Synthèse d’une journée de réflexion à la mémoire de l’ingénieur-agronome Shepherd Abraham, décédé le 3 avril 2003
Initiative de la Plate-forme de Plaidoyer pour un Développement Alternatif (PAPDA) et de l’Association Nationale des Agro-Professionnels d’Haïti (ANDAH), la journée de réflexion du 3 avril 2004 s’est déroulée au local de l’ANDAH à Port-au-Prince autour du thème : Rôle du secteur agricole dans la transition et le développement national.
Dans ses propos d’ouverture, l’ingénieur-agronome Franck Sylvain, modérateur de la journée et membre de l’ANDAH, a rappelé que les échanges du jour sont dédiés à la mémoire du collègue Shepherd Abraham, décédé le 28 mars 2003.
Membre actif de l’ANDAH, au terme de ses études à la Faculté d’Agronomie et de Médecine Vétérinaire (FAMV), l’ingénieur-agronome Shepherd Abraham a livré, durant toute sa vie, un combat incessant en faveur des producteurs et pour une amélioration de la production agricole nationale. Au sein de la Fédération Nationale des Etudiants Haïtiens (FENEH), il a lutté pour l’autonomie de l’Université d’Etat d’Haïti.
Le débat du 3 avril 2004 sur le Rôle du secteur agricole dans la transition et le développement national a été également consacré à la mémoire de l’ingénieur-agronome Rodini Conte, membre fondateur de l’ANDAH assassiné en décembre 2003, et de Jean Léopold Dominique, ingénieur-agronome converti au journalisme et assassiné le 3 avril 2000 à Port-au-Prince. Pendant leur passage sur terre, ces personnages ont milité pour une vraie réforme agraire et pour la valorisation de la production agricole nationale, a souligné Franck Sylvain.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, l’ingénieur-agronome Sylvain a invité l’assistance, forte de divers membres de l’ANDAH, de producteurs et de représentants de plusieurs associations paysannes, à observer une minute de recueillement pour saluer les trois ingénieurs-agronomes précités.
Placée sous le signe d’une continuité des idées d’Abraham Shepherd, un ingénieur-agronome passionné pour des thèmes liés aux possibilités de renforcement des organisations de producteurs et de productrices, la journée de réflexion du 3 avril 2004 a permis aux différentes associations du secteur agricole de lancer un débat sérieux, documenté et responsable sur les contraintes qui freinent le développement du secteur agricole depuis de nombreuses années.
Après avoir analysé les causes et les enjeux de la situation actuelle, dont les principales caractéristiques sont la paupérisation, la décapitalisation et une tendance à la libéralisation du marché national au profit des produits agricoles importés, les participantes et participants ont proposé des méthodes d’approche afin de corriger les dérives constatées. Parallèlement, leurs réflexions ont exhorté l’Etat à adopter des dispositions de nature à promouvoir et valoriser la production agricole nationale.
« Nous exigeons un plan de développement du pays, qui garantisse les besoins et les intérêts des paysans. Nous préconisons la cessation de l’application du plan de la mort (la politique néolibérale) qui encourage l’envahissement du marché national par des produits importés suscitant le démantèlement de la production nationale. Aussi, pour soutenir les efforts des paysans, réclamons-nous de l’Etat la mise en œuvre d’investissements pertinents en crédit, recherches, encadrement technique, intrants, infrastructures (routes, communication, électricité, irrigation) », ont notamment souligné les producteurs et paysans ayant pris par à la journée du 3 avril 2004.
Ces desiderata ont été mis en relief, au siège social de l’ANDAH à Port-au-Prince, en présence du ministre de l’Agriculture et du secrétaire d’Etat à l’Environnement du gouvernement de transition Alexandre-Latortue, respectivement les ingénieurs-agronomes Philippes Mathieu et Yves André Wainright.
Situation générale du secteur agricole
L’intervention de l’ingénieur-agronome Allen Henry s’est articulée principalement autour de trois points :
Contexte de développement de l’agriculture
Constat sur la situation actuelle de l’agriculture
Le secteur dans la transition
Pour Allen Henry, il y a deux types d’agriculture : une agriculture d’exportation et une agriculture paysanne (qui se développe dans la lutte).
Cette agriculture paysanne a pris naissance pendant l’esclavage avec les marrons qui s’étaient réfugiés dans les montagnes. Pour survivre, ils s’étaient appropriés de terres qu’ils cultivaient.
Après l’Indépendance d’Haïti, les dirigeants avaient maintenu le système colonial de grandes plantations. Les paysans haïtiens devaient lutter pour réclamer l’accès à la terre.
Pendant l’occupation américaine, les américains avaient essayé de rétablir le système de grandes plantations, dans le but de libérer la main-d’œuvre au profit des industries qui étaient en train de s’établir dans la zone, notamment en République Dominicaine.
Comme conséquence, on avait enregistré un flux de migration des paysans vers la République Dominicaine.
Aujourd’hui encore, le secteur agricole doit mener un combat contre le système néolibéral privilégiant les intérêts des grands pays capitalistes.
En dépit de ces difficultés du secteur agricole, la population haïtienne vit à partir de l’agriculture, suivant un modèle d’appropriation de nouvelles terres. Ce processus d’occupation de nouvelles terres atteint ses limites aujourd’hui.
Allen Henry a constaté aujourd’hui que :
65% des pauvres du pays sont des paysans ;
L’agriculture en Haïti produit des pauvres ;
L’environnement du pays est dégradé, les terres des paysans sont dénudées ;
Le revenu annuel d’un paysan haïtien est de US $100.00.
Dans la période de transition actuelle, on assiste à un renforcement des anciennes pratiques coloniales. Dans ce sens, on ne peut pas parler de transition. Le problème aujourd’hui doit se poser en termes de rupture.
En termes de perspectives, l’Etat doit :
Divorcer d’avec le modèle de domination ;
Suspendre l’importation à n’importe quel prix ;
Construire un Etat souverain ;
Encourager des exploitations agricoles viables ;
Développer des infrastructures pour valoriser la production nationale ;
Renforcer la capacité du secteur agricole ;
Mettre des moyens à la disposition des paysans pour stocker les produits agricoles.
Exclusion de la paysannerie
Le professeur Camille Chalmers a posé le problème de l’exclusion de la paysannerie haïtienne caractérisée par :
Une surexploitation des paysans avec un modèle d’autoritarisme ;
Un Etat qui fonctionne suivant des modèles occidentaux privilégiant les denrées d’exportation.
Les indicateurs suivants ont été présentés par l’intervenant pour illustrer la réalité d’exclusion des couches paysannes en Haïti :
5% seulement du budget national est alloué au secteur agricole. Sur chaque 100 gourdes, seulement 2.38 sont destinées à l’agriculture, selon le dernier budget du pays ;
Les taxes et les impôts ne sont pas redistribués aux paysans ;
L’Etat est hyper concentré dans les villes, principalement à Port-au-Prince.
Camille Chalmers a identifé trois moments importants correspondant à trois projets de modernisation qui ont eu des effets considérables sur l’exclusion de la paysannerie :
1915-1934 : Création en Haïti des agro-industries qui s’étaient ensuite tournées vers la République Dominicaine. Haïti allait se transformer en pays fournisseur de main-d’œuvre à bon marché ;
1969-1970 : Installation des industries de sous-traitance, qui avait entraîné une désorganisation du secteur paysan ;
A partir de 1994 : L’application du plan néolibéral a affaibli le secteur paysan, en établissant une concurrence déloyale entre les producteurs haïtiens et des producteurs étrangers performants et subventionnés.
Ces projets de modernisation ont aggravé l’exclusion de la paysannerie haïtienne, empêchant l’intégration réelle de la société et favorisant l’accroissement de la pauvreté.
L’analyse de la situation
de la plaine Maribahoux
L’ingénieur-agronome Alix Innocent a relevé, dans son intervention, les conséquences néfastes de l’installation d’une zone franche dans la plaine de Maribahoux, au plan socio-économique et environnemental.
Sur le plan socio-économique, la zone franche établie dans la plaine de Maribahoux peut :
occasionner de lourdes pertes pour l’économie paysanne ;
hypothéquer le développement touristique avec le risque de polluer toute la cote Nord-Est d’Haïti ;
entraîner la faillite de l’exploitation agricole en diminuant la production agricole.
Sur le plan environnemental, l’intervenant a noté que :
le problème de stockage de l’huile usée provenant des usines de sous-traitance établies dans la plaine, peut produire des conséquences néfastes pour l’écologie de la zone ;
la température peut être augmentée de 3 à 6% et occasionner des pluies acides dans la région ;
Alix Innocent a noté également les risques d’un épuisement de la nappe phréatique.
Les problèmes des paysans,
filières et opportunités
L’agriculture est la première branche d’activité économique d’Haïti depuis 200 ans, en termes d’emplois et de création de richesses, a rappelé Gilles Damais en introduction de son exposé. Plus de 50% des Haïtiens sont dans l’agriculture. Sur chaque 100 gourdes de revenu créé, 30 gourdes proviennent de l’agriculture.
Pourtant, depuis 200 ans, ce secteur est exclu dans les politiques publiques. On a enregistré un délaissement de la production nationale au profit des importations. Il en est résulté un découragement des secteurs privé et paysan à investir dans l’agriculture.
Cependant, certaines expériences ont montré qu’il y a des opportunités dans quelques filières. Parmi ces expériences, qui ont réussi, on peut citer : la production du café, de l’igname, la modernisation du rapadou, la commercialisation des mangues destinées à l’exportation et des fruits transformés.
Les facteurs de réussite de ces expériences sont :
existence d’un marché ;
innovation technique ;
prise en charge des projets par des groupes organisés ;
appui d’autres secteurs impliqués dans l’agriculture.
Quelques perspectives pour éliminer la misère du paysan en 10 ans, selon Gilles Damais :
une rupture radicale avec le cadre macro-économique actuel doit être imposée par le secteur paysan ;
les capacités des producteurs doivent être renforcées ;
une approche de contractualisation et de concertation doit être mise en œuvre dans les filières précitées.
Organisation
et participation paysanne
Organisations traditionnelles et organisations modernes représentent deux grandes catégories de structure qui ont retenu l’attention du sociologue Rénol Elie.
Entre 1950 et 1975, Haïti a connu plusieurs expériences d’organisations, susceptibles d’être classées dans l’une ou l’autre catégorie. Dans les années 1950, a été privilégiée une forme d’organisation culturelle basée sur le travail collectif. Dans les années 1960, ont émergé d’autres types de préoccupations liées à l’utilisation des organisations paysannes dans un programme de développement (modèle escouade, par exemple).
Dans les années 1975, a été initiée une préoccupation sur la modernisation des organisations. Mais, les approches adoptées n’ont pas pris en compte les relations humaines dans le milieu paysan.
En réalité, l’opposition entre organisation traditionnelle et organisation moderne ne permet pas de cerner la réalité du secteur paysan, a soutenu Rénol Elie. Une organisation est moderne dans la mesure où elle donne aux agriculteurs la possibilité de résoudre leurs problèmes.
Un autre élément mis en avant par Rénol Elie dans la problématique organisationnelle est l’animation. Il est nécessaire, a-t-il fait valoir, qu’une conception très nette de l’animation soit développée, partant des expériences organisationnelles locales ou régionales et favorisant des échanges d’expériences entre les organisations.
Echanges
Plusieurs préoccupations ont été soulevées durant les débats, cadre d’interaction entre intervenants et participants à la journée de réflexion et d’hommage à la mémoire de l’ingénieur-agronome Shepherd Abraham.
Des participants se sont interrogés sur l’utilisation faite de la part du budget national allouée à l’agriculture. D’autres ont questionné la maigre part du budget, consacrée à l’agriculture, en insistant sur la position que comptent adopter, sur cette question, la PAPDA et l’ANDAH, face au prochain parlement.
Un autre élément d’interrogation tournait autour de la stratégie de la PAPDA et de l’ANDAH pour accompagner les paysans et défendre les intérêts de ce secteur.
Pour Allen Henry, les réflexions en train d’être engagées visent à construire des alliances dans le secteur agricole. Ainsi, peut-on exiger l’augmentation du montant du budget accordé à l’agriculture.
D’importants moyens doivent donc être mis en œuvre pour changer les conditions de l’agriculture, car, en définitive, ce sont les conditions dans lesquelles l’agriculture s’est développée qui ont produit des pauvres, mais pas l’agriculture elle-même.
Cependant, pense Gilles Damais, il ne faut pas compter uniquement sur l’Etat. L’Etat haïtien est pauvre, a-t-il fait remarquer, et le contexte est tissé de rapports de force défavorables aux paysans.
Pour Gilles Damais, il faut envisager un ensemble d’actions qui ne se fondent pas uniquement sur de grands investissements de l’Etat.
Pour sa part, Alix Innocent a invité les organisations paysannes à définir d’abord le type de développement voulu, avant de mener des actions auprès du Parlement.
D’autre part, il a convié la société civile haïtienne à s’engager dans la lutte pour l’arrêt du projet de la zone franche dans la plaine de Maribahoux.
Les usines établies à Maribahoux nuisent à l’agriculture et ne sont pas liées au reste de l’activité économique du pays, a enchaîné Camille Chalmers.
A propos du budget national, Chalmers a rappelé qu’il traduit les priorités de l’Etat. Or, a-t-il souligné, 10% du budget national assure le paiement de la dette externe.