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Haiti-Histoire : Genèse, contenu et valeur ajoutée d’un essai (partie 2)

Par Leslie Péan

Soumis à AlterPresse le 6 juin 2012

Les trois responsables directs de l’ultime préjudice causé à Anténor Firmin en janvier 1911 sont Osmin Cham, chef de cabinet du président Antoine Simon ; Joseph Cadet Jérémie, son ministre des Relations Extérieures et Paulinus Paulin, président du Sénat. Ce sont eux qui décident de ne pas le laisser débarquer en Haïti. Les présidents de la république sont prisonniers de leur entourage et Antoine Simon n’y échappe pas. Notre analyse appelle une réflexion plus incisive sur l’esprit de secte de ce trio de malheur combattant les valeurs que représente Anténor Firmin. En décidant de lui faire du mal, ils rendent service à l’intégrisme destructeur fonctionnant sur l’ambivalence et l’ambigüité tout en refusant les ouvertures qu’offre la science. Leur logique réductrice ne connait pas de bornes. Leurs élans conservateurs participent de tous les agencements et autres simulacres momifiants des cent prochaines années qui suivront la disparition de Firmin le 19 septembre 1911.

Osmin Cham sera ministre de l’Intérieur en 1917 sous Dartiguenave. Joseph Cadet Jérémie sera trois fois ministre des Relations Extérieures sous les gouvernements de Nord Alexis en 1903, Antoine Simon en 1911 et Davilmar Théodore en 1915. Les partisans de la concussion et du vol des deniers de l’État en voulaient à la rectitude de Firmin. Après le procès de la Consolidation, trois des condamnés devinrent président de la République, à savoir Cincinnatus Leconte en 1911, Tancrède Auguste en 1912 et Vilbrun Guillaume Sam en 1915. La bacchanale ne s’arrête pas là. Les opposants farouches à Firmin tels que François Paulinus Paulin et le même Joseph Cadet Jérémie seront condamnés en 1912 pour faux en écriture publique et détournement de fonds au préjudice de l’État. Dartiguenave, Borno et Vincent multiplient leurs forfaitures et continuent la politique d’arbitraire contre l’intelligence et la pratique du libre débat.

Les relais de cette école de malheur que sont Lescot, Estimé, Magloire et Duvalier renforcent la politique d’amnésie vis-à-vis de ce géant, de ce personnage emblématique qu’est Anténor Firmin. Le modèle pour la clientèle des jeunes et moins jeunes de 1930 tels que Edner Brutus, Frédéric Duvigneaud, Jean Fouchard, Constantin Dumervé, Lorimer Denis, René Piquion, etc., c’est Sténio Vincent. Sous des dehors populaciers, Vincent arrive à se construire une influence dans une classe politique déboussolée. Sa démission remise en 1917 au président Dartiguenave, alors qu’il était Secrétaire d’État de l’Intérieur et des Travaux Publics, est de la poudre aux yeux. Tout comme son refus de recevoir la lettre du général américain Butler qu’un huissier voulait lui remettre en mains propres. En réalité, Vincent n’avait pas de réponses concrètes aux problèmes de la terre, de l’éducation et de la gestion des finances publiques qui taraudent la société haïtienne.

La répétition aggravée de la dérive éthique de Nord Alexis orchestrée par Sténio Vincent persistera avec les élections du 17 novembre 1930 renvoyées à la dernière minute au lendemain du 18 novembre 1930 afin que la fraude s’organise au cours de la nuit. La corruption des parlementaires et la contagion des achats de votes ruinent les chances de Seymour Pradel, disciple de Firmin, pourtant donné comme favori dans la course [1]. L’éthique est dévitalisée par les affairistes. Et depuis les démocrates sont contraints de battre retraite en rase campagne. Et ceux qui se hasardent à monter en première ligne sont arrêtés, embastillés et tués. Vincent continuera la politique répressive d’expropriation des paysans au profit des compagnies américaines avec la Standard Fruit. Les annonces répétitives pour la libération d’Haïti des troupes américaines n’ont pas eu de mise en œuvre réelle sur le terrain économique. Elles se sont soldées par la continuation du carcan financier de l’Accord du 7 août 1933 qui a gardé les contrôleurs financiers américains à la Banque nationale jusqu’en 1957. Elle ont accouché de la dictature par l’interdiction de l’organisation politique Union Patriotique en 1931 ; des élections législatives frauduleuses de 1932 ; de l’arrestation de Jacques Roumain et de ses camarades en 1934 ; et de la révocation des onze sénateurs nationalistes parmi lesquels Seymour Pradel et Jean-Price Mars en 1935.

Mais, par-delà cette poudre aux yeux de Sténio Vincent sur les plans politique et économique, ce qui va réellement perdre l’esprit des Haïtiens, ce sont les archaïsmes d’outre-tombe promus par l’école des Griots qui, ayant reçu l’aval du président Vincent dès 1932, propage l’ésotérisme et les pouvoirs occultes comme source de connaissance. Le président Sténio Vincent dira aux directeurs des journaux L’Assaut et La Relève qui propageaient alors des idées racistes « Messieurs, je suis satisfait de votre mouvement. Sachez que j’appartiens à votre génération, que je sympathise avec elle. Vous trouverez en moi le défenseur de vos idées. [2] » La médiocrité éternelle s’installe. Elle a les moyens de sa politique car le numéro spécial de 1936 de la revue La Relève de 351 pages encensant le président Sténio Vincent est tirée à six mille exemplaires et distribuée gratuitement à travers le pays. La bêtise est assumée.

Le fascisme est agité et revendiqué. Allant plus loin que René Piquion dans cette voie de garage, Mallebranche Fourcand, président du Club des amis du Président Vincent, écrira le 25 mai 1936 « Propageons, instaurons le Vincentisme afin que, à l’instar du fascisme en Italie et de l’hitlérisme en Allemagne, il devienne pour nous autres, Haïtiens, une école de civisme et de loyalisme. [3] » La revendication ouverte de la filiation fasciste internationale n’empêche le ressourcement aux sources locales de l’autoritarisme et de l’arbitraire. On verra Félix Viard dire : « Et n’est-on pas tenté, en présence de toutes les belles réalisations obtenues, de regretter – comme beaucoup d’entre nous ont eu cette pensée à l’égard de cet autre grand haïtien que fut le Général Nord Alexis --- que Monsieur Sténio Vincent ne fut venu plus tôt à la Présidence de la République ? [4] »La caporalisation des consciences est assurée. Les semences alors plantées donneront une abondante moisson pas seulement en 1957 avec le régime fasciste de Duvalier qui y ajoute sa touche propre avec sa « substantifique moelle » ésotérique. L’endoctrinement est plus facile à la sauce occulte. La sorcellerie devient alors le capital que mettra en valeur la bande à Duvalier pour la conquête du pouvoir politique héréditaire à perpétuité. Le vaudou est satanisé pour zombifier les corps et les esprits. Les armes mystiques investissent le champ politique pour ne plus en sortir. Une politique de perversion de l’imaginaire qui distille la peur dans les consciences.

L’ignorance s’installe en devenant le bras protecteur des détenteurs du pouvoir économique, c’est-à-dire les 3% qui possèdent aujourd’hui 80% du revenu national. Le passage du pareil au même a pu se faire en bloquant habilement toute innovation et l’émergence de tout nouveau visage. Et la modernité que voulaient les Jacques Roumain et ses compagnons en demandant l’institutionnalisation de la part des sans-parts a été reléguée aux calendes grecques. L’idéologie du consensus imposée par les « écraseurs » a accompli cette mystification consistant à faire croire aux « écrasés » que l’inexistence de litiges est le meilleur indice d’une politique de stabilité politique, d’harmonie à l’échelle nationale et de progrès social. Le mérite du texte de Thomas Lechaud, avocat défenseur de Jacques Roumain lors de son jugement expéditif au tribunal en 1934, intitulé « Anniversaire » consacré à la commémoration de la mort d’Anténor Firmin en 1947 et reproduit ici en annexe, est d’indiquer la fausseté d’une telle assertion depuis les temps immémoriaux. Dans leur soif insatiable de domination, les chefs militaires qui se sont accaparé des terres de l’État ont toujours refusé aux masses de cultivateurs le droit à la propriété. Comme le dit Jacques Rancière, « la politique existe lorsque l’ordre naturel de la domination est interrompu par l’institution d’une part des sans-parts [5] ». D’où la naissance de la politique servant à assurer un juste partage afin que les sans-droits deviennent des ayants-droits dans un cadre affirmant le caractère légitime du conflit.

Un miroir qui montre l’invisible

La mésentente est donc au cœur de la politique qui veut y apporter une rationalité que la force veut expulser en refusant tout conflit dans la répartition des richesses. Et depuis la mort de Firmin, ce qui était voilé ne l’est plus, comme l’indique ce passage du Bulletin officiel du Département de la Justice d’Août-Octobre 1912. Un passage qui, un siècle plus tard, a pris peu de rides. « Durant ces temps derniers la plupart de nos gouvernants ne voyaient dans la haute situation qu’ils occupaient qu’une occasion de s’enrichir aux dépens de la caisse publique. Pour se cramponner au pouvoir et arriver à leurs fins, il n’y a pas d’excès qu’il ne commettaient. La gestion de nos douanes était le plus souvent confiée à des gens tarés qui s’attribuaient les revenus du fisc et s’assuraient l’impunité en partageant avec de puissants protecteurs le produit de leurs déprédations. Les travaux publics, les grands contrats, les grosses commandes donnaient lieu à des vols scandaleux. L’instruction publique était un ministère de bienfaisance et les sommes énormes votées pour l’éducation populaire servaient plutôt à constituer des rentes à certains parents et amis. Un bon ministre des Finances était celui qui négligeait de payer les pauvres employés et faisait l’affaire des hommes du jour qui achetaient à vil prix les feuilles d’appointement. Une soldatesque effrénée tenait le pays sous ses bottes, rançonnant les malheureux paysans, emprisonnant et fusillant sans merci les citoyens qui passaient pour mécontents. La justice était impuissante à agir, la presse bâillonnée. La tribune ne retentissait que de quelques voix isolées couvertes d’ailleurs par la grande clameur des thuriféraires [6] ».

Dans Comprendre Anténor Firmin – Une inspiration pour le XXIe siècle , j’offre un miroir de l’Haïti de ce XXème siècle perdu. La vision de Firmin de l’hécatombe haïtienne est limpide. C’est un miroir qui, comme le fait Michel Foucault dans son analyse de la toile Les Menines de Diego Vélasquez, « ne fait rien voir de ce que le tableau lui-même représente [7] ». Un miroir qui montre l’invisible en offrant toute l’épistémè d’une époque qui perdure avec son racisme, ses préjugés et ses limites qui vont de l’occulte et du mystique au concret. Les séries du savoir et du pouvoir s’articulent dans un dispositif historique complexe qui ébranle l’édifice social haïtien et accule la population à la démission. La nausée provoquée par le personnel politique est telle que les Haïtiens sont semblables à ces prisonniers que décrit Platon dans le livre VII de La République. En effet, dans cette « demeure souterraine » qu’est devenue Haïti, nous sommes condamnés à prendre des ombres pour des objets réels. D’où cette tendance grave, très grave, gravissime, à évincer l’intelligence des affaires publiques. On en arrive ainsi à une situation où le mot des Haïtiens qui veulent se conserver en disant pito nou lèd nou la revient en fait à mettre en place le dispositif d’un suicide collectif. Auto-préservation pour la reproduction et la perpétuation. Revenir à Firmin pour repenser Haïti nous paraît un passage obligé pour les Haïtiens désireux de suivre l’itinéraire conduisant de la mort à la vie et de cette dernière à l’existence. La saison séculaire est restée la même et a enfanté des raisons qui n’ont pas produit de connaissance capable de changer notre environnement.

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Annexe 1. Anniversaire

Par Thomas H. Lechaud (La Nation, journal du Parti Socialiste Populaire (PSP), jeudi 18 septembre 1947), numéro 786.

C’est aujourd’hui l’anniversaire de la mort de Firmin. On voudrait à cette occasion dégager le caractère spécifiquement révolutionnaire de ses deux revendications armées de 1902 et 1908 ; montrer qu’elles furent, sur la terre haïtienne, deux visages de l’éternelle lutte des classes qui constitue, selon la parole célèbre, le drame de l’Histoire. Il ne s’agit pas, ce serait absurde, de faire de Firmin un marxiste. Il s’agit d’explorer d’après l’enseignement d’une doctrine scientifique, des évènements jusqu’ici analysés selon des données sentimentales.

Placées à l’époque où elles explosèrent, les revendications de 1902 et 1908 étaient vouées à l’échec. Elles extériorisaient la contradiction insoluble entre le statut des masses laborieuses refoulées, opprimées, exploitées et la position des tenants des privilèges, des bénéficiaires du piétinement. Contradiction qui ne pouvait se manifester que par un geste de violence, puisque nécessairement, la décision de l’écraseur est la pérennité de l’écrasement et celle de l’écrasé son abolition ; et que l’antagonisme des positions exclut de façon irrémédiable l’entente même la plus hypocrite. Et l’échec était inéluctable puisque contre une classe organisée, et campée dans une défense soutenue par des moyens militaires, économiques, politiques, s’arcboutait tout le prolétariat sans doute, mais que n’égalisaient pourtant pas avec l’ennemi, le leader génial et son cadre de disciples.

Ce sera la gloire immortelle de Firmin d’avoir été l’homme-phénomène qui attesta la contradiction essentielle. Là réside le secret de l’opposition qu’il rencontra dans le profiteur sycophante et fut la cause de son échec. Ce serait en effet étrangement méconnaitre les vraies forces en présence que d’attribuer son insuccès à quelques rencontres d’hommes en armes, à quelques prises de ville. En fait, le mouvement firministe fut torpillé avec l’aide odieuse de l’étranger, par le manœuvrier de la capitale, soutenu par ses complices des Départements menacés dans leurs intérêts, leur influence, leur exploitation. La preuve, c’est que ces calculateurs adhèrent à escalader le pouvoir, ensuite à y maintenir un octogénaire dont le gouvernement consolide les assises de leur clan. Firmin encore vaincu en 1908, ils espéraient comme en 1902, hisser au faite du pouvoir un des leurs ou quelque tyranneau à leur dévotion, pour la perpétuation du régime. Les réactions du galonnard inculte qu’ils opposèrent à Firmin ne furent point celles espérées par leur combine. Reste que le caractère de leur plan fut nettement réactionnaire. Ce fut la défense du possédant barrant la voie à la justice, à l’avenir, à la révolution. Le réactionnaire, le rétrograde par essence, c’est lui, puisque par essence il est pour le maintien du point acquis, c’est-à-dire la stagnation ; tandis que le moteur de l’avenir, de la Révolution, c’est le travailleur, parce que le changement qu’il attend, et quand il le peut, exige, comporte en soi ces éléments.

Ce groupe de possédants n’est pas l’élite : il est le parasite. L’élite s’atteste à ce que, surgie du peuple par le savoir et par le caractère, elle est le porte-parole et le réalisateur de ses revendications. Son rôle, sa raison d’être, c’est cela. Or quand, par une position acquise et défendue, les privilèges d’une caste sont en antagonisme permanent avec les nécessités de la classe ouvrière ; quand la superstructure politique édifiée et maintenue par un groupe parasitaire est en raison directe du refoulement et de l’exploitation des forces productives, la déterminante de l’essentialité du régime social, on veut dire le mode de production des biens matériels, fait forcément éclater, pour la remplacer, la vermoulure sociale dépassée par une ossature plus évoluée. Vermoulure qui, naturellement, se défend. La défaite révolutionnaire de 1902-1908 fut machinée par la réaction de positions menacées. Défaite d’ailleurs provisoire. En une page prophétique, Firmin avec la vision d’avenir des hommes supérieurs affirma que la nation aurait à faire face au dilemme : ou suivre son programme, c’est-à-dire l’affranchissement prolétarien et vivre ; ou le renier, et mourir. Mais les nations ne meurent pas. La contradiction entre le statut politique et les forces productives que manifestèrent les revendications de 1902-1908 doit fatalement aboutir, à travers d’inévitables vicissitudes, à une rupture d’équilibre. D’où jaillira, par la justification de l’événement, l’apothéose de la pensée inspiratrice.

En ce grand jour de notre histoire, le culte des descendances libérées glorifiera le nom de Firmin le Précurseur. Et la génération qui verra rougeoyer à l’horizon les aubes d’une société affranchie de nos crimes, acclamera en la pure, la rayonnante Figure, le symbole du premier sursaut d’émancipation du paysan et du prolétaire haïtiens.

Voir première partie : http://www.alterpresse.org/spip.php?article12931


[1Leslie Péan, Haïti – Économie politique de la Corruption, Tome III, Le Saccage (1915-1956), Paris, Maisonneuve et Larose, 2006, p. 160-165.

[2Jacques C. Antoine, Jean Fouchard et Jules Blanchet, La Relève, numéros 9-10-11, P-au-P, Haïti, mars-avril-mai 1936, p. 344.

[3Malebranche Fourcand, « Organisons notre parti », Le Matin, P-au-P, Haïti, 7-8 juin 1936. La citation est reproduite dans son intégralité dans Leslie Péan, Haïti – Économie politique de la Corruption, Tome III, Le Saccage (1915-1956), Paris, Maisonneuve et Larose, 2006, p. 203.

[4Félix Viard, « Le secret de la force du gouvernement – La manière de M. Vincent », La Relève, op. cit., p. 340.

[5Jacques Rancière, La Mésentente — Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995, p. 31.

[6Bulletin officiel du Département de la Justice, no4, P-au-P, Haïti, août-octobre 1912, p. 85.

[7Michel Foucault, Les mots et les choses, NRF Gallimard, Paris, 1966, p. 23.