Lettre ouverte au Président de la République
Par Olsen Jean Julien
Document soumis à AlterPresse le 30 aout 2012
Son Excellence Michel Joseph MARTELLY, Président de la République
En ses bureaux.-
Monsieur le Président,
J’ai lu avec beaucoup d’intérêt les cinq (5) arrêtés suivants concernant le Centre Historique de Port-au-Prince, pris en date du 25 mai 2012 et publiés dans les numéros 86, 86-A et 86- B du Journal Le Moniteur daté du vendredi 1er juin 2012 :
1 - Arrêté déclarant d’utilité publique une partie du Centre Historique pour permettre à l’Etat de disposer de terrains en vue de la construction de bâtiments publics
2 - Arrêté abrogeant celui du 2 septembre 2010 déclarant d’utilité publique une partie du Centre Historique.
3 - Arrêté déclarant l’aire du Champ-de-Mars Patrimoine National au titre de Jardin Historique.
4. Arrêté redéfinissant l’aire du centre ancien de la ville de Port-au-Prince.
5- Arrêté déclarant Zone Réservée la partie du littoral de la Ville de Port-au-Prince située en face du quartier du Bicentenaire.
A bien les lire et les considérer, je ne peux m’empêcher d’attirer votre attention sur les nombreux problèmes qui les affectent, notamment au regard de l’intérêt général. Le caractère historique du centre ancien de Port-au-Prince est un élément-clé de notre identité collective. Il a marqué la vie de plusieurs générations d’Haïtiens et reste un témoin privilégié de notre parcours historique. La conservation et le développement de son patrimoine architectural et urbain, en tant que partie de notre capitale nationale, sont ainsi de la plus haute importance.
Je salue donc l’initiative du pouvoir exécutif de vouloir réglementer le développement de cette partie de la ville. Mais, en tant que citoyen informé de la matière dont traitent ces arrêtés, je suis très préoccupé par les aspects problématiques et les nombreuses lacunes qui entachent les mesures annoncées révélant une fois de plus les faiblesses de nos institutions, la manière dont le gouvernement les utilise et le niveau des conseils que ces institutions sont en mesure de prodiguer au Chef de l’Etat, entre autres, en matière de conservation du patrimoine culturel.
Ces arrêtés qui sont censés corriger une « erreur d’appréciation » d’un gouvernement antérieur posent de façon erronée la problématique de la gestion du centre ville historique. J’estime que, sans les corrections adéquates, ces arrêtés ne résoudront pas les problèmes ; au contraire, ils risquent de contribuer à une disparition accélérée des valeurs multiples associées à cette partie de la capitale. Ils ne pourront même pas protéger adéquatement les intérêts des propriétaires du secteur privé, le seul groupe social dont « une participation plus importante aux efforts de reconstruction » est explicitement favorisée, selon les termes consacrés dans ces textes publiés par le pouvoir exécutif, ce 25 mai 2012.
Monsieur le Président, depuis la fin du XIXe siècle, suite aux conséquences néfastes de la Révolution Industrielle sur les plans spatial et social, il s’est développé une nouvelle discipline professionnelle dénommée la conservation du patrimoine architectural et urbain. Le principe de cette discipline est de conserver les richesses associées aux espaces architecturaux et urbains créés par les sociétés humaines au cours de l’histoire. Cette discipline conçoit et met en œuvre ensuite des stratégies pour utiliser ces richesses au service du développement socioéconomique harmonieux et durable des générations présentes et futures.
Après plus d’un siècle de travaux dans le cadre de cette discipline, des mécanismes et institutions ont été créés aux niveaux national, régional et international. Il en est résulté un très riche cadre normatif. En guise de mécanismes et d’institutions créés, nous pouvons citer l’Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture (UNESCO), le Conseil International pour les Monuments et Sites (ICOMOS), le Plan Caribéen pour les Monuments et Sites (CARIMOS), l’Institut de Sauvegarde du Patrimoine National en Haïti (ISPAN), etc.
Parmi les normes définies, la CHARTE INTERNATIONALE POUR LA SAUVEGARDE DES VILLES HISTORIQUES, adoptée par l’ICOMOS, à Washington DC, en octobre 1987, tient une place de choix pour la matière qui nous concerne ici. Les quatre grands principes suivants sont définis dans le cadre de cette charte :
1. La sauvegarde des villes et quartiers historiques doit, pour être efficace, faire partie intégrante d’une politique cohérente de développement économique et social et être prise en compte dans les plans d’aménagement et d’urbanisme à tous les niveaux.
2. Les valeurs à préserver sont le caractère historique de la ville et l’ensemble des éléments matériels et spirituels qui en expriment l’image, en particulier :
a. la forme urbaine définie par la trame et le parcellaire,
b. les relations entre les divers espaces urbains : espaces bâtis, espaces libres, espaces plantés,
c. la forme et l’aspect des édifices (intérieur et extérieur), tels qu’ils sont définis par leur structure, volume, style, échelle, matériaux, couleur et décoration,
d. les relations de la ville avec son environnement naturel ou créé par l’homme,
e. les vocations diverses de la ville acquises au cours de son histoire.
3. Toute atteinte à ces valeurs compromettrait l’authenticité de la ville historique.
4. La participation et l’implication des habitants de toute la ville sont indispensables au succès de la sauvegarde. Elles doivent donc être recherchées en toutes circonstances et favorisées par la nécessaire prise de conscience de toutes les générations. Il ne faut jamais oublier que la sauvegarde des villes et quartiers historiques concerne en premier leurs habitants.
5. Les interventions sur un quartier ou une ville historique doivent être menées avec prudence, méthode et rigueur, en évitant tout dogmatisme, mais en tenant compte des problèmes spécifiques à chaque cas particulier.
Au regard de la Constitution de 1987, des conventions internationales ratifiées par Haïti et des principes énoncés dans la charte internationale sur les villes historiques, j’attire votre attention sur quelques-uns des aspects les plus problématiques de ces arrêtés :
1. les arrêtés ne prennent en compte que des éléments généraux concernant la forme urbaine en laissant de côté les questions importantes relatives au plan de développement social et économique, la participation de TOUS les citoyens et les problèmes spécifiques de logement, de sécurité et de détérioration d’infrastructures dans le centre ville de Port-au-Prince.
2. Les arrêtés ne prévoient pas une institution responsable de la coordination des actions et de la mise en œuvre des règlements qui en sortiront. Ils risquent donc de rester inopérants comme la majorité de nos textes de loi en favorisant l’impunité aux contrevenants de tous ordres.
3. L’arrêté concernant le Champ-de-Mars réduit cette place publique urbaine à un « Jardin Historique ». Il aboutit ainsi à une définition de la Place des Héros de l’Indépendance comme étant une « composition architecturale et végétale » en appliquant de façon erronée la Charte de Florence sur les jardins historiques adoptée par l’ICOMOS en décembre 1982. Cet arrêté délimite le Champs de Mars par les axes des voies périphériques en considérant uniquement le vide urbain, qui est une composante de la Place mais pas la place toute entière. Ce faisant, il supprime l’action qu’il faut obligatoirement mener sur le bâti périphérique tout entier, considéré comme l’autre composante de la place urbaine. Ce sont les deux composantes (vide urbain et bâti périphérique) qui s’unissent pour former la Place, et c’est cette Place qui doit être déclarée patrimoine national. En niant le caractère proprement urbain et l’histoire de la place du Champ-de-Mars, cet arrêté fait abstraction des rôles multiples et polyvalents (économique, politique, social, religieux, etc.) joués par cet organe urbain dans le centre ville historique de Port-au-Prince. Et, au bout du compte, il expédie la gestion de cette place dans des règlements hypothétiques à adopter par la Mairie sous recommandation de l’ISPAN.
4. L’arrêté « définissant l’aire du Centre ancien de la ville de Port-au-Prince » utilise une certaine carte datant de 1880 pour exclure le port, le Champ-de-mars, une bonne partie du quartier du Bel-air et le littoral. Pourquoi ce choix alors que d’autres cartes datant de 1785 ou de 1790, pourtant très connues et régulièrement utilisées par l’ISPAN, montrent que ces espaces font bien partie du centre historique ? La ville de Port-au- Prince est précisément définie par l’existence de son port et des relations entre la plaine, le centre commercial et le port.
5. L’arrêté faisant d’une partie du littoral de la ville de Port-au-Prince une « Zone Réservée » délimite cette zone en partant de l’axe de l’embouchure de la Ravine Bois de Chêne au sud, jusqu’à l’axe de la Rue de la Mairie, au nord. Ainsi, seule une moitié de l’embouchure de la ravine est comprise dans la « Zone Réservée ». L’autre moitié ne serait-elle pas concernée par les mesures de protection et de gestion ? Cette délimitation, qui ne correspond à aucun critère rationnel de protection de l’environnement urbain, est un exemple supplémentaire montrant une fois de plus le caractère hâtif de ces arrêtés.
6. Les arrêtés ne font aucune référence aux conventions internationales ratifiées par Haïti, relatives au patrimoine, et qui selon l’article 276.2 de la Constitution de 1987 font partie de la législation du pays. En 2009, le Ministère de la Culture et de la Communication (MCC) a œuvré pour que l’Etat haïtien ratifie quatre (4) conventions de l’UNESCO, dont la Convention sur la Promotion et la Protection de la Diversité des Expressions Culturelles et la Convention sur la Protection du Patrimoine Culturel Immatériel. Ces instruments normatifs nous donnent maintenant les moyens légaux de promouvoir les entreprises culturelles dans le pays, en les mettant au service du développement économique et social, notamment dans l’espace urbain.
7. L’arrêté annulant la déclaration d’utilité publique du 2 septembre 2010, précise explicitement dans ses considérants que « le projet initial de reconstruction et de remembrement urbain a été abandonné au profit d’un nouveau projet d’aménagement urbain favorisant une participation plus importante du secteur privé et des propriétaires aux efforts de reconstruction ». En quoi consiste ce nouveau projet d’aménagement urbain ? Pourquoi pas, de préférence, un projet favorisant la participation de tous les habitants de la ville ? Le caractère ambigu, excluant, discriminatoire et polarisant de cette démarche ne sont pas de nature à favoriser la cohabitation conviviale des différentes couches de la population de la ville sur le long terme. Au lieu de renforcer la cohésion sociale, la démarche qui inspire ces considérations tend plutôt à renforcer l’exclusion de certaines catégories sociales dans le processus de reconstruction.
8. L’abandon du projet initial de reconstruction de Port-au-Prince implique-t-il l’abandon des études réalisées dans le cadre d’un contrat de 295,000 dollars signé en 2010 entre le gouvernement haïtien et la Fondation du Prince Charles ? Le choix de l’ONG J/P-HRO pour la démolition du Palais National fait-il partie de la stratégie du « nouveau projet d’aménagement urbain » du gouvernement ? Quelles sont les études réalisées en vue de la reconstruction du Palais National ? Quelle est la méthode de démolition adoptée ?
Quelle est l’expérience de cette ONG dans la démolition des bâtiments historiques ?
Pourquoi l’adoption de ces artifices permettant d’écarter au départ les entreprises et les professionnels haïtiens œuvrant dans le secteur de la construction dans des projets aussi importants ? Récemment, dans une lettre de protestation adressée au Premier Ministre datée du 10 juillet 2012, les principales associations du secteur de la construction, le Collège National des Ingénieurs et Architectes Haïtiens (CNIAH), l’Association de Architectes et Urbanistes Haïtiens (ASSAU) et l’Association Haïtienne des Entreprises de Construction (AHEC) ont dû s’élever contre cette pratique qui viole les lois du pays.
A mon humble avis, les quatre articles suivants de la Constitution, traitant de la conservation du patrimoine et du développement économique, devraient servir de cadre à toute législation ou mesures administratives sur le patrimoine en Haïti.
ARTICLE 215 : Les richesses archéologiques, historiques, culturelles et folkloriques du Pays de même que les richesses architecturales, témoin de la grandeur de notre passé, font partie du Patrimoine National. En conséquence, les monuments, les ruines, les sites des grands faits d’armes de nos ancêtres, les centres réputés de nos croyances africaines et tous les vestiges du passé sont placées sous la protection de l’Etat.
ARTICLE 216 : La loi détermine pour chaque domaine les conditions spéciales de cette protection.
ARTICLE 245 : La liberté économique est garantie tant qu’elle ne s’oppose pas à l’intérêt social. L’Etat protège l’entreprise privée et vise à ce qu’elle se développe dans les conditions nécessaires à l’accroissement de la richesse nationale de manière à assurer la participation du plus grand nombre au bénéfice de cette richesse.
ARTICLE 246 : L’Etat encourage en milieu rural et urbain, la formation de coopérative de production, la transformation de produits primaires et l’esprit d’entreprise en vue de promouvoir l’accumulation du Capital National pour assurer la permanence du développement.
Le contenu de ces articles nous livre les clés pour le développement de toutes les potentialités de la ville en stimulant la participation de l’ensemble de la population. En fait, toute une vision du développement économique est formulée dans ces articles de notre loi mère. En particulier, suivant les articles 215 et 216 de la Constitution, les questions aussi complexes que la protection d’un Centre Ville Historique devrait faire l’objet d’une loi précisant les conditions spéciales de cette protection. De par le caractère administratif et exécutoire des arrêtés, les lacunes deviennent inévitables. En clair, il faudrait une loi sur la protection du Centre Ville Historique de Port-au-Prince, votée par le Parlement Haïtien en vue d’assurer une plus grande participation des représentants de la population.
Monsieur le Président,
Je crois, par ailleurs, qu’au cœur de toute ville dynamique et créative, se trouve un système
de planification et de gestion des ressources culturelles et humaines. De nos jours, du fait de la nature des questions mises en jeu, le développement de la ville exige un ensemble
d’articulations complexes entre différents éléments qui doit être planifié. La démarche de
planification se doit d’être en elle-même un acte créatif qui intègre les différentes ressources disponibles dans la ville.
Dans cette perspective, je crois que le logement de la population devrait être au centre de la
planification du développement de la ville. L’être humain est la ressource principale de toute communauté humaine. La structure démographique et la préoccupation pour le bien-
être des travailleurs et des gens dynamiques et talentueux (jeunes, créateurs, penseurs,
artistes, interprètes, entrepreneurs créatifs, enseignants, professeurs d’université, etc.)
sont des éléments clés de la créativité urbaine. De plus, sans les habitants/résidents de la ville, il n’y a pas de vie ni d’économie. Après les heures de bureau, entre 6 heures du soir et
6 heures du matin, la ville serait abandonnée à elle-même et risquerait d’être transformée
en repaire de bandits.
Monsieur le Président,
En vue de poser des bases solides pour un processus de reconstruction digne de ce nom, je formule, dans cette lettre, un ensemble de propositions pour la sauvegarde et le développement du Centre Historique de Port-au-Prince. Ces propositions ne sont pas finales, elles ne sont en fait que la continuité d’un débat qui a commencé bien avant votre accession à la présidence du pays. Mais aujourd’hui, deux ans et demi après le séisme du 12 janvier 2010, il nous faut avoir la capacité de passer de la parole aux actes.
Les propositions sont les suivantes :
1. Soumettre au Parlement une loi en vue de la conservation et du développement du Centre ville historique de Port-au-Prince en tant que capitale nationale intégrant le quartier du Champ-de-Mars et le Bicentenaire.
2. Créer, dans le cadre de cette loi, une Commission de Sauvegarde du Centre Historique de Port-au-Prince intégrant l’ISPAN, comme représentant du Ministère de la Culture, la Mairie de Port-au-Prince, le Ministère des Travaux Publics des Transports et des Communications (TPTC), le Ministère du Tourisme, le Ministère de la Planification et le Ministère de l’intérieur. Cette commission devrait siéger dans le centre historique et disposer de la capacité technique nécessaire pour planifier, réguler et promouvoir le développement du centre historique avec la participation de tous les secteurs. Elle devrait aussi avoir l’autorité nécessaire pour faire appliquer les normes. Et, comme le préconise les instruments normatifs internationaux, la planification de la sauvegarde de Port-au-Prince doit être précédée d’études pluridisciplinaires, notamment archéologiques, historiques, architecturales, techniques, sociologiques et économiques.
3. Utiliser, dans le cadre de cette commission de Sauvegarde, l’expertise existant en Haïti en la matière, et la coopération internationale, afin de constituer une structure de planification stratégique permettant d’attribuer des contrats sur le long terme aux entreprises par le biais de compétitions sérieuses. Les compétitions contribueraient à faciliter la rupture avec la culture de l’amateurisme et de la corruption en améliorant la transparence dans la passation des marchés. Elles nous permettraient aussi de définir de nouveaux standards et de faire des économies d’échelle en intégrant les processus de design, de construction, de gestion et d’entretien des bâtiments publics. Elles ouvriraient le processus de reconstruction à toutes les entreprises d’architecture et d’ingénierie qui y participeraient sur la base de leur mérite et de la qualité de leurs propositions.
Monsieur le Président, j’estime que les questions abordées dans cette lettre sont d’intérêt général. A ce titre, elles concernent en particulier tous les citoyens haïtiens qui, d’une manière ou d’une autre, devraient avoir leur mot dans l’aménagement de leur territoire et du cadre de vie de leurs enfants et petits enfants. J’ai pris ainsi la responsabilité de rendre publique cette correspondance et d’en assurer la plus large diffusion possible.
Pour les serviteurs publics que nous sommes, je pense que le meilleur moyen de favoriser un projet de reconstruction viable, c’est de garantir la plus grande transparence possible dans les débats lorsque cela est approprié. Je crois que c’est le cas pour l’aménagement de l’espace urbain et l’espace public.
Avec mes patriotiques salutations, je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de ma très haute considération.
Olsen JEAN JULIEN
Ingénieur-Architecte
Habitant de la ville de Port-au-Prince
NDLR : Ancien ministre de la culture