Español English French Kwéyol

La question des soins dentaires et des dentistes en Haiti

Débat

Par Dre Françoise Ponticq

Soumis à AlterPresse

L`objectif de cet article, inspiré par celui que jai lu récemment sur AlterPresse, n’est pas d’entamer une polémique autour de la question des soins dentaires, de la profession en Haïti, mais d`apporter quelques éléments de réflexion, ainsi que des constats que tout dentiste qui pratique dans le pays peut faire.

…Tout dentiste qui, comme moi, aime cette profession et souhaiterait la voir prendre un essor qui puisse autant apporter des satisfactions à la population qu’à ceux qui la pratiquent au quotidien.

1-Le coût des installations

Comme stipulé dans l’article d’AlterPresse, la question du coût de l`installation se pose dans tous les pays ; depuis de nombreuses années, il existe des alternatives liées à l`évolution de la profession et du matériel : il y a 50 ans, on s`installait à un endroit et on y restait toute sa vie… les conditions de vie économiques et de l`emploi étaient différentes.

Actuellement et dans tous les métiers, les professionnels « bougent » ; les équipements dentaires ont évolué et on en trouve à tous les prix, de qualité différente, mais il existe des équipements complets (fauteuil, panneau de soins, scialytique, aspiration, radiographie) fabriqués dans les pays d`Amérique Latine, en Asie qui coûtent entre 10.000 et 15.000 USD. La durée de vie n`excède peut-être pas 10 ou 15 ans, mais permet de pratiquer correctement et de planifier un autre investissement.

2-L’éducation

L’un des points importants est en effet le manque d’éducation, d’information des patients mais aussi des professionnels de la santé en général par rapport aux soins dentaires. Nombreux sont les médecins qui ne connaissent pas notre profession et la résument à un « arrachage de dents » ; à cet égard, l’extraction n’est pas et ne sera jamais la base des soins dentaires, car quand on parle de soins, on pense à des dents présentes et restaurées pour être fonctionnelles. Une dent extraite est l’échec du soin !

A ce titre, le charlatan reste quelqu’un qui « soulage » mais qui n’a rien à voir avec un dentiste ; ce n’est peut-être pas tant les exigences financières de l`installation qui le décident charlatan, mais l’absence de professionnels en de nombreuses régions du pays. La nature a horreur du vide.

3- les données sur la profession

Les données concernant le nombre exact de dentistes, leur répartition, leurs installations, leur âge moyen, les femmes dentistes sont incomplètes et non vérifiées de façon rigoureuse et exhaustive. Nous avons des approximations : 500 dentistes…30 % de femmes…

Pour définir les termes d’une politique nationale et des stratégies, il me semble impératif d’avoir ces données.

En France, par exemple, on recensait en 2011, 39805 dentistes en exercice, soit 63 / 100.000 habitants ; l`âge moyen de 48, 4 ans et une profession de type libéral à 90.5 % ; les consœurs représentent 39.7 % de la profession. C`est à partir de ces données initiales que le Conseil de l’Ordre et les « politiques » ont défini des mesures à prendre pour 2012.

(Le Conseil de l`Ordre est, en France, un organe national de la protection de la profession et du respect de la déontologie de la part des dentistes ; l’adhésion à l’Ordre est obligatoire pour tout dentiste qui veut pratiquer sa profession).

4-Les autres métiers indissociables de la profession

D’autre part, il me semble très important de noter qu`il n`y a aucune formation professionnelle pour apprendre la maintenance et l`installation des équipements dentaires et la prothèse : ce sont deux métiers qui forment avec celui de dentiste une trinité-qui si elle n`est pas sainte- demeure incontournable pour travailler dans de bonnes conditions. Or, actuellement nous avons une seule prothésiste en Haïti, et 3 à 5 techniciens de maintenance : quatre d`entre eux ont été formés par une ONG française en 4 sessions de 15 jours sur 4 ans.

Pour être de ceux qui utilisent leurs compétences, ils répondent à la demande ; mais ces quatre personnes ont du mal à être reconnues et rémunérées par les dentistes comme il se doit.

C`est aux dentistes d`abord à comprendre la différence entre « bricoleur » et « technicien » !!! Il faut considérer un professionnel comme tel, sans quoi nous aussi restons dans le « bricolage ».

Quant à l`enseignement de la prothèse, elle n`existe pas en Haïti, et nous sommes obligés d`utiliser les services de quelques personnes (ayant appris sur le tas, qui peuvent réaliser des prothèses simples de plus ou moins bonne qualité) ou encore d`envoyer nos travaux en République Dominicaine.

Pourquoi une école professionnelle n`inscrirait-elle pas un cursus de prothèse de maintenance aux métiers déjà enseignés ?

5-Le secteur dentaire au niveau public et privé/semi-privé

-  La Faculté d`Odontologie

La Faculté d`État est la seule à enseigner la dentisterie, à avoir un cursus reconnu et à diplômer des dentistes ; l`UNAP, qui forme aussi des dentistes, est-elle un centre de formation où une Université reconnue par l`État ? Dans ce dernier cas, pourquoi les étudiants diplômés par l`UNAP doivent-ils suivre des cours et attendre une éventuelle reconnaissance ?

La Faculté fait face à de nombreuses difficultés, comme de nombreuses institutions d`État, mais il existe des lacunes - je me permets d`en citer quelques-unes- qui participent au manque d`éducation et information des futurs dentistes et autres professionnels de la santé-voir de la population :

--- Un cours de base sur la maintenance des équipements et une description de cette profession

Les futurs dentistes comprendraient qu`on ne s`improvise pas réparateur, apprendraient déjà à bien entretenir le matériel, à savoir le choisir en fonction de leurs besoins et à reconnaître ce métier à part entière, sans quoi nous sommes tous assignés à ne pas travailler dans de bonnes conditions (2012).

Un cours professionnel pourrait être envisagé au niveau université ou école professionnelle.

---Un atelier moderne de travaux pratiques sur mannequins

C`est une étape indispensable- dans tous les métiers manuels- de pouvoir travailler sur des mannequins, à des postes de travail organisés à cet effet, avant que de travailler sur des Humains !

Dans toutes les Facultés dentaires du monde on en passe par là et on apprend déjà les positions opérateur-patient, la tenue des instruments, les simulations de soins dans des espaces conçus et aménagés spécialement pour cela.

La Faculté d`Odontologie a des mannequins, mais on ne peut pas encore parler de laboratoire de travaux pratiques ; il nous semble important de persévérer à le mettre en place.

---Un cours de dentisterie communautaire

Si la Faculté d`Odontologie propose un cours de base de dentisterie communautaire depuis 6 ans, l`INHSAC (Institut National Haïtien de Santé Communautaire) a formé plus de 1,100 médecins, infirmières, psychologues, assistants sociaux, techniciens de laboratoire, pharmaciens et personnel auxiliaire de santé, mais pas de dentistes.

Ces formations couvrent de nombreux domaines notamment la Prévention de la Transmission Mère-Enfant du VIH (PTME), le Conseil et le Dépistage Volontaire (CDV) et le soutien psychosocial pour les personnes vivant avec le VIH/ SIDA (PVVIH/SIDA).

Le Ministère de la Santé est dit « public » en Haïti, alors pourquoi ne pas aussi former des professionnels bucco-dentaires qui pourraient intégrer les rangs des fonctionnaires de l`État avec cette spécialité et diffuser leurs connaissances à travers la population ?

--- Un cours d`hygiéniste dentaire

Cette formation serait indispensable ; la pratique des soins dentaires en 2012 exige la présence d`un type de personnel spécialisé (auxiliaire, hygiéniste), utile autant dans le privé que dans le public, qui est spécialement formé pour tout ce qui a trait à l`information, l`éducation et la prévention des affections bucco-dentaires.

L`État reconnaît les auxiliaires médicaux, pourquoi pas les auxiliaires dentaires ?

---Les termes précis de l`équivalence académique des confrères qui ont un diplôme étranger

Ces professionnels, qui eux veulent pratiquer en Haïti- et non fuir- se heurtent depuis au moins 20 ans à une obscure barrière académique : il est temps de la lever et de déjà proposer les termes réalistes d`un examen d`équivalence comme cela se fait dans tous les pays, basé sur la compétence technique du demandeur. Au cours des dix dernières années, seuls deux dentistes ont obtenu -malgré l`absence d`un examen formel et officiel au sein de la Faculté- cette équivalence : pourquoi ?

À cet égard, il me semble qu`exiger un service social dans des endroits où il n`y a pas de réelle clinique dentaire n`est pas le propos utile en ces temps de disette dentaire : on manque de dentistes, il y a sûrement mieux à faire et je suis sûre qu`un comité d`équivalence imbu de la question saurait très vite répondre à la demande.

--- La nomination et le recyclage des professeurs de la Faculté d`Odontologie

Le rectorat de l`Université d`Haïti –responsable de la nomination et évaluation des professeurs- met-il en pratique les normes qui doivent exister dans ce domaine pour tendre à l`excellence de l`enseignement ?

Il n`existe pas de formation continue formelle pour les dentistes ; dans de nombreux pays, la profession organise elle-même cette formation continue à travers des partenariats avec le secteur privé (entreprises de matériel, regroupements de professionnels au sein de spécialités dentaires ect..).

Ces sessions de formation continue participent aussi à évaluer la pratique et le niveau des dentistes et les valider chaque 2 à 3 ans pour pouvoir continuer à pratiquer. Ces mesures sont obligatoires dans de nombreux pays et forcent les dentistes à se recycler et à rester performants.

-  Le Ministère de la Santé Publique et ses structures

---Absence de direction d`odontologie au niveau central et départemental

Depuis plus de 10 ans (décès accidentel du Dr St Preux qui occupait ce poste de direction des soins dentaires), nous n`avons plus aucune interface au MSPP. Il me semble savoir qu`il y a seulement quelques dentistes départementaux : à quelle entité interne du MSPP sont –ils attachés et quels sont leur rôle et leur marge de manœuvre, s`il n`y a pas –ou peu- de changement depuis 10 ans ?

Un dentiste est actuellement consultant auprès du MSPP, mais il reste cependant isolé et non inclus dans une nouvelle matrice qui pourrait générer une mise à niveau des données de ce secteur. Une évaluation des besoins ou tout autre étude de base permettrait de faire des propositions « actuelles ».

À cet égard, si nous avions de dentistes formés et compétents en santé communautaire, ils pourraient facilement réaliser cette mise à niveau des données et faire des propositions en rapport avec la réalité et les moyens du MSPP, avec un objectif concret.

La méconnaissance du secteur dentaire par les politiques ne permet pas d`avoir des chiffres récents concernant la profession (qui représentent des éléments de comparaison avec d`autres pays et des objectifs quantifiables pour tout projet) et aboutit parfois à des décisions saugrenues ou encore pas de décisions !

--- Politique et stratégie dentaire nationales non réévaluée depuis au moins 10 ans

Des propositions de l`ADH (Association Dentaire Haïtienne) ont été faites mais pas de suivi : cela mérite de se pencher sur la question, sans quoi on ne peut pas prétendre à développer la profession sans direction commune, sans références.

L`ADH travaille sur la mise sur pied d`un Ordre des Dentistes (régulation, contrôle et protection de la profession) ; cette entité peut participer à la définition d`une politique dentaire nationale « actuelle ».

---Loi sur la pratique des soins dentaires datant de 1940, amendée d`un seul article en 1986

Cette loi vieille de 72 ans est obsolète. Le monde en général et la profession en particulier ont changé. L`amendement de 1986 concerne l`autorisation des étrangers à pratiquer la médecine, les soins infirmiers et dentaires en Haïti.

En 1986, cet amendement a été apporté à la Constitution, non pas par souci d`utiliser des compétences extérieures sans tenir compte de celles existantes dans le pays, ni de formation, mais pour répondre au besoin d`un Président.

De toute façon, il est important de soumettre à discussion et aux instances concernées, d`autres modifications aux différents articles de cette loi.

---Structures cliniques désuètes dans tout le pays

À travers le pays, les structures cliniques du MSPP ne sont pas des centres de soins dentaires : pas d`équipements ou des équipements incomplets ou non fonctionnels ; ce sont tout au plus des centres d`extractions dentaires.

Comment un jeune diplômé peut-il être stimulé et avoir envie de pratiquer dans ces conditions ? Il est en plus isolé professionnellement (pas de formation continue).

-  Les institutions privées de type caritatif : ONG ou Fondations

--- Peu nombreuses, souvent bien équipées, utilisées pour le service social des étudiant, mais de façon presqu`informelle

Il en existe plusieurs réparties entre la capitale et la province, mais pas assez pour répondre aux besoins de la population. En général, ces cliniques sont bien équipées, subventionnées, emploient des dentistes et des auxiliaires et proposent une panoplie de soins de base de bon rapport qualité-prix.

Pourquoi le MSPP, qui les connaît et les utilise certaines années comme centres de service social (exemples : Fondation Cadet, Christianville, Service Œcuménique d`Entraide), ne peut-il pas leur donner une reconnaissance d`Utilité Publique, des avantages, sceller des ententes avec leurs directions pour combler le « vide » existant à moyen terme avant de pouvoir développer réellement le secteur dentaire public ?

---Pas de contrôle ni d`aide budgétaire ni d`aucune autre forme, donc pas de réelle collaboration ou partenariat avec l`État

Si le MSPP établissait des partenariats avec ces structures, cela serait peut-être un début de solution pour aller vers l`avant, mettre en place un contrôle des standards cliniques, définir des termes de référence pour la profession, les étapes à franchir pour arriver à un bon niveau de services dentaires dans le pays en attendant que le Ministère développe davantage le secteur en question.

Ces institutions ont des difficultés parfois à couvrir leurs dépenses ; si elles avaient un statut d`Utilité Publique, elles pourraient recevoir des aides de l`État (prise en charge des salaires, des loyers) et assurer une longévité à ces structures et aux services qu`elles rendent à la population.

-  L`association Dentaire Haïtienne

---Promotion insuffisante auprès des professionnels

L`Association Dentaire Haïtienne devrait prendre des mesures ou moyens pour grossir les rangs de l`association. S`il y a 500 dentistes en Haïti, combien sont-ils à faire partie de l`ADH ? Comment définit-elle son rôle ? Que peut-on attendre d`elle ? Comment participer à ses activités ?

L`ADH fait partie du réseau international de la Fédération Dentaire Internationale et plus régionalement de la FOLA (Fédération des associations dentaires latino-américaines).

À cet égard, des échanges politiquement corrects entre directions respectives ont eu lieu, des congrès, des affectations pour des bourses, mais n`y a-t-il pas d`autres projets plus « collectifs », qui pourraient apporter des améliorations ou ouvertures au sein de ce réseau et pour tous les professionnels ?

---Avantage, promotion et protection de la profession réduits

Cela tient en partie au fait que la profession n`est pas ou peu organisée : Association faible, pas d`Ordre des Dentistes, pas de formation continue, pas de Direction spécifique au MSPP.

On peut aussi remarquer qu`il y a peu d`espaces communs à de véritables échanges professionnels et que la pratique reste très individuelle et repliée sur elle-même, les tranches d`âges sont souvent scellées dans des boites hermétiques et sans communication entre elles : une façon de ne pas évoluer non plus que de ne pas se frotter aux idées ou conceptions « différentes ». La routine clinique observée tue parfois les enthousiasmes !

Les cliniques dentaires publiques ou semi-privées n`ont –par exemple- pas souvent l`idée de proposer des journées « portes ouvertes » pour promouvoir leurs activités.

6- Conclusions

Au-delà des considérations personnelles émises, on ne peut déjà guère s`attendre, dans ces conditions, à ce que la population en général réclame des soins dentaires modernes puisqu`elle ne peut pas inventer des choses inconnues !!

Quant à nous, professionnels et institutions concernées, la roue n`est pas à réinventer Nous devons essayer de combler les lacunes, nous informer, nous former, avancer pour ne pas rester à observer –en tant que spectateurs impuissants- les « fuites » des dentistes à peine formés et les « barrages » inutiles pour des confrères qui ne demandent qu`à combler ces fuites.

Les problèmes auxquels nous sommes confrontés ont des solutions, qui demandent, outre le savoir-faire, une mise-à-jour des exigences de ce métier en 2012 et un petit changement-ouverture dans nos conceptions de la profession.

C`est avant tout à nous, professionnels du monde bucco-dentaire –dentistes, enseignants, étudiants, techniciens de maintenance, prothésistes, hygiénistes, d`assumer la responsabilité de promouvoir, protéger et diffuser nos compétences, d`initier une nouvelle démarche auprès des patients- pas l`inverse- pour pouvoir combler les fossés humains politiques, socio-professionnels et techniques existants…aussi bien que nous sommes censés « combler » les cavités dentaires !!!

Cette profession qui participe à « rendre le sourire » ne doit pas nous laisser consternés ni découragés, ni avec un sourire amer, dépité aux lèvres, mais un sourire de volonté, d`enthousiasme et d`espoir pour « un des plus beaux métiers du monde »…à mon avis !!

……………..

* Dentiste
Service Oécuménique d `Entraide

……………...

NB-Je remercie les personnes du milieu dentaire et non dentaire qui m`ont apporté leur aide pour écrire cet article.

Des références ont été prises dans « La Lettre » du Conseil de l`Ordre des Dentistes français et dans les archives du Service Œcuménique d`Entraide (ONG haïtienne).