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Regard (Chronique hebdo)

Donoma ou le retour du grand cinéma !

Par Roody Edmé*

Spécial pour AlterPresse

Je ne parle pas en mon nom
Ce n‘est pas de moi qu’il s’agit
C’est la voix du présent allant vers l’avenir
Qui vient de lui sous votre peau

Eugène Guillevic
Gagner, 1949

Dans la torpeur d’un après-midi d’été, le mercredi 11 juillet 2012, l’Institut français d’Haïti a eu l’heureuse idée de programmer, en clôture d’un festival de films haïtiens, Donoma, du jeune réalisateur d’origine haïtienne, Djinn Carrénard.

S’il a fait terriblement chaud en ce début de soirée, la séance était on ne peut plus rafraîchissante.

Ce film avait défrayé la chronique dans l’Hexagone et sur les réseaux sociaux, mais n’avait pas encore été vu en Haïti.

Yanick Lahens en avait ramené des souvenirs d’un cinéma parisien, dans un article qui célébrait, à juste titre « la force d’une utopie ».

Celles et ceux qui étaient présents lors de la projection, à l’Institut, furent subjugués par cette production au budget « low cost », mais si riche de beauté et de vérité humaine.

Le film se déroule comme un long poème sur la vie. Une sorte d’odyssée à l’envers, avec des accents d’une troublante vérité.

Tout se passe comme si Carrénard, en jeune « boulanger » de la pâte humaine, pétrissait, avec une rare dextérité, nos insoutenables légèretés.

Le jeune cinéaste, un « prolo » du cinéma, avec 150 euros pour tout budget, invente « une nouvelle vague », un cinéma indépendant qui, dans son récit saccadé, subvertit tous les codes.

Il entrebâille des portes multiples et fait entrer des courants d’air frais sur autant de problématiques, comme la vie de couple, la lutte inégale des femmes et des hommes contre les souffrances physiques et mentales qui les accablent.

Une manière intelligente et déjantée d’explorer les cinq sens, comme s’il s’agissait de palper un tissu, celui de nos sentiments - avec lesquels nous jouons souvent à cache cache - de toucher du doigt nos frustrations et révoltes, de nous révéler nos fantasmes, dans un montage baroque ou se mêle le sensuel et le délire verbal.

Une liberté de ton, sur fond d’humour décapant, maintient en haleine la spectatrice ou le spectateur, malgré les longueurs qui étirent le film qui ne perd pourtant jamais de son ressort.

Le cinéaste est tenté de suivre « l’itinérance » de trois femmes, des personnalités qui, à elles seules, pourraient porter toute l’histoire :

- Amalia, la prof d’Espagnol, qui trouve une formule électrisante pour dompter un jeune macho, comme dans un spectacle de toréador ;

- une jeune photographe, qui choisit au hasard un homme dans le métro pour mener sa vie de couple…la vie n’est-ce pas un « songe » ? ;

- Et une ado, qui s’improvise la protectrice de sa sœur leucémique et qui, délaissée par son jeune amant, est saisie d’une crise mystique, alors qu’elle n’est pas croyante.

Et un jeune homme, bel étalon, qui commence une relation pour trouver un logement.

Djinn promène sa caméra comme un miroir dans la rue, sans pourtant chercher à faire un film à thèse ou une quelconque sociologie des banlieues ou de la religion.

Il n’est pas un raisonneur, mais un poseur de questions. Il ne nous présente pas ses conclusions, il nous expose à nous-mêmes et aux autres.

Et comment ne pas penser au colporteur d’images ou le musicien ambulant de Prévert, qui, dans le « sacre du printemps », joue un air intense et bouleversant, pour tempérer l’espace et espacer le temps.

Visionner Donoma, c’est comme ouvrir une fenêtre sur l’océan, par un temps pluvieux et de nordés.

On jouit de la fraîcheur et on étouffe à la fois, dans un foisonnement de toutes les fragrances et de toutes les puanteurs.

C’est donc un film, dont l’écriture dialogue - par moments - avec les plus grands : du Polanski troublant de « le locataire », adaptation du roman de Roland Topor, aux audaces philosophiques du « Partir et Revenir » de Claude Lelouch, en passant par la douce et pénétrante réalisation « Tout sur ma mère » de Pedro Almodovar.

Une écriture cinématographique par moments brutale, mais qui ne fait qu’épouser les aspérités de la vie, qui engendre des rencontres explosives entre les mots et les images, et qui, en dynamitant le langage, renouvelle l’approche artistique.

Un film à reprogrammer pour un plus large public !

Merci Jean Lou, Merci Corinne !

* Éducateur, éditorialiste