Débat
Par Nesmy Manigat *
Soumis à AlterPresse le 29 aout 2012
Isaac est parti, mais ses impacts ne nous quitteront pas de sitôt. Spéculation, rareté et augmentation des prix alimentaires sont à craindre après les récoltes perdues ou en risque au niveau de l’ile. En République dominicaine des plantations de riz et autres sont sous les eaux, en Haïti des pertes importantes sont constatées au niveau de l’élevage et des cultures vivrières de base. Plusieurs millions de dollars ont été engloutis. Tandis que le gouvernement dominicain se réunit avec les associations de producteurs pour discuter de la volatilité des prix, la décapitalisation et la faillite des cultivateurs haïtiens condamnent le Gouvernement haïtien à s’assoir avec des importateurs de riz pour parler de stabilisation des prix.
Comment en est-on arrivé à cet héritage, alors que les cultivateurs du pays ne demandent pas mieux que d’améliorer leur rendement et leur compétitivité. S’il est facile dans l’opinion publique de réaliser que le mauvais traitement infligé à notre environnement aggrave la précarité de la population lors des catastrophes, il n’est pas aussi évident de réaliser que la mauvaise gestion économique de ces dernières décennies enfonce le clou.
La fuite en avant
A la pression des rues contre la vie chère après 1986, nous y avons répondu par une politique de charme consistant en l’abaissement des droits de douanes sur les produits alimentaires importés afin de faire diminuer momentanément voire illusoirement les prix en en lieu et place d’un investissement massif et intelligent dans la production agricole locale. A la décapitalisation de la plus grande vallée rizicole du pays, nous y avons répondu en 1996 par une distribution de lopins de terre, de semences, d’équipements agricoles à travers une structure politisée en lieu et place d’une vraie réforme foncière et agraire. Ceci n’a eu aucun effet sur la production, la compétitivité, voire sur la sécurité alimentaire du pays. Finalement, de la libéralisation unilatérale des marchés agricoles par le Gouvernement de H. Namphy en passant par la tentative de réforme agraire de Préval, le pays peine à articuler jusqu’aujourd’hui une véritable politique agricole et une vraie réforme dans le secteur.
Résultats, de 125.000 tonnes métriques de production de riz en 1985, nous n’en produisons qu’environ 100.000 plus de 25 ans plus tard malgré plus de bouches à nourrir. Pour combler le déficit céréalier, de 20.000 tonnes métriques d’importation de riz en 1986, nous sommes passés à 300.000 tonnes métriques en 2001 pour aboutir à près de 400.000 aujourd’hui. Tout ceci conduit évidemment à une perte d’autonomie et une perte de contrôle sur notre capacité à influencer les prix sur le marché local à moins de subventionner une fois de plus le riz importé au détriment de la production locale. La république dominicaine utilisant d’ailleurs la main-d’œuvre haïtienne, est jugée autosuffisant et n’en a importé que 12,800 tonnes métriques en 2011.
Le moment de vérité
Ce manque de courage de nos responsables quant à la mise en œuvre de véritables réformes et les petites solutions à court terme de ces dernières décennies nous ont embourbé dans ce désastre à la fois environnemental et économique.
20 ans plus tard après l’abaissement des tarifs douaniers sur les importations agricoles, le gouvernement de Jacques-Edouard Alexis faisait les frais de cette politique de charme, suite à un soulèvement dont le motif a été son incapacité à faire baisser la vie chère, notamment le prix du riz. Malgré l’annonce à l’époque d’un train de mesure dont près de 30 millions de dollars à l’époque, pour créer des milliers d’emplois, il n’avait pas pu sauver son gouvernement.
Aujourd’hui, la ruine du secteur agricole haïtien et notre statut d’importateur net enlèvent pratiquement à tout gouvernement des solides leviers pour faire face à la volatilité des prix que ce soit pour des raisons conjoncturelles ou plus structurelles. Le pays ne dispose pas de stocks stratégiques et de mécanismes de régulation des marchés pour prévenir les crises et les raretés.
Le temps des réformes courageuses
Isaac vient de nous demander des comptes à tous les niveaux exposant une fois de plus notre extrême précarité environnementale et socio-économique. Au delà de la réponse humanitaire immédiate, il faut déjà anticiper les solutions durables qui permettront de sortir de cette vulnérabilité.
Aujourd’hui, il est vivement souhaitable un plan de dédommagement des planteurs à travers un plan de relance des récoltes perdues. Mais tout cela doit être bien ancré dans une politique urgente de développement du secteur agricole mobilisant financement, recherche et développement, laboratoires de normes et qualité, formation professionnelle (lycées techniques agricoles …) et incidemment un soutien au développement rural dans son ensemble. Mieux géré, ce secteur pourra générer une quantité considérable d’emplois à l’instar du secteur agricole dominicain qui emploie des milliers de jeunes ouvriers haïtiens.
Dans ces conditions, le budget 2012-2103 doit nécessairement refléter l’après Isaac et remettre l’agriculture et le monde rural au cœur des priorités. Pourvu que cette grande frayeur convie le pays à la nécessité d’un dialogue plus serein et responsable sur nos finances publiques et débouche sur un « pacte fiscal » qui mise sur l’essentiel et l’avenir. C’est exactement l’exercice auquel se livre actuellement la république dominicaine à travers son conseil de développement économique et social et qui devrait nous inspirer. C’est aussi, le choix du renoncement à certains conforts ou à certaines habitudes pour qu’on finisse par limiter la trop grande dépendance du pays à l’aide publique internationale, à l’international tout court. Il est venu le temps des choix d’avenir.
* Économiste