Par Hérold Jean-François
Soumis à AlterPresse le 12 avril 2004
Le 18 novembre 1803, les Haïtiens surprirent le monde
entier en mettant en déroute l’armée expéditionnaire
de Napoléon Bonaparte lui-même. Cette victoire allait
bouleverser l’ordre mondial jusque là assis sur
l’esclavage des noirs que l’on expatriait d’Afrique à
partir d’un odieux trafic dit triangulaire.
Haiti, l’esclavage en moins
Le 1er. Janvier 1804, les Haïtiens forgèrent une
nation sur les ruines de l’ancienne perle des Antilles
qui, jusque-là , faisait la richesse de la France
coloniale.
Mais très tôt, nous allions faire fausse route, car en
fait, la nouvelle nation n’aura été que la
reproduction de la réalité coloniale avec l’esclavage
en moins.
Une catégorie prenait la place des maîtres et ceux qui
sortaient récemment de l’esclavage, tout libres qu’ils
étaient devenus, n’ont jamais été mis en condition
pour franchir l’étape en avant et accéder pleinement à
la dimension humaine. A la place de Saint-Domingue,
Haïti a été pendant deux cents ans, une nation
d’injustice, non intégrée,où une catégorie de citoyens
ignore l’autre et ne faisant rien pour lui offrir des
conditions de son accession à la citoyenneté digne.
Et, Louis Joseph Janvier constata avec amertume, «
Haïti, c’est deux nations dans la nation ». Deux
groupes non intégrés qui se côtoient dans un même
espace sans que l’un soit véritablement concerné par
l’autre. L’un ayant tous les moyens ou presque,
l’autre, s’il n’est pas un esclave, n’en est pas trop
loin. Et telle une machine précise, le système s’est
chargé de reproduire cette situation, de générations
en générations, sans autre issue.
De 1804 à aujourd’hui, les Haïtiens ont été incapables
de construire une nation viable, égalitaire et
agréable à vivre. Ayant accordé la priorité à la
politique au détriment de la production de richesses,
Haïti, pendant deux cents ans a été une suite de
révolutions, de soulèvements armés, de guerres civiles
et de conflits internes.
Lassés par nos turpitudes, nos voisins sont intervenus
en 1915 pour essayer de normaliser nos pratiques en
imposant un cadre politique différent au centre duquel
se trouvait une force armée nationale pour contenir
l’ancienne réalité des armées régionales sources
d’instabilité et d’affrontements pour le contrôle du
pouvoir politique.
De la dictature des généraux a celle des civils
Les dix-neuf années de cette première présence de
l’étranger n’auront pas servi à contenir la libre
expression des ego. Bientôt, le chef qui dort en
chacun de nous allait se réveiller pour s’imposer,
s’accaparer de tout l’espace de pouvoir et dominer la
nation. La dictature des généraux d’avant 1915
devenait celle des chefs civils en alternance avec des
silhouettes militaires.
Gaspillage d’énergie
De Sténio Vincent à Jean-Bertrand Aristide, cette
nouvelle réalité ne s’est jamais démentie. La
démocratie est une valeur étrangère et ce qui a
toujours dominé dans notre pays, c’est le pouvoir
autoritaire. La société doit vivre dans sa chair les
fantasmes de ces chefs qui, pour imposer leur volonté,
arrêtent, fusillent, exilent, exproprient. Et au lieu
d’unir nos forces pour construire la nation, au lieu
d’oeuvrer patiemment à son développement et à son
progrès, nous mettons ensemble notre énergie pour
renverser nos tyrans.
Une société de comploteurs
D’un côté, le pouvoir et sa cour qui passe leur temps
à comploter contre les citoyens, les opposants, de
l’autre, ces derniers qui, de jour comme de nuit,
complotent à leur tour pour renverser le pouvoir.
Haiti, musée des sociétés primitives
Entre temps, les années passent et nous accumulons les
retards. Notre pays n’est pas construit, nous n’avons
pas de réponse aux maladies de la population, nous ne
construisons pas suffisamment d’hôpitaux pour soigner
nos malades, nous n’avons pas développé l’agriculture
pour nourrir nos enfants et nous-mêmes, nous n’avons
pas de route pour acheminer ce qui reste de notre
production atrophiée vers nos marchés, Nous n’édifions
pas de solides institutions pour consolider l’Etat, le
rendre viable, organisé, policé et moderne. Tout
tourne autour de la figure d’un chef qui est la
référence, qui se donne droit de vie et de mort, droit
d’utiliser les richesses de la nation comme la sienne
propre et qui n’hésite pas des fois à faire des lois
pour se dire « incarner la nation ». Et nous
accumulons les retards, nous sommes devenus un musée
des sociétés primitives référence privilégié des
centres de recherches occidentales. Ne croyez-vous pas
que la consigne dans les grand centres de recherche du
monde entier est d’offrir Haïti comme un laboratoire
incontournable préservant à l’état, les germes des
sociétés primitives ? L’on doit certainement dire aux
étudiants et aux chercheurs, « si vous voulez voir
comment l’on vivait dans l’Antiquité, organisez un
séjour d’études en Haïti ». Ils en sont encore aux
instruments aratoires d’origine pour leur agriculture,
les poids se soulèvent par traction humaine ou
animale, les citoyens croupissent dans des conditions
indignes de l’homme, ils font leurs besoins en pleine
nature et ignorent l’existence du papier hygiénique.
Et l’on n’en finirait pas d’illustrer nos références
de société primitive, l’état d’insalubrité, nos
marchés et le conditionnement des aliments débités à
même le sol, la cohabitation de l’homme et de l’animal
dans les piles de détritus, nos réflexes barbares,
notre relation avec la destruction par le feu, notre
individualisme légendaire, notre incapacité à nous
soumettre chez nous à la discipline élémentaire comme
nous pouvons le faire à l’étranger, nos multiples
tares de sous-développés ou tout simplement de
primitifs. Regardons-nous dans notre miroir, ce qu’on
y voit, c’est nous, arrêtons d’en rendre les autres
responsables, pour nous assumer et de là , prendre les
dispositions nécessaires pour changer.
Une machine infernale de reproduction des inégalités
Nous n’avons pas assez d’écoles pour éduquer tous les
citoyens, et c’est là , le plus grand mal dans
l’environnement haïtien. Trop occupé à nous entretuer,
nous n’avons pas compris l’obligation d’éduquer la
population pour que l’homme haïtien puisse s’élever à
la plus haute dignité humaine. Pendant deux cents ans,
systématiquement, nous avons reproduit les inégalités
et maintenu à l’état la machine de blocage au
développement. Cet état inculte de la grande majorité
des citoyens haïtiens fait la richesse des politiciens
qui, arrivés au pouvoir, travaillent à perpétuer cette
réalité pour avoir à leur solde, cette main-d’oeuvre
manipulable à outrance.
Des piquets aux chimè
Ils ont eu des noms différents ces troupes de choc au
service du pouvoir traditionnel haïtien, "piquets,
cacos, zenglen, tontons macoutes, attachés, fraph,
chimè".Ils répondent au schéma classique de répression
du pouvoir autoritaire haïtien. Et bientôt on les
connaîtra sous un autre nom si nous persistons à
maintenir la tradition du pouvoir autoritaire, si nous
ne prenons pas ensemble, la résolution d’entrer enfin
en démocratie.
Congres de la renaissance
Deux cents ans après, nous devons donner un coup
d’arrêt. Il nous faut rompre avec l’improvisation qui
nous a donné cette République avortée. Il nous faut
revenir à l’esprit du congrès de l’Archaïe avant
l’Indépendance pour jeter les bases de la Renaissance
de notre pays.
Ensemble, nous devons nous réunir pour faire le bilan
de ces deux cents ans, critiquer de façon responsable
les causes de nos errements et définir les nouveaux
objectifs de la nation pour le prochain centenaire.
Point par point, secteur par secteur, faire
l’inventaire des lieux et décider des étapes à
franchir pour combler les retards et atteindre les
objectifs de la modernisation et du progrès de la
nation.
La transition, une chance
L’actuelle phase dans la transition démocratique est
la chance pour Haïti de préparer de façon planifiée et
ordonnée son avenir. • Quel pays voulons-nous pour nos
enfants, • quelle éducation ces derniers doivent-ils
recevoir, •quelle économie pour Haïti, • comment la
politique doit-elle désormais être faite, • quel est
le rôle des acteurs sociaux, • quelle politique
culturelle, • quelle politique sportive, • quelle
politique pour occuper les jeunes et les éloigner des
comportements déviants • quelle sécurité pour Haïti,
• quelles institutions, • les mécanismes internes
d’arbitrage de conflits, • quel développement, • les
choix et les objectifs en matière agricole, •
l’industrie, • le commerce, • les instances de
surveillance et de respect des accords nationaux, •
la modernisation par la mise en place des
infrastructures, • les priorités, • la défense civile,
• les relations internationales, • la politique de
logement, • l’environnement, • la valorisation des
ressources naturelles,• la justice, • le respect des
libertés fondamentales, • la répartition des
richesses, •l’intégration sociale, • le pluralisme
idéologique, • le multipartisme pour une société
démocratique, • les élections crédibles pour mettre le
pays à l’abri des conflits, • les nouvelles valeurs à
promouvoir, • la tolérance, •le respect de l’autre,
•le respect du bien public, • la solidarité
nationale, •l’amour de la patrie, •la fin de
l’individualisme au profit de la citoyenneté
concernée, • l’idée enfin de la nation intégrant tous
ses fils. • Le pouvoir politique son essence, • la
nécessité d’une nouvelle vision des détenteurs du
pouvoir, • le pouvoir pour servir et non pour asservir
et s’enrichir ? Bref, un comité de réflexion doit être
créé pour établir le cahier des charges du Congrès de
la Renaissance, de la Conférence Nationale, de la
Conférence de la Renaissance, le nom importe peu. Mais
les Haïtiens, pour prendre un nouveau départ à
l’occasion de nos deux cents ans d’indépendance
infructueuse, doivent s’asseoir et redéfinir ensemble
le cadre de la nouvelle nation dans laquelle ils
rêvent de vivre aux cours des dix prochaines
décennies.
Depuis 1804, nous n’avons rien fait de mieux, il faut
regarder de l’avant et tirer les enseignements de ces
faits honorables, continuer à l’exemple des Pères
Fondateurs à être des bâtisseurs pour mettre un terme
au trop long cycle de la décadence haïtienne, objet du
mépris de nos voisins que nous avions longtemps ébloui
par les prouesses et les échos de la Révolution
triomphante des esclaves de Saint Domingue, nos
ancêtres.
Aujourd’hui ou jamais
Pendant près d’une dizaine d’années, le Docteur Turneb
Delpé vend au pays, l’idée d’une conférence nationale.
Les idées, dès qu’elles sont lancées, n’ont plus de
maîtres, elles appartiennent désormais au corps social
en entier. Mais la conférence nationale, telle que
vendue par le leader du PNDPH n’a pas trouvé toute
l’adhésion nécessaire. Cependant, plus on entrait
profondément dans la crise politique, plus des voix
s’élevaient en faveur de cette conférence nationale,
ce qui a dû réjouir le Docteur Delpé.
Mais, le plus grave obstacle sur la route de la
conférence nationale, c’était l’existence d’un pouvoir
issu d’élections acceptées ou contestées. Les
Présidents, au nom de leur « mandat » croient qu’ils
ont la légitimité requise pour appliquer leur «
programme » virtuel ou inexistant. Ils ne se croient
pas tenus à une conférence nationale. Le vote
librement exprimé ou accaparé suffit et aucun autre
forum n’a à leurs yeux, plus de légitimité que le «
mandat » de la population.
Aujourd’hui, plus que jamais, l’espace est ouvert pour
une convention nationale dont les dispositions
tiendront lieu au pays de nouveau contrat social comme
le Groupe des 184 sous le leadership de Monsieur André
Apaid le vend au pays, depuis ces derniers mois.
Clarté et précision
L’accord du 6 avril 2004 dit Accord de la Transition
politique qui est le fruit d’un consensus minimum
entre des groupes socio-politiques assez
représentatifs, est un pas sur la route de cette
convention nationale qui doit coûte que coûte avoir
lieu dans un terme à définir ensemble, avant la fin de
cette période transitoire.
Si les forces politiques ont compris de façon
responsable, qu’il a fallu définir les règles du jeu
pour éviter des problèmes inutiles, ils seront tout
aussi en faveur de la tenue d’une convention nationale
qui redéfinisse la nation. D’où, la nécessité d’une
campagne d’explications quant au contenu de ce forum,
ses objectifs et ses finalités. Il ne faut pas que
pour une simple question d’incompréhension, les
méfiances se déclenchent et que nous passions à côté
de la chance historique de nous asseoir ensemble pour
poser les fondements de la nouvelle Haïti.
Le départ de Turneb Delpé de la table de discussion
avant la phase de signature du document de l’Accord de
la Transition Politique est à ce titre un exemple
regrettable de la manifestation des incompréhensions.
La liberté de choix
Il ne s’agit pas pour quiconque d’imposer ses points
de vue aux autres partenaires quand ces derniers n’ont
pas une vision claire de la marchandise vendue. En
matière d’achat, l’information doit être parfaite et
c’est seulement quand cette exigence est respectée que
le consommateur est bien armé pour faire son choix en
toute liberté. Ce principe économique reste intact en
matière politique comme en toute autre matière où la
liberté de choix est requise.
Ceux qui soutiennent l’idée de la conférence nationale
comme un passage obligé pour un nouveau départ
gagnant, doivent prendre leur bâton de pèlerin pour
expliquer aux citoyens et aux groupes organisés de la
société civile le pourquoi et le comment de la
question. La conférence nationale, ce qu’elle est et
ce qu’elle n’est pas en termes clairs, sans aucune
confusion, sans aucune langue de bois Ceci est un
pré-requis indispensable à un mouvement massif
d’adhésion des citoyens à cette idée plus que
fondamentale.
Zones d’ombre
Il faut éviter toutes les zones d’ombre. A notre
entendement, la conférence nationale n’est rien
d’autre qu’un forum pour déterminer ensemble, dans le
plus large consensus possible, un nouveau cadre de
vie. La conférence nationale ne doit pas signifier une
mise à l’écart de la constitution. Cette dernière doit
être amendée dans les formes pour s’adapter au nouveau
cadre de vie choisi et à l’évolution naturelle de la
société. Il va de soi que l’ensemble des résolutions
de la conférence nationale s’imposeront à la nation
comme le nouveau contrat social qui liera la société
haïtienne pour au moins le XXI ème. siècle. Les
futures générations, en fonction de leur réalité, y
apporteront les aménagements nécessaires.
Pour le pays, pour nos enfants
La convention nationale, congrès de la renaissance ou
conférence nationale, rele’l jan w’ vle, c’est un
nouveau cadre de vie. Le 1er. Janvier 1804, Dessalines
et sa cohorte de généraux et de soldats n’avaient pas
les instruments théoriques pour définir le cadre de
vie de la nouvelle société. La nouvelle nation a vu le
jour à partir d’un ensemble d’idées généreuses.
Liberté, égalité, fraternité ; vivre libre ou mourir.
Nos aïeux étaient obsédés par la question de sécurité
et tout l’effort national portait sur la protection de
la nouvelle nation pour la mettre à l’abri d’un
éventuel retour des oppresseurs.
Aujourd’hui, nous avons la chance de l’éducation en
plus de l’enseignement de l’histoire. Nous avons aussi
l’exemple du reste du monde, des grandes découvertes,
de ce qui fait la grandeur et la richesse des nations.
Nous n’avons besoin d’aller rien inventer, il nous
suffit de prendre ensemble la résolution de vivre en
démocratie, de créer pour cela les institutions
adéquates et les mécanismes qui les renforcent. Et à
nous, la perspective d’un Etat moderne, prospère, plus
juste et plus agréable pour tous ses fils. Cela est à
notre portée, il suffit de le vouloir, de le choisir
et d’adopter de nouvelles habitudes en rupture avec
notre tradition bi-séculaire de mal-faire. Pour le
pays, pour nos enfants, nous devons le faire.