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Réforme Universitaire et Révolution Éthico-politique : Pour une nouvelle pratique intellectuelle en Haïti

Par Anil Louis-Juste, professeur à l’Université d’Etat d’Haiti

Soumis à AlterPresse le 6 avril 2004

Une nouvelle pratique intellectuelle est une lutte contre le bovarysme et l’éclectisme dans la représentation sociale en Haïti. Nous sommes un peuple qui a lutté contre la déshumanisation opérée par le capital esclavagiste [1] à Saint-Domingue, pour forger une autre liberté : c’est la liberté pleine, c’est-à -dire l’autonomie dans l’organisation de notre vie et de notre travail. La culture de solidarité construite sur les plantations, à partir de l’invention des places-à -vivres dans le régime colonial, peut être résumée dans la formule "laisser choisir laisser jouir" qui a structuré le projet de vie et de travail des marrons et esclaves de Saint-Domingue. L’agriculture de subsistance devient la base matérielle de cette philosophie économique qui prône l’harmonie dans les échanges avec l’environnement. Cependant, le laisser faire laisser passer a prélevé de manière parasitaire, sur les richesses produites dans cette économie agraire et provoqué la rupture de l’équilibre écologique.

La Nation haïtienne avait été forgée dans l’unification des tribus qui luttèrent contre le nationalisme esclavagiste français fondé sur la philosophie de la liberté lacunaire [2]
. Le nationalisme haïtien est produit dans la reconquête de l’humanité des esclaves et marrons d’Ayiti. Aujourd’hui, s’il est question de refonder la Nation haïtienne, les intellectuels ne devront pas suggérer une refondation dominée par le capital néo-libéraliste, qui est la forme actuelle du capital libéraliste et industrialiste dans les métropoles, esclavagiste et mercantiliste dans les colonies, selon la division du travail imposée par la nouvelle civilisation.

Nous sommes un peuple qui s’est révolté contre la continuité esclavagiste dans l’Haïti indépendante. Nous avons exigé, en 1843, une rupture dans la réalité et la représentation des relations sociales : l’égalité dans les échanges. Même si le manifeste de 1843 contenait des propositions contradictoires, il avait dénoncé l’exploitation économique qui s’opérait tant dans la production agricole semi-féodale que dans la distribution capitaliste des produits manufacturés. La célèbre mise en garde de Jean Jacques Acaau invitait déjà , à dépasser la limite épidermiste du projet de société des rebelles du Sud : "Nèg rich, se milat. Milat pòv, se nèg". Le Manifeste Communiste n’était pas encore écrit ; la Commune de Paris n’était pas encore expérimentée.

Le vrai romantisme haïtien est conçu dans la dramatisation de la dignité humaine dans le servo-capitalisme haïtien. Jacques Roumain et Jacques Stéphen Alexis avaient déjà tracé le chemin de la liberté intellectuelle qu’ils n’ont pas conçue en dehors de la lutte pour l’émancipation sociale en Haïti. Leur représentation authentique de l’âme haïtienne semble être à la hauteur de leur reconnaissance internationale. La littérature typiquement haïtienne est une littérature éprise de liberté pleine. Elle représente le mouvement de la réalité anti-capitaliste qui tend à reconstruire la dignité humaine dans l’espace haïtien. La résistance des pratiques économiques non-capitalistes des paysans haïtiens reste l’illustration la plus éloquente face à l’agression bi-séculaire de la civilisation du capital.

La révolution de Saint-Domingue portait sa propre devise : Liberté, Egalité, Solidarité, Mais, malheureusement, on préférait copier celle de la France, à savoir Liberté, Egalité, Fraternité. La liberté des esclaves est plus concrête que celle du Tiers-Etat : elle symbolisait le "laisser produire laisser jouir" selon le mode de travail solidaire dans les champs. La substance de la Révolution de Saint-Domingue, c’est la Liberté pleine ; c’est l’unification des dimensions multiples de l’esclave et du marron, séparées par le capital esclavagiste. Ce contenu est inséparable de la méthode radicale qu’elle a recélée dans son mouvement : les paroles célèbres de Toussaint Louverture devaient inspirer les intellectuels haïtiens : "En me renversant à Saint-Domingue, on n’abattu que le tronc de l’arbre de la liberté des noirs. Il repoussera par ses racines, parce qu’elles sont profondes et nombreuses". La racine de la liberté en Haïti, c’est la déshumanisation opérée par le capital à Saint-Domingue. La marchandisation de l’esclave participe du processus de déshumanisation. La méthode de déshumanisation, c’est la séparation de l’esclave en instrument de travail, en marchandise et en sauvage. C’est la négation de la dignité de l’homme comme être appelé à vivre librement. Par la lutte, nous avons dépassé la représentation sauvage de l’être, mais il nous reste à récupérer notre totalité en nous élevant au niveau de la conscience de l’être pleinement libre, qui se réalise dans l’économie, la culture et la politique. L’économie ne se développe pas hors de la culture qui produit les instruments de travail, mais la culture est impensable sans la satisfaction des besoins matériels de l’homme-projet. La politique, c’est cette forme de communication entre l’économique et le culturel, qui harmonise les échanges nécessaires dans le monde des hommes. Les chefs de la Révolution de 1791 avaient, par contre, fondé l’équilibre interne des nouveaux et anciens libres sur la domination des grandons et commerçants compradores d’Haïti.

L’ancien régiem est parti, mais de nouvelles pratiques tardent encore à venir

La culture du chef pénètre les schèmes de pensée et d’action de l’intellectuel haïtien [3]. Ils sont rares, les intellectuels qui cultivent le sens du collectif. Il semble que la vocation de nos intellectuels est d’être des leaders individualistes. La vie politique haïtienne est émaillée d’illustrations actuelles : le GREH ou Groupe de Réflexion sur Haïti de Himler Rébu projette de se transformer en parti politique ; l’ADEBHA ou Action Démocratique pour Bâtir Haïti, s’est déjà transformé en parti politique. La prise du pouvoir paraît être, dans ce cas, plus individuelle que collective, puisque entre les deux formations, il n’existe pas de différence de taille ; elles sont toutes deux de la droite nationaliste. Avant la fondation de ces dernières, le Mouvement pour le Développement National (MDN) et le Rassemblement des Démocrates Nationalistes Progressistes (RDNP) militent dans le pays. Pourquoi l’ex-colonel des Forces Armées d’Haïti, Himler Rébu et l’ex-député jeanclaudiste, René Julien ne se voient-ils pas obligés d’adhérer à l’une ou à l’autre de ces formations antérieures ? Sont-ils contraints de former leur propre organisation en vue de négocier des postes électifs ou nominatifs ? L’éducation scolaire de l’Haïtien n’est pas encore orientée vers la coopération solidaire.

L’actualité haïtienne du 30 mars 2004 offre d’autres exemples de chefferie assimilée à l’existence d’une autorité morale. Le scandale du gasoil arrive pour mettre en évidence l’état d’esprit de nos intellectuels. Pressenti comme Ministre de l’Intérieur, l’ex-Lieutenant-Général des Forces Armées d’Haïti, Hérard Abraham s’est arrogé le droit de commander un volume de gasoil pour le compte de la Compagnie d’Electricité d’Haïti, au mépris de la loi sur la passation de marché. L’autre chef du parti démocrate chrétien haïtien, Osner Févry s’est mêlé au contrat dit douteux, mais il n’est pas encore parvenu à convaincre de son innocence dans l’affaire. Où est la transparence publique qui a fondé le mouvement pour le dechoukay du régiem lavalassien ?

Un groupe de syndicalistes proches du Groupe des 184, vient de perturber une réunion convoquée par le Ministre des Affaires Sociales, sous le prétexte de la présence de syndicalistes liés à l’ancien régime. Joseph Montès eut même à proférer des menaces de bastonnade : il pouvait, a-t-il dit, rouer ces représentants de "syndicat jaune [4]" de coups de baton. Où est la tolérance si chère à la Plate-forme Démocratique [5] ? Ce n’est pas que nous confondions l’acceptation des antagonismes comme pratique culturelle ; mais, nous pensons que, par le dialogue, nous pouvons dépasser les différences pour poser les problèmes de l’autoritarisme politique, de la discrimination culturelle et de l’exploitation économique.

Autre exemple non moins éloquent : un millitant politique intervient sur les ondes de Radio Quisqueya pour proclamer que la Convergence Démocratique ne dispose pas de force organisationnelle pour pouvoir vendre aujourd’hui, son programme politique à la population. Où est la participation dont l’absence dans la gestion politique lavalassienne a été mise en avant pour justifier la mobilisation de la population dans la chute du régime ? Le rapport Parti politique-Population est de l’ordre du marché, puisqu’il s’agit d’aliéner politiquement les couches majoritaires de la population ; celle-ci est interdite de participer activement dans la construction du pouvoir. La politique du capital est déjà choisie comme le mode de gestion de la chose publique.

L’hégémonie politique de l’église, une survivance coloniale ?

La famille et l’école sont les deux principales institutions sociales qui ont participé à la permanence de la direction idéologique de l’église dans les pratiques politiques haïtiennes. L’éducation familiale haïtienne est militarisée comme au vieux temps de l’esclavage. Le père de famille est un commandeur moderne qui broye tous ceux qui peuvent résister à son commandement ; dans la structure familiale de type pyramidal, il détient l’autorité absolue. Il transmet ses ordres à la mère qui est chargée de les exécuter sans discussion. La mère et les enfants n’ont qu’à obéir aux desirs du chef ; sinon, ils peuvent recevoir des fessées ou des raclées. Entre les enfants, la hiérarchisation des relations humaines se poursuit : les garçons ont la préséance sur les filles. L’instruction des premiers est plus poussée que celle des secondes.

L’organisation pyramidale de la famille laisse peu de place à la communication horizontale. La croissance émotionnelle des enfants reste bloquée, et leur créativité, atrophiée ; le développement de leurs sentiments est programmé selon le bon vouloir du père. Devenus adolescents ou adultes, ils réagissent le plus souvent, de manière violente à chaque situation communicationnelle réelle, car ils ont développé des réflexes de protection très poussés. Toute demande de communication véritable est interprétée, même consciemment, comme une agression verbale. Quand la révolte aveugle ne résulte pas de la socialisation familiale militarisée et sexiste, c’est la soumission irréfléchie qui caractérise les comportements de ces jeunes élevés selon le principe de déshumanisation mis en place au temps de la colonie.

Ni l’une ni l’autre attitude ne font progresser l’instauration de la démocratie dans la société haïtienne. Quand la famille est disloquée, la maturation émotionnelle et affective se produit sans borne et avant le développement biologique normal. Des causes économiques forment des soubassements matériels qui aident au développement de l’insécurité intellectuelle et morale chez ces enfants. L’épaisse misère qui recouvre la vie de ces derniers dans le milieu paysan et les bidonvilles d’Haïti, construction de l’escamotage de la question agraire, a conditionné la formation de l’esprit vindicatif dans les couches majoritaires de la population. La formation sociale inégalitaire et injuste d’Haïti porte en elle-même, les germes de l’intolérance, de la haine et de l’envie, tandis qu’une certaine "école psychologique haïtienne" répète engoulûment la thèse de la délinquance juvénile associée à une mauvaise adaptation de l’enfant [6].

En ce sens, nos ancêtres, les esclaves et marrons de Saint-Domingue, ont su forger une liberté qu’ils nous ont léguée, mais ils n’ont pas pu rompre les chaines idéologiques qui les ont amarrés aux style et mode de vie de leurs anciens maîtres. Nous avons hérité d’un pays qui reste encore sous la direction éthico-politique de l’église. Au lendemain de la chute du dictateur Jean-Claude Duvalier, les élites intellectuelles et politiques ont accepté la participation active de l’église dans la transition dite démocratique. Le Conseil Electoral Provisoire comptait des membres d’église dans son sein.

On pourrait arguer que nul ne saurait nier la présence assez significative de l’église dans la lutte contre la dictature plus que trentenaire, mais tel n’est pas le cas dans la conjoncture actuelle. Pourtant, le Conseil des Sages ayant appelé à statuer sur la formation du gouvernement provisoire, a réuni au moins, deux membres issus de l’église, et le prochain Conseil Electoral Provisoire siègera avec des représentants d’église.

L’hégémonie éthico-politique de l’église en Haïti, est une construction aussi vieille que l’histoire du pays. Cette direction éthique est même antérieure à la constitution nationale du pays. Déjà , l’instruction religieuse occupait une place de choix dans le mécanisme culturel de justification de la colonisation. Des prêtres étaient chargés de baptiser et de convertir les esclaves, pour que ces derniers acceptent la domination de la "civilisation" du capital. Plus tard, en 1847, on fera appel aux frères de l’instruction chrétienne et aux soeurs de Saint Vincent de Paul pour l’éducation des futurs citoyens du pays. Le gouvernement de Geffrard aura signé, en 1860, le concordat qui consacrera l’hégémonie nationale de l’église catholique dans les Affaires de la République d’Haïti [7].

Les élites intellectuelles haïtiennes sont formées selon des valeurs chrétiennes. Qui ne se souvient plus de ces phrases écrites en grandes lettres, au tableau noir : "Aide-toi, le Ciel t’aidera ! Chacun pour soi, Dieu pour tous !". Ces maximes font l’éloge de l’individualisme au détriment de la solidarité collective ; elles élèvent l’esprit de l’élève au coin de l’isolement. L’amour du prochain apparait dès lors comme une forme d’hypocrisie dans la sécheresse de l’éducation chrétienne ; le désintéressement du chrétien à l’égard des biens matériels est le comble de cette tromperie : "Dieu, Patrie et Propriété" est la devise de beaucoup de pays anciennement colonisés. [8] Rares sont des chrétiens qui n’aient pas adopté la propriété privée comme valeur morale suprême ; la très grande majorité d’entre eux se réfugie dans des pratiques de charité pour tromper leur conscience. En fait, ils feignent de s’intéresser à la transcendance, mais toute leur intelligence est déliée dans le processus d’appropriation privée des choses d’ici-bas, c’est-à -dire des richesses produites dans la société.

Une fausse modestie semble recouvrir leurs actes : ils cultivent le mensonge en vivant leur foi dans l’accomplissement de la charité ; ils donnent l’aumône aux pauvres en signe de manifestation d’une certaine fraternité. La pauvreté est alors vécue comme une mise à l’épreuve de leur bonté. Dieu aurait créé des pauvres pour examiner la capacité des riches de travailler pour mériter du royaume des cieux.

Le culte du mensonge, c’est l’admiration trompeuse de la transcendance. Mentir religieusement, c’est exhiber le mensonge transcendantal comme vérité suprême. Tout ce qui transcende l’esprit humain sans viser la réalisation de l’humanité, est étranger à l’historicité de l’homme. La religiosité humaine est réelle et vraie, parce qu’elle traduit une certaine faiblesse de femmes et d’hommes à résoudre eux-mêmes, des problèmes sociaux qu’ils confrontent quotidiennement, ce qui les empêche de se réaliser librement. Certes, on doit partir de l’expérience religieuse si l’on veut s’élever à la conscience philosophique, mais le catéchisme assigne au prêtre, la mission d’intercéder dans l’interpellation de la miséricorde d’un seigneur. L’intercesseur est alors élevé au niveau de la vénération.

En Haïti, l’image du président ou de tout chef dérive de la représentation religieuse ; cette réfraction dicte ou commande le comportement des citoyens dans la vie quotidienne. Le président est sollcitié en toute circonstance ; le citoyen réclame sa bienveillante intervention en tout lieu et accepte ses dons sans penser une seconde à la corruption. Le président est alors érigé en grand propriétaire de la Nation et grand prêtre de la Société : il a le droit d’intervenir dans toutes les choses et de décider de tout. Dans toutes les questions sociales, la figure du président est évoquée comme celle d’un seigneur omnipotent ; il reste à savoir si ce seigneur partage une vie temporelle ou intemporelle avec les citoyens-fidèles.

En somme, nos comportements politiques ont contribué à reproduire l’autoritarisme politique, la discrimination culturelle et l’exploitation économique qui caractérisent les relations sociales dans le servo-capitalisme haïtien. [9]

La nécessité d’une nouvelle pratique intellectuelle comme médiation transformatrice

Une autre pratique intellectuelle s’avère nécessaire dans la lutte contre l’hégémonie de l’église dans l’orientation de la politique en Haïti. L’éthique chrétienne dit s’intéresser aux choses de l’au-delà , mais elle tolère la gabegie administrative dont se sont rendu coupables les croyants dans la gestion de la chose publique, et recèle les us et abus des chrétiens dans la vie sociale. A l’école, elle continue à discriminer la relation de genre et à reproduire l’inégalité culturelle : dans l’éducation scolaire, elle maintient séparés les filles et garçons confiés par des parents. Elle encourage la division du système éducatif haïtien en école privilègiée et en école dépourvue [10]. La crise politique du 5 décembre 2003 offre l’opportunité d’observer cette division. Tandis que le Ministère de l’Education Nationale se débat pour réaaménager le calendrier scolaire, des écoles congréganisttes sont en train de boucler le deuxième trimestre, en organisant régulièrement les examens de Pâques. C’est que dans la lutte contre la tyrannie lavalassienne, l’Instruction chrétienne avait retenu des jeunes dans les salles de classe, comme si la politique ne les concernait pas. Aucune forme de solidarité agissante n’est donc manifestée à l’égard des autres jeunes qui ont sacrifié leur promotion scolaire au profit de la libération du pays.

La réforme de l’université doit poser la question éthico-politique, mais la réponse peut être une révolution intellectuelle. La Réforme de l’enseignement supérieur ne participera pas à la transformation sociale nécessaire au libre développement de toutes les citoyennes et de tous les citoyens, si elle n’a pas suscité la construction d’un autre type d’intellectuel : ce nouvel intellectuel doit être compétent et engagé dans le développement social du pays. L’introduction de la culture populaire [11] dans la formation des Haïtiens, demeure le point de départ de cette révolution intellectuelle. Nous sommes réputé pour un peuple qui traduit excellemment ses sentiments dans la peinture. Alors, pourquoi ne pas utiliser cette capacité artistique pour, comme dirait Regina Barros Leal, "redécouvrir et réinventer leur [jeunes] manière de vivre et de comprendre le monde".

La révolution intellectuelle doit introduire la joie, la félicité et le plaisir dans l’éducation. L’élève ou l’étudiant doivent pouvoir apprendre en dansant et en chantant. Le tambour et les rythmes populaires, introduits à l’école, aideront à développer le corps et l’esprit ; l’intelligencce s’en déliera, car l’apprentissage du langage corporel créera des dispositions pssychologiques pour la maîtrise de la connaissance abstraite. Autour du tambour et des rythmes populaires, on organisera des jeux qui introduisent l’apprentissage de règles de coopération et de partenariat, étant donné que "le jeu fait partie du processus de formation de l’homme, dans ses formes de manifestation culturelle les plus diverses" (Leal, 1997). La pédagogie active du travail, que nous avons prônée dans "La crise de l’Education et l’éducation de la Crise, 2003", développera la personnalité des élèves et leur capacité de s’engager dans la reconquête de la liberté bafouée ; cette pédagogie créera chez eux, de nouvelles attitudes envers le pays et à l’égard des travailleurs. La révolution intellectuelle se fondera sur le respect mutuel et la compréhension de tout un chacun. L’organisation du travail coopératif sera orientée vers la facilitation de l’apprentissage individuel et collectif.

Vers la construction d’ une éthique fondée sur la coopération solidaire

A propos, il semble qu’aucun éducateur haïtien n’ait encore posé la question de l’inexistence de lien axiologique entre l’école et la famille en Haïti. Pourquoi la très forte culture de solidarité qui caractérise la famille haïtienne, n’a pas influé sur le mode d’évaluation pratiqué à l’école, par exemple ? Comment des élites intellectuelles continuent-elles à êtres solidaires dans la vie familiale et égoïstes dans le vie publique ? Quelles sont les possibilités de communication horizontale entre l’école et la famille en Haïti ? Seulement, nous savons que la pratique sociale assimilant le voisinage à la famille, reste l’expression la plus significative de la solidarité dans le monde haïtien. L’être de l’Haïtien et son devenir-être devaient être formés dans la valeur de la solidarité. Selon Leal, il n’est pas possible de penser les êtres humains même loin de l’éthique, encore moins, hors de celle-ci.

Notre littérature authentique est une source inépuisable de contes qui traitent de questions éthiques. Avec notre riche histoire encore mal comprise, la littérature populaire inspirera des dramatisations qui puissent contribuer à la formation de sujets éthiques. Au moment de recréation, de petits sociodrames seront représentés. Des leçons morales vivantes en seront tirées. La représentation dramatique est capable de mieux modeler les comportements des élèves qu’un ensemble de maximes étrangères écrites au tableau pour être apprises par coeur, étant donné que ces élèves seront libres de représenter des scènes de leur vie quotidienne.

Les dimensions éthique, ludique et axiologique de la nécessaire révolution intellectuelle, se matérialisent dans le processus de redécouverte de la réaalité sociale. Autant dire que la réforme de l’enseignement supérieur doit promouvoir la reconnaissance explicite de la dimension politico-sociale de l’éducation. "L’école est le locus de la vie sociale que l’élève expérimente, au-delà de son noyau familial. Il est important de créer des situations dans lesquelles l’élève se perçoit comme sujet" [12]. La participation dans des conseils et la formation de groupes de jeunes développeront l’interaction sociale, renforceront les liens de coopération et de générosité. Le développement du sentiment de confiance entraînera la croissance émotionnelle et consolidera l’établissement de relations de proximité aptes à transporter l’éthique de la solidarité, de la famille à l’école et de l’école à la société. Par exemple, la pratique de lecture groupale est une dynamique où le professeur comme médiateur entre les élèves et leur monde, facilitera des exercices de délibération collective, la formation de groupes d’étude solidaires, la promotion de la communication horizontale. La dynamique de lecture en salle de classe incitera des situations qui suggèrent l’expérience de la discussion comme mode de dépassement de conflits.

L’école de la vie est le lieu de rencontre de ces sujets conflictuels. Seulement, la vision de totalité, le choix de contenus socialement significatifs doivent guider la production des nouveaux savoirs.

Des citoyens de la Réforme universitaire

La troisième occupation militaire du pays présente le moment critique idéal pour évaluer notre incapacité de nous comprendre nous-mêmes. Nous devons en profiter pour renouer avec la valeur suprême qui avait guidé le mouvement ascensionnel de la Révolution de 1791 : la liberté pleine et entière !

La Réforme de l’Université doit former des citoyens ccompétents et responsables, doués de connaissances, d’habiletés, de dispositions et de conduites pour réaliser avec succès, des activités propres à nous faire recouvrer la liberté perdue. Nos professionnels doivent pouvoir s’engager dans la solution de nombreuses crises en Haïti, telles la crise écologique, la crise agraire, la crise politique, la crise alimentaire, la crise de l’éducation, la crise de logement, etc. La Réforme de l’Université participe donc du processus fondamental de construction d’un nouveau pouvoir : la révolution éthico-politique, c’est la transformation radicale des relations sociales dans le sens du respect de la dignité humaine, de la vocation de l’homme et de la réalisation de l’humanité. Il ne s’agit pas de promouvoir une autre forme d’élitisme : les nouveaux intellectuels haïtiens seront formés dans une rupture épistémologique. L’école unique, la pédagogie active du travail, l’insertion de la culture populaire dans les curricula, l’évaluation scolaire émancipatrice, etc., sont autant d’éléments paradigmatiques qui permettent de rompre la relation de l’école avec la discipline et l’obéïssance dans le travail aliéné. A l’école, la culture de l’autonomie de pensée aidera à développer les rêves et projets des élèves et étudiants à travers la formation intégrale qui tendra vers la rencontre de la créativité, de la ludicité, de la relation axiologique école-famille, de la coopération solidaire et de l’exercice de la citoyenneté pleine. Pour paraphraser Paulo Freire, l’école doit cesser de former pour la félicité ; elle doit devenir le lieu même de l’allégresse et du libre développement. Dans ces conditions, l’élève ou l’étudiant ne sont pas instruits dans la discipline du travail ; ils sont plutôt éduqués par le travail librement partagé. La jeunesse cessera alors d’être une période de préparation au travail productif, pour recouvrer son sens plein de questionnement, d’aventure, d’utopie et de liberté.

Entre la réforme de l’université et la révolution éthico-politique, il sied bien d’intercaler la révolution intellectuelle. Celle-ci n’a pas de sens en dehors du questionnement des structures de négation de la liberté, de l’égalité et de la solidarité, telles par exemple, la structure agraire injuste d’Haïti. Le point de départ de toute révolution intellectuelle en Haïti, c’est la prise en compte de la "question sociale" dans l’éducation, à partir du point de vue de la liberté pleine. La porte d’entrée à cette révolution, reste la contestation de l’hégémonie de l’église dans les affaires publiques du pays, la religion étant une affaire purement privée dans toute République. On n’est pas libre quand on coexiste avec des prisons invisibles. Le dogme de la foi qui instruit dans le désintéressement trompeur envers les choses d’ici-bas, est aussi pervers que le matérialisme desséchant et fermé. Pour vaincre leur résistance invisible, il faut utiliser l’arme du convaincre qui rend visibles l’hypocrisie de l’au-delà ou le passéisme de l’ici et maintenant. L’ouverture à l’autre, c’est la clé de voûte de cette énigme transcendentale : par la discussion de problèmes quotidiens, on parviendra à se rendre compte de l’aliénation et de la subordination de la politique à l’église. La dialectique du dialogue substantiel sera mise à la disposition de la décolonisation de la politique. Les secteurs majoritaires de la population doivent pouvoir participer à la révolution intellectuelle nécessaire. Une école publique populaire deviendra le lieu de construction de cette participation, à côté bien sûr, de l’alphabétisation dans des cercles populaires de culture.

Les nouveaux citoyens de la Réforme universitaire poseront la question de la famille dans la problématisation de l’autoritarisme politique. Ils ne vont pas qualifier ipso facto, de délinquancce juvénile, le phénomène de rebellion de jeunes épris de liberté. Ils étudieront plutôt concrètement, la structure pyramidale de la famille où le père détient l’autorité absolue. La Réforme de l’Université agitera la question de la formation de la personnalité de la femme et de l’homme haïtiens. Elle produira de nouveaux professionnels compétents et engagés dans la réforme des moeurs en Haïti.

Jn Anil Louis-Juste, 6 avril 2004


[1L’esclavagisme est la forme sociale qu’a épousée le capital émergeant de l’Europe dans l’économie de plantation. L’esclave nègre était d’abord vendu comme marchandise aux marchés de la Croix des Bossales et de Cluny, avant de produire du sucre. Le capital l’avait donc "civilisé" en instrument de travail et vendu comme marchandise.

[2Il s’agit de la liberté pour le capital de suborndonner toutes les relations humaines à sa nécessité d’accumulation et de reproduction, sous couvert de la liberté d’entreprise. Le travailleur est alors reconnu comme citoyen dont les droits peuvent être reconnus dans l’espace public. Dans le privé, il est assujetti aux dictats du capital qui achète sa force de travail. La liberté du nationalisme français prône l’équilibre interne des forces sociales, placé sous la direction politique et morale de la bourgeoisie ascendante.

[3Tout le monde est intellectuel, nous dit Gramsci, mais il existe la profession d’intellectuel. A notre sens, tous ceux qui ont eu la chance de fréquenter l’école, se comportent comme des intellectuels en Haïti.

[4M. Joseph Montès a parlé dans la presse et travesti le sens de l’expression "syndicat jaune", sans que le journaliste ait rectifié, comme si les médias ne sont pas des institutions d’éducation. Sa communication perverse peut avoir un certain impact éducatif. Aussi croyons-nous nécessaire de lui dire que son syndicat est plus proche de la catégorie dont il reprochait ses adversaires politiques, puisqu’il y milite sous la direction intellectuelle et morale de la bourgeoisie.

[5Ce regroupement comprend la Convergence Démocratique et le Groupe des 184, instruments politiques de la Communauté Internationale qui sert et défend les intérêts du grand capital dans le monde.

[6N’est-ce pas là , l’occasion de questionner l’orientation techniciste de l’enseignement psychologique donné à la Faculté des Sciences Humaines ? La psychologique clinique qui domine le curriculum au département de psychologie, n’incite pas les étudiants à rechercher les causes historiques, matérielles et spirituelles de l’éducation familiale et scolaire, très militarisée en Haïti. Dès lors, ils sont le plus souvent incapables de comprendre leurs propres comportements égoïstes, individualistes et exotiques.

[7Il y a lieu de mentionner ici, que la participation politique des églises réformées aura été préparée depuis la première occupation militaire du pays par des marines étatsuniennes.

[8Le pays du grand capital maintient sa devise "In God we truth", vulgarisée de manière non moins significative à travers son papier-monnaie et les pièces monétaires métalliques.

[9Il s’agit du régime économique haïtien qui a subordonné des relations économiques de dépendance (dans la paysannerie, particulièrement) à la production-reproduction du capital. Le capitaliste haïtien est alors dépendant tant de la production de denrées en régime de servage moderne, que de la distribution de marchandises manufacturées dans les principaux centres capitalistes du monde.

[10Des congrégations ont l’habitude d’instituer des écoles à l’intention des enfants de riches ; l’après-midi ou le soir, les frères et soeurs dirigent des écoles appauvries.

[11Bien entendu, dépouillée des scories de la domination et de l’oppression.

[12Leal, 1999.