Par Roody Edmé *
Spécial pour AlterPresse
Que peut-on faire contre un indécrottable destin qui vous colle à la peau jusqu’à l’abîme final ? Question philosophique s’il en est : l’homme s’interroge sur le sens de la vie, ses raisons de vivre et il lui arrive pour survivre à son insoutenable existence de s’inventer un réel. Albert Camus l’a posée dans ses réflexions sur l’absurde : l’homme est un être happé par des forces aussi puissantes que contradictoires. Au milieu de cette légendaire fragilité, y a-t-il de la place pour la volonté ? La volonté de s’en sortir, mais pour aller où ? Vers de nouveaux défis, de nouvelles souffrances, la mort qui attend au bout de l’aventure, de toute façon.
Tel semble être le destin de Dinah, femme de toutes les douleurs, prostituée « éternelle » du bidonville le plus mal famé de la Jamaïque. Semblable à une gigantesque poubelle, le Dungle s’étend avec ses cases, comme une balafre géante au visage de la ville. Là, au milieu de la misère rampante se débattent, s’ébattent des femmes et des hommes condamnés à pourrir dans ce trou par un funeste destin qui n’est que le masque hideux d’une longue histoire d’inégalité qui a longtemps sévi sur nos terres chaudes de la Caraïbe.
Le destin de Dinah rappelle celle tout aussi accablante de Marleine, un personnage du dernier roman de Garry Victor, « la mauvaise éducation » : Marleine est dans sa famille, une prostituée de la troisième génération d’un coin perdu appelé Nan Palmiste. Dans un instant de complicité avec un jeune client, elle raconte la vraie histoire des bas-fonds de la ville, l’Histoire subie et faite par les opprimés, les damnés de la terre.
Si Nan Palmis a disparu à coups de coco macaque et de mitraille pour laisser la place à la pimpante cité de l’Exposition sous Dumarsais Estimé, l’illusion d’optique n’a pas duré. La misère est revenue par la grande porte en pointant son doigt accusateur sur la baie de Port-au-Prince, et comme un défi s’érige aujourd’hui, la cité de l’Eternel, comme sorti d’un fumier, ce quartier est la traduction d’une chute ininterrompue de notre capitale dans la déshérence urbaine.
Dans le roman du jamaïcain Orlando Patterson, on ne sort pas non plus de la jungle urbaine. Survivre dans le Dungle est comme un mauvais sort jeté à chaque habitant. Patterson exprime de manière vive, avec des images d’une rare crudité le quotidien brutal des habitants de cette cité de tous les dangers ou la misère se conjugue à tous les temps et pour tout le temps qui, comme un vampire, du sang des habitants croit et se fortifie .
Mais comment abandonner cet espace infect, boueux, violent et aliénant qui somme toute est ce qu’elle connaît le mieux ? Où trouvera-t-elle les ressources pour s’en échapper ? Pourtant sa décision est prise. Dinah s’enfuit du Dungle pour entrer dans la secte d’un personnage haut en couleur, nommé Shepherd John. Un berger qui ne nourrit pas que de bons sentiments et qui peut à l’occasion se métamorphoser en loup.
Alternative douteuse, puisque l’aliénation religieuse va étendre son ombre tentaculaire sur cette jeune femme vulnérable, prise dans les mailles du filet de l’exploitation dont elle ne sait plus s’en sortir.
Le culte Rastafari est aussi présent à travers la secte rivale de Brother Salomon, groupe religieux qui entretient chez ses disciples l’illusion d’un éventuel voyage mythique et mystique en Ethiopie, le pays du Négus Haïlé Sélassié.
Brother Salomon sait que ce départ toujours différé n’aura jamais lieu. Et que c’est une mystification destinée à entretenir l’illusion chez les adeptes de sa secte de la fin prochaine des souffrances.
Dans « the Children of Sisyphus », la plume de Patterson n’épargne personne. A commencer par ceux qui font bon commerce du désespoir des masses, du chef rastafari au politicien traditionnel en passant par les nombreux relais « populaires » qui sont autant de manettes aux mains habiles et velues des experts de la manipulation.
Mais en fait, le roman semble suggérer que le salut véritable est dans la lutte, même si celle-ci parait vaine, la résistance sans illusion fera tôt ou tard s’effondrer les murailles épaisses de l’ignorance et taire les trompettes de l’absurde.
D’où la filiation de ce roman avec la philosophie de l’absurde, telle que la concevait Albert Camus. Mais Sartre n’est jamais trop loin, lorsqu’il affirme : « Nous ne dirons pas qu’un captif est toujours libre de sortir de prison, ce qui serait absurde, ni non plus qu’il est toujours libre de souhaiter l’élargissement, ce qui serait une lapalissade, mais qu’il est toujours libre de chercher à s’évader, s’apprendre à lui-même la valeur de son projet par un début d’action ».
* Éducateur, éditorialiste