Par Smith Augustin *
Soumis à AlterPresse le 17 octobre 2012
Cette année, la frontière nord haïtiano-dominicaine, dont les points officiels se trouvent partagés entre la ville dominicaine de Dajabón et la ville haïtienne de Ouanaminthe, a tenu à commémorer les 75 ans du massacre de 1937 où près de 20 000 haïtiens et dominicains de teint noir auraient péri dans plusieurs villes frontalières dominicaines suite aux ordres d’assassinat du dictateur dominicain Leonidas Rafael Trujillo.
Pour les 75 ans, du 3 au 14 octobre, plusieurs activités ont été organisées sur toute la ligne frontalière. A Ouanaminthe, notamment le dimanche 14 octobre 2012, des organisations de la société civile ont marché pacifiquement dans les rues de la ville en vue d’exiger de l’administration communale la construction d’un monument-mémorial en l’honneur des victimes.
En effet, la commémoration du massacre, de portée binationale, voulait surtout appeler à la rupture de certains silences. Silence dominicain sur la crise identitaire dominicaine et l’idéologie raciste de la dictature de Trujillo encore vivante dans la mémoire collective dominicaine et les sphères du pouvoir. Silence de l’Etat haïtien lui-même sur les vérités historiques du massacre : très peu d’Haïtiens savent réellement qu’il s’est passé quelque chose en 1937. Et, contrairement à la bibliographie dominicaine qui est immense et riche, les livres d’histoire des enseignements primaire et secondaire n’en parlent pas. Bref, si on fait exception de quelques ouvrages fort intéressants de la pensée historique haïtienne, l’histoire officielle pourtant n’en a vraiment parlé que par de petits murmures.
Ces ouvrages intéressants sont surtout : le livre très rare de Arthur de Matteis, Le massacre de 1937 ou une succession immobilière internationale (1987), l’importante monographie historique de Suzy Castor, Le massacre de 1937 et les relations haïtiano-dominicaines (1988), l’opuscule du professeur Lesly François Manigat, Les relations haïtiano-dominicaines : ce que tout haïtien devrait savoir et l’ouvrage historique de Jean Price Mars, La République d’Haïti et la République Dominicaine, qui parle du massacre au second tome.
Crime d’État et crise identitaire
Visant un renforcement des bonnes relations haïtiano-dominicaines, les organisateurs dominicains et haïtiens de la commémoration des 75 ans du massacre voulaient surtout défendre l’idée- véridique d’ailleurs dans l’ensemble- que le génocide de 1937 n’a été qu’un crime d’Etat.
Au-delà de quelques raisons économiques mafieuses du pouvoir et de certains particuliers (s’accaparer des biens des haïtiens aisés de l’époque qui vivaient sur la frontière du côté dominicain), et au-delà de certaines raisons politiques liées à la mégalomanie et aux ambitions hégémoniques de Trujillo (défier la force militaire haïtienne plus faible et moins équipée en vue de l’humilier), la cause la plus profonde du drame a été vraiment la crise identitaire de Trujillo lui-même. Un petit-fils du côté maternel d’une haïtienne (Ercina Chevallier) qui imaginait avoir été investi de la haute mission culturelle de blanchir la « race dominicaine » par un nettoyage ethnique qui consisterait en l’assassinat de tous les haïtiens se trouvant sur le territoire dominicain.
Toutefois, faut-il rappeler que si Trujillo incarnait le mal, le mal n’a pourtant pas disparu avec lui. Joaquin Balaguer, ministre influent sous Trujillo et l’un des principaux idéologues du racisme anti-haïtien, a dirigé la République Dominicaine après la mort du dictateur et avec les mêmes préjugés raciaux pendant vingt-quatre ans (1960-1962, 1966-1978 et 1986-1996).
L’héritage est lourd et profond. Le racisme anti-haïtien, théorie d’Etat jadis, est depuis longtemps devenu l’inconscient refoulé ou dévoilé, suivant les cas, de la collectivité dominicaine.
Réponse nationale de la honte et hypocrisie internationale
Le gouvernement haïtien de Sténio Vincent, - on n’a cessé de le répéter et il faut encore continuer à le répéter - n’a répondu au massacre que par le déshonneur et le mépris des victimes. Le Président Vincent, soutenu par une diplomatie haïtienne génuflectrice et amplement antipatriotique, aurait préféré, à la défense du peuple offensé qu’il dirigeait, le maintien de ses relations amicales avec la dictature assassine. Trahison rentable aux intérêts particuliers des traitres, Elie Lescot, par exemple, après la démission de Vincent et avec l’appui particulier du dictateur Trujillo, son bienfaiteur, ancien ambassadeur d’Haïti en République Dominicaine deviendra président d’Haïti en 1941.
Par ailleurs, des représentants étrangers provenant de quelques pays tels que le Mexique, les Etats-Unis et le Venezuela tenaient plutôt à exiger, mais en vain, de vraies sanctions contre le gouvernement dominicain et une meilleure réparation à verser aux parents des victimes en lieu et place des 750 000 dollars américains dont seulement 500 000 ont été versés au gouvernement de Vincent qui les a reçus d’ailleurs sans grogne et sans gêne.
Toutefois, étaient-ils sincères ces mêmes gouvernements ? La France elle-même n’a pas été ambiguë. Elle s’est arrangée du côté dominicain. L’État français, complaisant envers la délégation dominicaine à Paris, a accepté en décembre 1937 de poursuivre Jacques Roumain et Pierre Saint-Dizier pour avoir osé dénoncer le génocide dans un article de la Revue Regards publié à Paris en novembre 1937 et intitulé « la tragédie haïtienne ». La justice française a jugé que l’article était un « outrage à un chef d’État étranger » et a condamné les deux écrivains à 15 jours d’emprisonnement et au paiement de 300 francs d’amende au dictateur dominicain. Un affront de plus que l’Etat haïtien n’a pas contesté mais les voix rebelles étaient trop fortes pour être tues une fois pour toutes.
Le massacre de 1937 dans le roman haïtien
Malheureusement, près d’un siècle de la littérature haïtienne, appelé erronément « littérature contemporaine » - on parle d’un silence académique qui remonte jusqu’à l’indigénisme des années 20 du XXème siècle - n’est pas enseigné à l’école. C’est une très vieille absurdité jamais remédiée qui a longtemps rendu ennuyeuses en Haïti les études littéraires mais qui satisfait d’autre part les intentions obscurantistes des pouvoirs de jeter aux poubelles de l’histoire les voix rebelles des hommes de lettres qui ont dénoncé des laideurs et combattu des forces oppressives de leur époque.
Tel est le cas en effet de ceux que j’appellerais « les romanciers du massacre de 1937 » qu’il fallait enseigner aux jeunes haïtiens pour mieux leur faire comprendre le contexte et la monstruosité de l’hécatombe de Trujillo. Ces auteurs sont : Anthony Lespès, Les semences de la colère (1949) ; Jacques Stephen Alexis, Compère Général Soleil (1955) ; René Philoctète, Le peuple des terres mêlées (1989) et Edwidge Danticat, The farming of bones (1998), traduit chez Grasset La récolte douce des larmes (1999). Sans oublier le classique de Freddy Prestol Castillo El Masacre se pasa a pie (1973), un roman dominicain incontournable et pertinent.
Conclusion
Il reste encore bien d’autres silences à rompre pour rappeler surtout à l’Etat haïtien sa dette immense envers la mémoire des victimes de 1937 et sa responsabilité actuelle à l’endroit des migrants haïtiens d’aujourd’hui qui, encore en République Dominicaine, abandonnés à eux-mêmes, se demandent quotidiennement s’ils ont des dirigeants qui se soucient de leur sort et qui se préoccupent de leurs moindres tribulations.
* Philosophe et Spécialiste des droits de l’Homme