonne segmentation phonémique des mots inventés, à la présentation des références bibliographiques et jusqu’aux espaces, sécables ou insécables, à insérer entre deux mots.
Autant de choses qu’on apprend au fil des pages du « Cavé », tout en se familiarisant avec les multiples et changeantes conventions de l’écriture pratiquée à des fins de publication.
Dans le type d’apprentissage, auquel Eddy Cavé convie son lectorat, l’écriture typographique perd une grande partie de son mystère, sans que le non-initié se rende même compte du cheminement qui lui est, en quelque sorte, imposé. Au point qu’une fois tournée la dernière page du livre, certains risqueront de dire, comme Lamiel, cette héroïne de Stendhal : « Oh, ce n’est que ça ? »
Conduite, au fond d’un bois, par un grand nigaud, qui voulait l’initier à la pratique de l’amour, Lamiel en était ressortie en murmurant en toute naïveté : « Oh, l’amour, ce n’est que ça ? »
Les impératifs de l’heure
Avec cet outil essentiel, élaboré pour accroître le plaisir de l’écriture et enrichir la réflexion, Eddy Cavé offre aux moins de 30 ans, qui forment 70 % de la population d’Haïti, un moyen de commencer, au moins, à explorer ou à redécouvrir les méandres du monde de l’édition.
Cela était nécessaire pour différentes raisons.
D’abord, il fallait contribuer à atténuer les conséquences négatives que le départ des meilleurs professeurs d’Haïti a eues à partir du début des années 1960 sur la qualité de l’enseignement.
Un demi-siècle plus tard, on se serait attendu à ce que le vide ainsi créé se comble de lui-même ou par une action concertée des pouvoirs publics.
Bien au contraire.
Les crises politiques à répétition, que le pays a connues après 1986, ont plutôt aggravé la situation avec la diminution du nombre moyen des journées de classe, imputable à l’agitation politique ; l’incompétence des maîtres ; la prolifération des écoles borlettes (qui signifie « écoles-loteries »). Ce nom provient du fait que le chiffre des réussites dans ces écoles serait, selon la malice populaire, de trois élèves par classe, comme dans les loteries où il y a trois lots gagnants.
Ensuite, il était indispensable que des compétences reconnues continuent à s’attaquer au désarroi et à la solitude d’une jeunesse, tentée de chercher, sans cesse, dans le divertissement et la fête, un moyen facile d’échapper aux conditions absurdes de son quotidien.
Les efforts, déployés en ce sens, ne sont pas parvenus à renverser la vapeur de sorte que la situation a plutôt continué à se dégrader.
Dans la longue liste des nouvelles publications et des jeunes auteurs, sur lesquels la grande fête annuelle du livre braque chaque année ses projecteurs, un fort pourcentage de livres et d’auteurs ne passent visiblement pas la rampe. Ce qui souligne la nécessité d’ouvrages, comme celui d’Eddy Cavé.
Enfin, il était enfin impérieux d’aider les nouvelles générations à se libérer du doute et des angoisses, qui accompagnent la décision d’apprendre à penser méthodiquement, pour écrire et imprimer des textes de qualité.
Là encore, l’après-1986 n’a pas tenu les promesses faites durant les 30 ans de résistance à la dictature, et la jeunesse n’a pas trouvé, en cours de route, l’encadrement dont elle a tant besoin.
Aujourd’hui, plus que jamais, elle a besoin de mentors et du soutien de ses devanciers pour enrichir la production littéraire, dans laquelle elle s’est lancée avec vigueur et détermination, en particulier depuis le passage au nouveau millénaire.
Les dividendes de la qualité
Si le plaisir de lire commence à la librairie, le plaisir du livre continue bien longtemps après la lecture, quand les moindres attentes du lecteur ont été satisfaites. Quand la qualité n’a jamais fait défaut et que l’engouement du lecteur n’a jamais été interrompu par le manque de finition du livre qu’il a entre les mains.
Dans le récent débat, relatif à une éventuelle disparition du livre papier, l’argument du plaisir du livre a fait mouche, chaque fois qu’il a été invoqué, mais il mérite d’être examiné de près.
Le livre, qui va résister aux assauts du numérique, est un livre bien fait sur toutes ses coutures et qui fait le bonheur du lecteur. Le livre qui ne contient aucune coquille, dont l’impression est parfaite, la qualité du papier conforme au prix payé, la reliure impeccable, etc.
Ce bonheur du livre, le lecteur va le partager avec ses amis dans l’auto, au restaurant, au bureau en parlant de sa dernière découverte, souvent un auteur jusqu’ici inconnu. Ce genre de publicité gratuite fait facilement boule de neige, contribuant à créer ou à propager une réputation d’excellence pour l’auteur, la maison d’édition et même l’imprimerie concernée.
On parle beaucoup, à l’étranger, des auteurs haïtiens, mais jamais du livre haïtien, c’est-à-dire du livre produit par des maisons haïtiennes.
Typographie et correction d’épreuves pour tous vise à mettre les auteurs et le livre sur un pied d’égalité, en mettant l’accent sur la qualité, entendue au sens de la poursuite de l’excellence. Cet objectif atteint, l’industrie haïtienne du livre bénéficiera d’une publicité gratuite et elle ne tardera pas à en voir les retombées.
Pour briser le cercle vicieux de la stagnation et de la régression
L’industrie haïtienne du livre ne progresse pas, parce qu’elle n’a pas le souci de l’excellence, n’investit pas dans l’amélioration de la qualité. Et elle ne fait pas ces investissements, parce qu’elle n’a pas les moyens nécessaires.
Les fatalistes diront que c’est comme le cercle vicieux de la pauvreté : les pays sous-développés sont pauvres, parce qu’ils n’investissent pas et ils n’investissent pas parce qu’ils sont pauvres.
Voilà le genre de sophismes, contre lesquels Eddy Cavé s’insurge, en nous conviant à associer nos énergies et nos ressources pour relever la qualité du livre haïtien.
Cela sera d’autant possible que nous ne partons pas de zéro. Il suffit de penser, pour s’en convaincre, aux excellents ouvrages publiés en 1954 dans la Collection du tricinquantenaire, notamment ceux de Joseph Chatelain, d’Alain Turnier, de Rulx Léon, de Dantès Bellegarde et de Jean Price-Mars.
Les piétinements de l’industrie haïtienne du livre se comprennent aisément, si on les analyse, par comparaison, avec le comportement des espèces menacées en forêt par des prédateurs. La théorie des jeux nous enseigne que, pour survivre en forêt, les animaux n’ont pas à courir plus vite que le prédateur. De toutes façons, ils ne pourront pas. Intuitivement ou par la force des choses, peu importe, ils en viennent à la conclusion qu’ils peuvent survivre, uniquement en courant plus vite que le plus lent de ceux de leur espèce. Ils font ainsi peu d’efforts, mais ne voient pas que leur tour viendra, un jour ou l’autre.
Pour briser ce cercle vicieux, la théorie des jeux préconise une seule stratégie : la coopération dans la concurrence. Si tous les acteurs de la chaîne du livre unissent leurs efforts pour adopter des règles de typographie uniformes, appliquer des techniques de correction, qui ne laissent passer aucune faute, et viser rien de moins que l’excellence, ils pourront s’engager dans la voie de l’expansion, sans devoir sortir du cadre de la concurrence.
C’est à cette prise de conscience et à l’adoption d’une telle approche que nous convie Eddy Cavé, avec l’ensemble des quatre volumes qu’il nous promet.
Écriture et démocratie
Déjà, dans la Grèce antique, les rapports entre démocratie et écriture se manifestaient continuellement dans la vie publique.
Les projets de loi, discutés et approuvés par le peuple, devaient être écrits et affichés sur la place publique. La ponctuation n’existait pas encore, de sorte que les textes étaient rédigés en un seul bloc qui se prêtait à des interprétations très variées.
C’est grâce à l’apport de trois grammairiens, qui ont vécu aux 3e et 2e siècles av. J.-C. – Zénodote, Aristophane de Byzance et Aristarque – que les Grecs parviendront à diviser les grands blocs de textes en chapitres et en phrases, plus faciles à interpréter. La ponctuation était née, élément de base de la typographie.
Pendant plus d’un millénaire, la transmission du savoir se fera à la main, par des moines qui recopiaient les textes sacrés.
Il faudra attendre l’invention de l’imprimerie pour voir l’écriture sortir des bibliothèques savantes et des ateliers des presbytères pour se démocratiser.
Le rapport entre l’écriture et la démocratie n’est donc plus à démontrer. De même que l’apport des grammairiens et des typographes à la transmission de l’information et du savoir, à la vie publique et à la pratique de la démocratie participative, est maintenant une évidence.
Pour établir les règles, qui régissent les rapports sociaux entre les individus et groupes vivant dans une société donnée, l’écriture est indispensable.
À Athènes, en France jusqu’à l’adoption des lois Jules Ferry en 1881-1882 instituant l’instruction primaire publique obligatoire, il a existé des écrivains publics qui rédigeaient, contre rémunération, une gamme variée de documents pour la masse des citoyens non scolarisés.
Aujourd’hui, ce sont les photocopieuses qui apparaissent dans les coins les plus reculés du Tiers Monde, dès qu’on y amène l’électricité.
L’écrit est donc un outil indispensable, même pour les non-lettrés, et il est soumis à des règles qu’il faut absolument maîtriser.
L’histoire d’Haïti ne dit pas si l’esclave insurgé, Pierrot, qui négocia en juin 1793, par personne interposée avec le général Galbaud, la proclamation de la liberté des esclaves du Nord du pays, savait lire et écrire. Mais, c’est par lettre qu’il demanda à Galbaud l’assurance de la promesse de liberté.
Pierrot ne voulait pas de paroles, mais de preuves solides de l’engagement des Français pour la liberté et contre l’esclavage. Galbaud fit la sourde oreille, mais c’est finalement le commissaire Sonthonax, avec qui Pierrot eut également une correspondance, qui lui donnera satisfaction en proclamant la liberté générale des esclaves le 29 août 1793.
L’écrit permet de conserver la mémoire et se substitue à l’oralité défaillante pour penser la gestion des sociétés, des affaires et, plus fondamentalement, pour assurer la transmission du savoir.
La lettre de Pierrot [1] est significative du rôle qu’il a rempli dans les luttes menées pour la liberté à Saint-Domingue. Aujourd’hui, ce rôle s’étend, non seulement aux exigences du combat politique, mais aussi à celles du développement dans toutes ses facettes.
Tout de suite après la lettre du chef insurgé Pierrot, mort en 1796, il a fallu rédiger tout un ensemble de textes, notamment l’Acte de l’Indépendance en 1804 et la Constitution impériale de Dessalines en 1805.
Pour établir les règles régissant les rapports sociaux entre les individus et groupes vivant dans une société donnée, l’écriture est indispensable.
Avec ses règles, sa grammaire, la typographie et tout ce qui l’accompagne.
Perspectives d’avenir et avancement du Créole
Depuis plusieurs années, Eddy Cavé ne perd aucune occasion de préconiser la création d’un organisme de normalisation du livre haïtien. D’un partenariat public-privé qui aurait pour mission d’uniformiser les règles, les normes et les pratiques suivies dans la préparation et la production de tout ce qui s’imprime dans le pays.
À l’heure du numérique, qu’est-ce qui empêcherait les grandes maisons d’édition francophones de l’étranger de confier, à des centres de traitement situés en Haïti, une partie de plus en plus grande de la mise en forme et du travail de préparation des textes à publier ?
Avec la dématérialisation du livre et la délocalisation des travaux, susceptibles d’être sous-traités en temps réel dans n’importe quel pays, une telle perspective n’a rien d’une utopie.
Il suffit d’y penser et de s’y mettre.
En ce sens, le livre d’Eddy Cavé apparaît comme une semence, qu’il faut mettre en terre sans tarder. Il faudra toutefois le concours de toutes et de tous pour aider le grain à sortir de terre et à se transformer.
Il faut aussi espérer que, sur cette lancée, la typographie du Créole haïtien avancera pour que l’on puisse la codifier également et mettre sur pied une industrie du livre créole.
La standardisation de la graphie est maintenant chose faite. Il n’y a pas de doute que l’initiative d’Eddy Cavé est de nature à relancer le projet d’une typographie créole, auquel devra se colleter une éventuelle académie créole d’Haïti.
C’est la seule façon de mettre fin au nou ekri sa nou pi pito jan nou vle (Nous écrivons ce qui nous plaît et comme cela nous plaît) et au tout voum se do (Traduction libre : toutes les formulations se valent en Créole).
Haïti devra éviter de répéter la douloureuse expérience, qu’a connue le Paraguay dans les années 1950, après l’adoption du guarani comme deuxième langue officielle et la réalisation d’une vaste campagne d’alphabétisation dans cette langue. Quinze ans plus tard, un pourcentage élevé des personnes alphabétisées en guarani avaient oublié les rudiments appris. En l’absence de publications à leur portée et de livres les intéressant, ils avaient cessé de lire. N’ayant pas d’occasions d’écrire non plus, ni de personnes avec qui communiquer par écrit en guarani, ils avaient perdu, assez rapidement, les aptitudes acquises.
Haïti devra tout faire pour éviter de répéter cette erreur. En commençant, au moins, par poser les bases d’un compartiment créole dans l’industrie haïtienne du livre.
Le massacre de notre langue maternelle au quotidien perpétue le chaos dans la communication et la transmission de l’information, et laisse encore croire que cette langue résistera à toute tentative de réglementation.
Comme l’a montré le Dezafi de Franketienne en 1975, le Créole n’est pas seulement langue de communication orale, il a aussi vocation de langue d’écriture et de littérature.
Et pour qu’il y accède, l’adoption des règles de typographie, qui lui donneront la touche de sophistication des langues traditionnelles, est un passage obligé.
Face à cet horizon, où tous les espoirs sont permis, la publication du « Cavé » constituera une invitation à la réflexion et à l’action. Il est à parier que cette série de livres fera date.
L’apport d’Eddy Cavé
Le pays saura gré à Eddy Cavé de s’être attelé au relèvement de la qualité du livre, ce qui n’est pas négligeable dans la diffusion du savoir.
En aidant les jeunes auteurs à produire des œuvres, dont la finition se compare à ce qui se fait de mieux dans la francophonie, Eddy les aide à prendre davantage conscience de leur valeur et à s’armer pour partir à l’assaut de marchés étrangers qui leur seront sinon inaccessibles.
Avec le deuxième volet annoncé de son projet d’écriture, Eddy Cavé va sortir du cadre plus limité de la poursuite d’un haut niveau de qualité et de finition du livre, pour aborder la technique du langage clair et simple, dont la contribution à la démocratie et au développement est essentielle.
Aucune forme de démocratie n’est possible, si les dirigeants ne peuvent pas communiquer avec la population, les administrés, les contribuables, les électrices et électeurs, dans une langue qu’ils comprennent et maîtrisent.
À cet égard, le projet d’écriture d’Eddy Cavé a une portée qui va bien au-delà de ce que le titre suggère au premier abord.
À un tournant de l’histoire, où les courriels semblent banaliser les règles de l’écriture et où la caricature semble être la doxa du nivellement par le bas, Eddy Cavé propose un certain nombre d’observations systémiques.
Des idées, qui donnent envie de renouer avec l’écriture comme expression de soi relevant de la transmission du savoir en général, pas uniquement de l’information. Un sursaut de conscience, qui passe, au crible, bien des leurres dans l’écriture, domaine qui aura toujours de l’avenir.
Ce faisant, l’auteur nous invite à redécouvrir l’imprimé, ses exigences et les multiples occasions d’épanouissement qu’il offre dans les relations avec soi-même et avec les autres.
[1] « Au Port français ce 4 juin 1793
Citoyen général
J’ai l’honneur de vous présenter qu’il était venu un de nos frères, qui nous a annoncé que vous lui avez chargé de nous communiquer que votre intention est de nous donner la liberté générale et que vous nous demandez pour être défenseur de la colonie à la nation française.
Je vous prie, général, de nous donner une assurance par écrit (Nota : le gras est de nous) : pour lors, nous pourrions répondre à votre demande. Je vous préviens que l’Espagne et l’Anglais nous ont proposé de nous donner la liberté générale, et même l’on nous fournit de tout. Nous savons que l’on vous fait croire que nous avons reçu des armes de l’Espagne, cela est véritable, mais jusqu’à ce moment nous espérons votre assurance.
Votre très obéissant serviteur
Pierrot général.
Documents sur l’insurrection de Saint-Domingue », Annales historiques de la Révolution française, 326, octobre - décembre 2001.