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Réforme de l’Université d’État d’Haïti : Compétence professionnelle et Responsabilité citoyenne

Par Jean Anil Louis-Juste, Professeur à l’Université d’Etat d’Haiti

Soumis à AlterPresse le 12 avril 2004

Une tendance s’est clairement exprimée sur l’orientation de la nouvelle réforme de l’Université d’Etat d’Haïti : l’UEH formera des professionnels compétitifs sur le marché. C’est la conclusion que l’on peut tirer de l’article intitulé : « L’Université d’Etat d’Haïti et la nouvelle donne économique », et paru au No 36892 du journal Le Nouvelliste. L’auteur est parti de l’absence de la recherche dans la pratique universitaire haïtienne pour repenser l’UEH selon les vœux de la nouvelle donne économique. La Réforme de l’UEH serait alors fondée sur l’introduction des nouvelles technologies d’information et de communication dans la nouvelle pédagogie universitaire.

Il semblerait que Jacques Abraham, membre du Conseil de l’Université, ait « opposé » l’autonomie à la responsabilité pour justifier son point de vue d’adaptation universitaire à la nouvelle donne économique :

« Un nouveau registre idéologique est (Â…) est mis de l’avant : le concept d’indépendance et d’autonomie s’estompe au profit de celui de responsabilité, (Â…)

« (Â…), l’UEH est sommée, aujourd’hui, de justifier socialement sa productivité, sa bonne utilisation des fonds et sa ’moralité’. »

L’organisation de l’article est construite sur cette atténuation, mais l’auteur n’établit pas explicitement la raison politique de sa nouvelle UEH.

La nouvelle donne économique tombe sur la tête de l’UEH ?

A lire l’article en question, on s’aperçoit que l’auteur relie l’UEH à la nouvelle donne économique par la « crise que traverse le pays », sans toutefois penser à présenter cette crise dans ses principales causes et manifestations ; « la qualité de la formation universitaire » aurait suffi à établir la relation :

« S’interroger sur la question de la formation des professeurs de l’UEH, c’est aborder un ensemble de préoccupations et débats qui ont cours actuellement sur le rôle de l’UEH dans la crise que traverse le pays, sur le concept de la qualité de la formation universitaire ou sur la pédagogie universitaire elle-même. »

Celle-ci semble être conçue selon la vision entrepreneuriale :

« Le programme et chaque activité pédagogique constituent (Â…) un contrat éducatif, dont les objectifs de formation visés constituent des clauses explicites. »

Le niveau intellectuel des professeurs de l’UEH semble être le problème fondamental de l’enseignement supérieur public, mais on peut se poser la question, à savoir comment des doyens aussi qualifiés, continuent-ils à pratiquer le « caciquisme » dans la gestion des facultés de l’UEH ? Pourquoi leur haute qualification n’a-t-elle pas produit la transparence administrative ? Par ailleurs, qu’est-ce qui permet d’établir le contrat éducatif dont parle l’auteur ? La nouvelle donne économique ou la crise que traverse le pays ? D’où vient la première ? Comment a-t-elle pu avoir des incidences sur la seconde ? Autant de questions qui restent sans réponse dans l’article du membre de conseil !

La nouvelle donne économique est une construction qui remonte aux années 70. Elle consiste en la substitution de la rigidité fordiste-keynésienne par la felxibilité ohniste-hayeckienne dans la régulation socio-économique. A partir des chocs pétroliers (1973 et 1979), le capital est passé du modèle fordiste au modèle d’accumulation flexible. Par exemple, la production et la consommation de masse, la concentration de travailleurs, l’intervention de l’Etat, etc., ne sont plus viables pour la reproduction du capital ; il s’agit dès lors, de relocaliser des entreprises, de mondialiser la production, de produire selon la logique du « just in time », d’évincer l’Etat de sa place centrale de principal régulateur de la vie sociale et économique, etc. C’est dans cette conjoncture que s’est développé le sous-secteur économique de la sous-traitance en Haïti, notre pays ayant présenté des avantages comparatifs de main-d’œuvre à bon marché, de faible organisation de travailleurs et de bas impôts sur le revenu. L’irrigation de la Vallée de l’Artibonite, grenier rizicole du pays, a été méprisée au profit de l’électrification du parc industriel de Delmas ; le cheptel porcin haïtien a été décimé en 1981, sous prétexte de lutte contre la peste porcine africaine. La résistante agriculture de subsistance paysanne a subi un rude coup de la part de la restructuration du capital étatsunien. Les stocks forestiers sont alors utilisés dans une quête incessante d’amélioration du revenu paysan. Quand on considère que la question agraire n’a a jamais été résolue en faveur des paysans et que l’équilibre écologique s’est considérablement entamé depuis plus de deux décennies, on comprend que la crise actuelle du pays, caractérisée entre autres, par la baisse de la production agricole et le chômage structurel urbain, est aussi un produit de la nouvelle donne économique. La sous-traitance, l’informalisation, la compradorisation modernisée, etc., sont autant d’expressions spécifiques de la crise du capital en Haïti. Une pédagogie universitaire haïtienne ne saurait ignorer cette situation critique, si l’enseignement universitaire devait être « critique et sceptique »

La nouvelle donne économique prône la compétence professionnelle sans la responsabilité éthique

Depuis la crise du capital ressurgit la théorie du capital humain dans les recettes néo-libérales : l’investissement en éducation aurait garanti non seulement l’augmentation du revenu individuel, mais aussi la croissance de la productivité. L’école est alors chargée de former les nouveaux sujets propres à accepter le développement du nouveau modèle économique comme une fatalité historique ou une norme naturelle (Lire les analyses d’étudiants sur la Réforme Bernard, à la Faculté des Sciences Humaines). L’éducation ne fait plus partie de dépenses sociales de l’Etat, mais d’investissements des « usagers ». La Banque Mondiale est connue pour être l’institution de l’Internationale Communautaire, qui, depuis les années 80, implémente le processus de décentralisation éducative et d’autonomie scolaire comme mécanismes de garantie pour une plus grande participation des usagers dans la gestion scolaire et une moindre participation de l’Etat dans le financement de l’éducation. De plus, ses préférences de financement vont pour l’éducation de base au détriment de la formation universitaire dans les pays périphériques.

La compétence professionnelle exigée, s’acquiert dans des centres privés de formation. Le démantèlement du système éducatif public en Haïti résulte de la politique néo-libérale de déresponsabilisation de l’Etat [1] ; le principe de responsabilité citoyenne, cher à l’éducation publique est alors mis en veilleuse au profit de la compétitivité individuelle.

L’économie de la connaissance ou la société du savoir a donc émergé de la crise du système productif fondé sur les productions d’automobiles, électromécanique et pétrochimique. La production est aujourd’hui articulée autour de la télécommunication, de l’informatique et de l’industrie culturelle, mais le travail des femmes et des hommes reste et demeure le moteur de cette transformation, car les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTICs) ne seraient pas possibles sans la combinaison intelligente du travail intellectuel et du travail manuel dans le contexte de la restructuration productive, de la globalisation et du néo-libéralisme, qui sont des « moments constitutifs d’un même processus [2] » de lutte contre le travail.

La nouvelle division internationale du travail nous a confiné dans l’opération d’assemblage de pièces électroniques et non dans l’invention électronique. Les NTICs servent chez nous à faciliter la gestion à distance de la sous-traitance. Dans ces conditions, on comprend mal que « les enjeux pour l’UEH de s’adapter à cette nouvelle donne d’une économie fondée sur la valorisation et l’échange des connaissances [soient] très importants et lourds de conséquences pour sa croissance en tant qu’institution de service public. » Le sens public de l’UEH plaide plutôt en faveur de la formation de citoyens compétents et responsables, c’est-à -dire pour la formation de professionnels qui posent et résolvent avec succès les problèmes sociaux et technologiques du développement en Haïti, la technologie étant ici prise dans le sens de médiation entre le travail et la science.

L’autonomie universitaire comme garantie de la responsabilité citoyenne

Le déterminisme technologique ne doit pas guider la réforme de l’UEH, si l’on veut sortir le pays de la tutelle corruptrice du capital. L’autonomie universitaire doit rester le principe fondamental dans la construction d’une autre université publique, puisqu’elle signifie, dans le contexte actuel, la liberté de penser autrement. La pensée néo-libérale unique qui active les pratiques de gestion technologique de la question sociale, veut fermer toute issue souveraine, en déresponsabilisant l’Etat et le citoyen à l’égard des problèmes de la société. Le sens éthique de la Réforme de l’UEH, c’est la formation pour l’engagement envers la liberté, l’égalité et la solidarité ; la responsabilité citoyenne n’a pas d’autre signification sociale.

La Réforme de l’UEH est un gage pour cultiver la responsabilité chez des jeunes haïtiens. Ils doivent être éduqu pour leur pleine réalisation et celles des autres Haïtiens, et non pas seulement « pour un emploi ou une carrière intéressante bien rémunérée. » La jeunesse n’est pas seulement une période de préparation à la vie productive ; c’est aussi et surtout le moment vital de construction de nouvelles civilisations humaines. Sa créativité doit être développée, et l’autonomie de pensée reste le cadre intellectuel le plus intéressant pour ce développement. En ce sens, nous partageons l’idée que « l’activité pédagogique ou le programme ne doivent pas être considérés comme un ensemble donné, élaboré une fois pour toutes. » Ils doivent être ouverts sur l’utopie des jeunes et non sur la programmation de la nouvelle donne économique.

C’est l’autonomie universitaire qui libèrera les énergies créatrices de la jeunesse ; c’est la liberté académique qui la poussera vers la compréhension des problématiques sociales et technologiques du pays ; c’est la participation des jeunes étudiants à la gestion de l’UEH, qui les responsabilisera envers la société. L’auto-gestion financière des ressources, facilitera la rtion du triptyque Enseignement/Recherche/Communication Universitaire [3].

La Réforme de l’UEH doit donc être orientée vers la formation de professionnels compétents et engagés dans la lourde tâche de reconquête de la liberté bafouée par l’autoritarisme politique, l’exploitation économique et la discrimination culturelle. Notre jeunesse universitaire saura ainsi se hisser à la hauteur des jeunes Haïtiens qui ont su réaliser la Révolution de 1791, en forgeant la nation haïtienne à partir de l’unification de tribus africaines transplantées sur les plantations de la colonie de Saint-Domingue sous le mot d’ordre de Liberté Pleine et Entière.

Jn Anil Louis-Juste


[1Depuis 1985, l’enseignement public haïtien ne forme que 20% des citoyens scolarisés, par suite de l’application systématique du Plan d’Ajustement Structurel en Haïti.

[2Francisco Oliveira, cité par Janete Bezera dans « Trajetoria da lei de educaçao na Colombia, 1998. Thèse de maîtrise au Département de Service Social à l’UFPE, Brésil".

[3Nous avons estimé nécessaire de remplacer l’extension ou le service à la communauté par la Communication universitaire, pour mieux faire ressortir l’importance d’échanges horizontaux entre les chercheurs de l’UEH et la population haïtienne.