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Électricité publique : Fraude et responsabilité sociale en Haïti

Par Dr. Marc Antoine ARCHER [1]

Soumis à AlterPresse le 8 novembre 2012

... La véritable morale consiste à supporter soi-même les conséquences de ses actes, et à ne pas imposer aux autres de porter le fardeau de ses inconséquences. Au fond, seul celui qui est responsable de soi est vraiment solidaire des autres. (A. Laurent)

« Rat konnen, chat konnen, Barik mayi a rete la », dit la sagesse populaire haïtienne.

Il en a été ainsi pour le vol de l’électricité depuis des années.

Je voulais donc éviter d’en parler, fuir le sujet. Cependant, outre mon sens de la responsabilité (je fais moi aussi partie du problème, si je n’arrive pas à proposer des pistes de solution), plusieurs autres facteurs m’ont poussé à réfléchir sur le sujet et à l’aborder sous la forme de cet article sur le vol d’électricité et la responsabilité sociale.

D’un côté et en premier lieu, la décision de la présidence du pays de faire de l’accès à l’électricité pour toute Haïtienne et tout Haïtien l’une de ses priorités. D’un autre côté, l’intervention, le lundi 5 novembre 2012, sur les ondes de Radyo Ginen, du ministre à la sécurité Énergétique, le Dr. Jean-Jumeau.

En troisième lieu, les « lamentations » de l’un des hauts cadres de l’électricité d’Haïti (Ed’H) : nous perdons 18.000.000$ usd, chaque mois, mensuellement, tous les mois. En dernier lieu, le constat, objectif, qui m’oblige à accepter que, malgré les années qui passent, malgré la conjoncture énergétique mondiale qui invite à l’innovation et à la créativité dans tout ce qui a trait aux modalités relationnelles de l’individu à l’énergie, des dysfonctions de tout type « handicapent » le développement du marché de l’électricité en Haïti et conditionnent l’accès de l’Haïtienne / de l’Haïtien à des services énergétiques de qualité.

L’énergie représentant cette « cinquième E » de l’action politique de la nouvelle présidence du pays, et, le président Joseph Michel Martelly ayant déclaré la situation d’urgence énergétique récemment sur tout le territoire haïtien, « l’électricité » devient donc sujet d’actualité.

Tout le monde en parle et des initiatives diverses prennent naissance à travers le pays.

Cependant, tous les efforts réalisés peuvent être vains si la condition de base n’est pas posée : l’élimination des pertes sur le réseau électrique, aussi bien des pertes techniques (Pt) en améliorant notre réseau, que les pertes non techniques (Pnt), en augmentant la pression sur les fraudeurs.

Ces Pnt, ou simplement ce « vol d’électricité » (pour éviter des raccourcis non nécessaires), représentent, comme il a été dit plus haut, un prélèvement énorme sur le budget de l’institution publique Ed’H, ce qui cause des pertes économiques considérables au pays.

L’ensemble des Haïtiennes et Haïtiens, ayant accès ou non à l’électricité, paient la consommation électrique d’un petit groupe d’individus qui se croient, en plus, des victimes du système !

L’exemple du commerce de riz est illustratif : acheter 100.00 gourdes de riz pour le revendre à 20.00 gourdes veut tout bonnement dire que l’on accumule un déficit de 80.00 gourdes [US $ 1.00 = 43.00 gourdes ; 1 euro = 60.00 gourdes aujourd’hui]. Soit on est alors un piètre commerçant, soit on se laisse voler. Voilà ce qui résume la situation du marché de l’électricité en Haïti.

Il faut admettre, sans fausse pudeur, que nous flirtons, de façon trop légère, avec la fraude dans la société haïtienne. Cela nous rend alors trop permissifs (sòt ki bay, imbesil ki pa pran), ou bien voler l’État n’est pas voler.

Alors, les « fraudes au compteur » (viol des scellés, rotation de la plaque de fixation du compteur, utilisation d’un aimant pour diminuer la vitesse de rotation du disque de mesure, blocage de la roue), les « branchements sauvages au réseau de distribution » (raccordements à des câbles de transport et de distribution, indépendamment de la tension qui y circule), et toute la batterie de stratégies créatives, utilisées pour réduire la facture à payer ou pour éviter de payer la consommation réelle d’électricité, peuvent-ils arriver à produire le collapsus du système, si rien n’est fait.

On a tendance à dire ou à croire que c’est Ed’H qui perd, lorsque, comme dans tout cas de vol d’un bien public, c’est l’ensemble de la société qui perd.

Le vol de l’électricité ne concerne pas seulement le « brancheur illégal ». La gamme est assez large et comprend, en essence :

1- Le « producteur » qui manipule les éléments de facturation de l’énergie délivrée ;

2- Le « consommateur régulier » qui élabore des stratégies pour éviter de payer pour sa consommation réelle ;

3- Le « consommateur clandestin » qui se branche de façon illégale ou reçoit de l’énergie électrique à partir d’un « réseau parallèle illégal » ;

4- « L’acteur qui intervient à un niveau quelconque de la chaîne de fonctionnement » et manipule les éléments de contrôle (transport – distribution – consommation – production) afin de ne pas payer ce qui lui revient de payer.

Que faire pour lutter contre la fraude, contre le vol d’électricité ?

La prison ? La sanction administrative ? La société elle-même, se trouve-t-elle en position de collaborer ? Dénoncer le fraudeur ? La pression sociale peut-elle aider à le faire ? A-t-on une idée claire, en Haïti, de ce que représente le « vol d’électricité » ?

Le projet de loi, déposé au parlement par les acteurs publics, déclare, dans ses articles 2 et 3 :

Article 2.- Le vol d’électricité est un délit.

Article 3.- Est qualifiée de vol d’électricité :

-  Toute consommation d’électricité au moyen d’une dérivation frauduleuse au préjudice de l’Électricité d’Haïti ;

-  Toute manœuvre permettant de détourner le courant électrique de ses conduits réguliers de contrôle, en vue de l’utiliser à son profit ou d’en assurer gratuitement ou à prix d’argent la distribution au profit de tiers ;

-  Toute opération contrariant ou arrêtant le fonctionnement du compteur en vue d’altérer l’enregistrement de la consommation de l’énergie électrique fournie par l’Électricité d’Haïti à ses abonnés ;

- Toute alimentation en électricité d’une installation débranchée du réseau public pour fraude ou pour dette ;

- Toute distribution d’énergie électrique par un abonné à des tiers ou à des immeubles, en dehors des limites soit de la demeure, soit du domicile de l’abonné ou de l’immeuble lui appartenant, sans autorisation écrite de l’Ed’H ;

- Toute distribution de l’énergie électrique par un abonné ou non de l’Ed’H ;

- Toute distribution illicite ou usage clandestin du courant électrique.

Les sanctions existantes contemplent plusieurs actions, allant de l’amende à la prison ferme. Cependant, la systématisation de la poursuite et de la sanction est ce qui rendra effective la mesure.

Un effort pédagogique s’avère tout aussi important, car, en observant le cas de l’accès à l’eau potable ou à des services énergétiques de base autres que l’électricité, la consommatrice / le consommateur se comporte de façon responsable : l’accès à l’eau potable (la direction nationale d’eau potable et d’assainissement / Dinepa est incapable de fournir l’eau potable dont la population a besoin. La potabilisation est responsabilité de la consommatrice / du consommateur).

La jouissance plénière des « biens environnementaux » - qualité de l’air (des traces de matières fécales se retrouvent dans l’air dans plusieurs zones du pays, la fabrication de charbon de bois produit des effets nocifs sur les individus, l’incinération sauvage des déchets provoque de plus en plus de problèmes respiratoires) oblige l’Haïtienne et l’Haïtien à contrôler leur environnement immédiat.

La vulnérabilité face à la violence des phénomènes naturels (séismes – inondations – etc.) oblige l’individu à penser à sa protection personnelle, à celle de sa famille et à celle de ses biens.

L’accès aux services énergétiques autres que l’électricité (gaz, charbon de bois, carburants, etc.), aux soins de santé, aux services éducatifs et à la formation, en général, oblige l’individu à bien gérer le paiement des services.

Il s’est donc créé l’habitude du paiement de la consommation de « certains biens et services », sauf pour l’électricité. Il nous faut donc créer, chez l’individu, l’habitude du paiement de la consommation électrique, de formaliser les relations de l’individu à l’énergie, à la présence du « fluide électrique ».

Les actions doivent donc être systématisées

Par conséquent, il faut que l’accès à l’électricité soit démocratisé. D’où le besoin pressant de transformation profonde de notre « marché de l’électricité ».

Il faut créer un « espace énergétique », dans lequel la société haïtienne se sent confortable : des rôles bien définis ; des acteurs imbus de leurs rôles et conscients de l’importance du secteur énergie dans la transformation d’Haïti.

Il s’agit de trouver une stratégie globale, impliquant l’ensemble de la population, afin d’avancer ensemble.

Une « pédagogie de la sanction » s’impose alors, car l’un des grands problèmes de notre société est la relation entre sens de la responsabilité et sentiment de fraude.

La fraudeuse / le fraudeur n’a généralement pas mauvaise conscience, la société ne s’en préoccupe pas réellement non plus. On est « intelligent », au sens haïtien du terme, si on est débrouillard et on sait comment tirer profit de toute situation. Les interactions dramatiques et perverses, entre « la partie Bouki » et « la partie Malice » de la société haïtienne, se retrouvent aussi au niveau de l’énergie.

Il n’est donc pas étrange qu’au niveau de l’électricité, dans le pays, on retrouve les mêmes problèmes de fonctionnement asymétrique de la société. On est réfractaire au paiement de ce que l’on considère comme un « bien de l’État » car, « voler l’État n’est pas du vol ».

On ne peut donc pas parler de lutte contre la fraude dans le secteur de l’électricité, dans la société haïtienne, sans parler de « responsabilité sociale », de « citoyenneté responsable ».

Parler de responsabilité veut donc dire existence de sanction.

Une responsabilité civile, pour établir la réparation du non-respect d’une obligation ou d’un devoir envers autrui.

Une responsabilité pénale, pour obliger l’individu à répondre, face à l’État, de la violation d’une règle (ce qui peut mener soit à une amende, soit à l’emprisonnement).

Il n’y a que cela qui puisse éviter la situation de « faillite énergétique globale » de la société haïtienne, incapable de produire l’électricité dont elle a besoin et, si elle arrive à la produire, elle tombe dans l’impossibilité de pouvoir payer la facture.

Est-ce seulement l’assistance qui soit capable de nous sortir de ce cercle vicieux ?

J’imagine que la faiblesse de nos structures est ce qui nous oblige à ne regarder qu’une partie de cette réalité énergétique, qui nous coince entre la gestion des pertes (techniques et non techniques), l’inexistence de moyens financiers pour pouvoir satisfaire la totalité des besoins énergétiques, l’incapacité d’utiliser l’énergie, sous toutes ses formes, afin de produire des biens et des richesses, afin d’obtenir les ressources dont on a besoin pour faire fonctionner le système.

L’incapacité de gérer notre réalité énergétique (attentes, besoins, prospective) est ce qui rend incertain le futur du pays.

Le pire, le climat de « méfiance », existant entre les différents acteurs (politiques, économiques, académiques), rend impossible la recherche de solutions menant vers un champ d’actions « décontaminé », « déminé », dans lequel se sentir toutes et tous confortables.

Je ne peux que profiter de l’occasion pour inciter la société haïtienne à regarder en face son « futur énergétique », afin d’anticiper, une nouvelle fois, pour se transformer en « phare » d’une nouvelle révolution, une révolution énergétique.

Osons donc être responsables, car seule la responsabilité, assumée, nous conduira vers la transformation et fera de nous une société « autonome et solidaire ».


[1Physicien Industriel